L’article se propose de présenter la théorie développée par le sémioticien brésilien Anazildo Vasconcelos da Silva dans les années 1980 en la replaçant dans son contexte, en en rappelant brièvement ses principes et en proposant une application : celle faite par da Silva lui-même au poème Message de Pessoa. Constatant l’existence au XXe siècle, dans le monde lusophone notamment, de nombreux poèmes longs à dimension historique et mythique que la théorie traditionnelle d’un genre narratif (issue d’un Aristote « tronqué ») ne permet pas d’appréhender, da Silva entreprend de redéfinir l’épopée par la nature hybride de son instance d’énonciation, à la fois narratif et lyrique, selon des proportions variables. Cette redéfinition permet dès lors de rendre compte des productions postmodernes où l’instance lyrique devient une fonction structurante décisive, en même temps que de l’histoire du genre tout entier comme celle de l’infléchissement de la prééminence du narratif à celle du lyrique.
This article aims to define epic through its unique blend of lyrical and narrative voices. The traditional view of Aristotle's theory does not allow us to think about the genre in its modern developments, whereas attention to these voices is a good way to understand its unity.
Cette étude se développe en deux parties. Dans la première, j’énonce un ensemble théorique et critique succinct, à partir de la ré-élaboration des concepts de base de ma théorie épique1, avec pour objectifs de définir la spécificité du discours épique et de distinguer les éléments structurels de l’épopée. Dans la deuxième partie, je réalise les opérations nécessaires à la mise en œuvre de mes présupposés théoriques en les appliquant au poème Message2, de Fernando Pessoa, afin de mettre en évidence la légitimité des épopées au xxe siècle, et en démontrant, par la même occasion, l’efficacité de l’application de ma théorie3.
Le discours épique se caractérise par sa nature hybride, c’est-à-dire par l’existence d’une double instance d’énonciation, narrative et lyrique, qui mélange donc dans ses manifestations les genres narratif et lyrique. Ainsi ces instances d’énonciation se déterminent, respectivement, grâce à la présence dans l’épopée d’un narrateur et d’un “ je ” lyrique. Dans l’épopée classique, l’instance d’énonciation narrative l’emporte sur l’instance lyrique, étant donné l’origine sémiotique de la matrice épique classique (catégories que nous développerons ultérieurement), et Aristote démontre, justement, le caractère essentiel du récit dans l’épopée grecque. Cependant, la conversion de la proposition aristotélicienne en théorie du discours épique a imposé la reconnaissance de l’épopée uniquement par le moyen de son instance narrative, prédominante dans l’élaboration discursive de l’Épopée Classique, ce qui explique que la critique ait, par inadvertance, inscrit l’épopée dans le genre narratif, en la situant au côté du récit de fiction.
Toutefois, à mesure que l’instance d’énonciation lyrique, par une injonction naturelle de l’évolution des formes artistiques, jouait un rôle structurant et se superposait progressivement à l’instance narrative, la critique montrait une réticence grandissante à reconnaître la légitimité de l’existence des épopées. Les dernières œuvres encore considérées comme des épopées, par le consensus critique, et avec d’importantes restrictions, furent celles de la Renaissance, car ces œuvres, favorisées par le rapprochement entre la Renaissance et le Classicisme, avaient pris l’épopée gréco-romaine pour modèle. Suite à la perte de la prééminence narrative, on en est même venu à affirmer la fusion entre l’évolution de l’épopée et celle du récit de fiction, ainsi que la décadence inéluctable du discours épique, le roman historique étant désormais désigné comme successeur de l’épopée.
Or, si la spécificité du discours épique repose sur l’articulation d’une double instance d’énonciation, il est évident que la prééminence structurante de l’une sur l’autre n’en altère pas la nature épique. Par conséquent, le passage de la prééminence narrative à la prééminence lyrique, que l’on observe dans le parcours de l’épopée occidentale, est une suite naturelle du caractère hybride du discours épique, et n’est donc point un obstacle à la reconnaissance de l’existence d’épopées depuis l’Antiquité classique jusqu’à la post-modernité, des épopées aussi légitimes les unes que les autres.
Fondamentalement, les discours se distinguent les uns des autres par l’instance d’énonciation qui leur est propre et, de façon complémentaire, par les logiques sémiotiques qui intègrent cette instance d’énonciation dans les manifestations discursives. Pour la formulation de ma théorie, je me suis particulièrement intéressé à deux genres de discours : le narratif et le lyrique. Le premier se définit à travers l’instance d’énonciation narrative, ce que l’on appelle communément le narrateur, ainsi que par les logiques sémiotiques du personnage, de l’espace et de l’événement, qui s’annexent à l’instance pour le développement de la fonction structurelle du récit. Le deuxième discours se détermine à travers l’instance d’énonciation lyrique, le “ je ” lyrique, et à travers les logiques sémiotiques de sentimentalité, de redoublement, de mentalisation, qui s’associent à ce type d’instance pour l’exercice de la fonction structurelle de l’expérience lyrique. Le discours épique se traduit par une instance d’énonciation hybride, une unité articulatoire formée par les instances narrative et lyrique, et de ce fait, par les logiques sémiotiques du personnage, de l’espace et de l’évènement, qui incorporent l’instance narrative, ainsi que par les logiques de sentimentalité, de redoublement et de mentalisation, qui introduisent l’instance lyrique.
En ce sens, le discours épique, qui se caractérise par une double instance d’énonciation et qui ne peut se passer d’aucune des deux, se définit comme un discours hybride. En ce sens également, si la spécificité du discours épique ne se détermine pas par ses instances narrative ni lyrique articulées indépendamment, mais uniquement par sa nature hybride, il doit alors être reconnu comme un discours autonome.
L’instance d’énonciation doublement sémiotique distingue le discours épique de tous les autres, y compris de ceux qui lui donnent son origine hybride (le narratif et le lyrique), qui sont, à l’opposé, des discours d’instances d’énonciation “ unisémiotiques ”. D’ailleurs, quand Aristote4 a proposé un genre épique, au côté du lyrique et du dramatique, il a certainement inféré la spécificité et l’autonomie du discours épique, mais il n’était sans doute point dans ses intentions de les formuler sous forme de théorie. L’alternance “ genre épique ou narratif ”, qui a poussé l’épopée à intégrer le genre narratif, a été une élaboration de la Poétique Classique qui, fondée sur l’erreur d’interprétation consistant à considérer la proposition critique d’Aristote comme une théorie du discours, a reconnu la spécificité épique uniquement dans l’une de ses instances sémiotiques, le récit, qui est prééminent dans l’épopée classique.
La formulation de la spécificité du discours épique dans l’hybridisme de la double sémiologie de son instance d’énonciation, ici développée, fait de lui un discours autonome et impose, nécessairement, la reconnaissance d’un genre épique également indépendant. En ce sens, les catégories “ récit épique ” et “ poésie épique ”, dont la critique littéraire s’est servie, se révèlent inadaptées à l’épopée, car il nous faut désormais une nouvelle formulation de la classification des genres littéraires, ce qui élève leur nombre à cinq, à savoir : le lyrique, l’épique, le dramatique, le narratif et l’essai, comme manifestations autonomes de ces différents discours.
Néanmoins, il convient d’affirmer que, bien qu’elle soit narrative, l’épopée ne saurait être confondue, pour différentes raisons, avec le récit de fiction : en effet, à la différence de celui-ci, l’épopée présente un “ je ” lyrique qui intègre l’expression formelle dans la structure narrative de fiction ; elle utilise comme unité le vers, explore des procédés rythmiques et se divise en chants, tandis que le récit de fiction ne dispose que de la voix narrative, utilise la phrase comme unité et se divise en chapitres, De même, la nature de la proposition de réalité structurée est une autre différence fondamentale entre épopée et récit de fiction, également importante pour les distinguer. Le récit de fiction structure une proposition de réalité fictionnelle étant donné qu’elle est une élaboration imaginaire de la relation existentielle de l’homme avec le monde. Quant à l’épopée, qui se nourrit du réel et du mythe, mêlés dans la matière épique, elle élabore une proposition de réalité historique. Le récit de fiction structure une matière romanesque, élaboration littéraire du réel imaginaire ; tandis que l’épopée structure une matière épique, fusion du réel historique avec le mythe. L’épopée a été le privilège des poètes car, pour l’intégration de l’expression formelle dans la structure narrative, la présence d’un “ je ” lyrique est indispensable, ce qui implique que l’auteur épique soit, nécessairement, un poète.
D’autre part, l’épopée ne se confond pas non plus avec le poème lyrique qui, même s’il introduit l’expression formelle dans sa structure sémique à travers la voix lyrique, est dépourvu d’une instance narrative, qui assure la proposition de réalité historique.
Nous voulons donc souligner qu’une épopée peut être dotée d’une prééminence narrative ou lyrique, en accord avec la spécificité hybride de l’instance d’énonciation épique, ce qui ne contrarie pas la légitimité de sa nature épique sans l’incorporer dans le genre narratif ni dans le genre lyrique. Il en résulte le besoin théorique et critique de reconnaître l’existence indépendante du genre épique.
La matière épique constitue l’un des principaux facteurs qui permettent l’identification du caractère épique d’une manifestation discursive, quelle qu’elle soit, indépendamment du style ou de l’époque de son auteur.
La matière épique doit être comprise, initialement, comme une formation autonome, établie par rapport à la réalité objective, comme conséquence de la fusion entre le réel historique et le mythe. À l’origine de la formation de la matière épique se trouve un fait historique. À l’instant même où celui-ci se produit, il est uniquement “ réalité” et son récit est “ histoire ”. Mais si ce fait est grandiose et fantastique, au point de dépasser la limite du réel (c’est-à-dire, la capacité de compréhension par l’homme de l’époque où l’événement s’est produit), il suscite alors une adhésion mythique, qui le déréalise en quelque sorte (par l’atténuation de sa dimension réelle en tant qu’“ histoire ”) ; à mesure que le temps passe, cette adhésion mythique se mêle aux faits historiques, produisant alors la matière épique. En ce sens, la matière épique a deux dimensions : l’une réelle, nourrie par les faits historiques qui en sont à l’origine, et l’autre mythique, nourrie par l’adhésion mythique qui s’intègre à l’événement initial. La matière épique est d’autant plus parfaite que la déréalisation imposée par l’adhésion mythique aux faits historiques est importante, ce qui est susceptible de la rapprocher du concept de légende.
La matière épique et l’épopée ne se confondent pas, car, en principe, elles sont issues de deux processus de formation bien distincts : le réel et le littéraire. L’épopée est une réalisation littéraire spécifique d’une matière épique, alors que la matière épique est une formation autonome du processus de réalité, où s’effectue la fusion entre le réel historique et le mythique. La matière épique préexiste à l’épopée et se fait indépendamment de sa réalisation littéraire en épopée. Elle peut, d’ailleurs, s’accomplir tout autant de manière lyrique, fictionnelle et dramatique, Cela signifie que la reconnaissance d’une matière épique authentique, à elle seule, ne suffit pas pour autant à définir une réalisation littéraire comme l’épopée. Notons cependant que le genre épique est le seul à ne pas pouvoir se passer d’une matière épique, alors que d’autres, comme le genre narratif, par exemple, peuvent aussi bien énoncer une matière épique qu’une matière purement fictionnelle. Pour obtenir une épopée, il faut que cette réalisation littéraire de la matière épique se fasse comme une manifestation du discours épique qui soit structurellement reconnue.
L’épopée offre deux plans structurels : le plan historique, où s’exprime la dimension réelle de la matière épique, et le plan merveilleux, où se manifeste la dimension mythique de la matière épique. La fusion des dimensions réelle et mythique dans la matière épique impose l’interaction entre les deux plans structurels de l’épopée où ces dimensions se manifestent. L’interaction entre les deux est très importante, par exemple, pour la caractérisation épique du héros et du récit, puisque tous deux doivent, en raison d’une exigence épique, être projetés sur le plan du merveilleux.
Pour devenir un héros, le sujet de l’action épique doit agencer les deux dimensions de la matière épique, ce qui exige de lui une double condition existentielle : l’historique (nécessaire à la réalisation du fait historique), et la mythique (nécessaire à la réalisation du fait merveilleux). À supposer que le personnage épique soit un être dont l’existence historique est presque toujours vérifiée, la condition humaine pour traiter le réel historique est un attribut naturel pour lui ; mais elle ne suffit pas à l’élever au statut de héros. En tant qu’homme, il est seulement un être historique, c’est-à-dire, un simple mortel en proie au temps. Il lui faut emprunter le chemin du merveilleux pour transcender sa qualité humaine et atteindre le statut de héros, c’est-à-dire, passer du plan historique au plan merveilleux, afin d’accéder à la “ transfiguration mythique ” qui, en le libérant du temps historique consumé, lui confère l’“ immortalité ” épique. Le même phénomène se produit avec le récit. En effet, l’événement historique n’atteint les grandioses proportions épiques que lorsqu’il s’insère dans le merveilleux, en s’éloignant du réel.
L’interaction entre les plans structurels de l’épopée, qui permet de passer librement de l’un à l’autre, admet la transfiguration mythique de l’événement historique et du héros. Cette transfiguration se produit dans n’importe quelle épopée, même si le personnage est un héros épique par nature, c’est-à-dire, s’il possède déjà, grâce à une attribution génétique, les conditions humaine et mythique. C’est le cas, entre autres, d’Achille et d’Enée qui, tous deux fils de mortels et de déesses immortelles, ont, comme attribution originelle, la double condition existentielle qui qualifie le héros épique. En ce qui concerne le héros épique, j’ajoute qu’il ne peut pas se passer de la double condition existentielle, humaine et mythique, sous peine de perdre son héroïcité. Quand Ulysse, dans le chant V de l’Odyssée, refuse l’offre de la déesse Calypso de faire de lui un dieu immortel, cela est dû à une contrainte du genre épique même si, pendant toute la durée de la trame, son refus est attribué à son amour pour Pénélope. S’il acceptait l’immortalité offerte, il perdrait sa condition humaine et, avec elle, sa qualité de héros. C’est la raison pour laquelle les dieux, ayant seulement la condition mythique, n’entrent pas dans la galerie des héros épiques.
Le processus de formation de la matière épique a subi une transformation importante au cours de l’évolution de l’épopée, ce qui est naturel. La fusion des dimensions réelle et mythique qui, au départ, était réalisée au niveau du réel uniquement, commence aussi à être élaborée littérairement, comme nous le verrons. Mais cela n’annihile pas les caractéristiques de la matière épique, et ne change pas sa nature, étant donné qu’elle continue à être identifiable à travers la fusion des dimensions réelle et mythique, indépendamment du fait que cette fusion s’effectue au niveau du réel ou lors de l’élaboration littéraire. Je précise encore, pour ne laisser subsister aucun doute, que ces dimensions sont toujours des créations du réel qui s’offrent au poète, et celui-ci se contente de les associer littérairement, sans pour autant les créer.
C’est le cas, par exemple, de O Guesa5, épopée de Joaquim de Sousândrade, poète du romantisme brésilien, dont la matière épique a pour dimension mythique une légende indienne précolombienne et, pour dimension réelle, l’histoire post-colombienne de la colonisation des peuples américains, Bien évidemment, Sousândrade n’a créé ni le mythe indien du Guesa, ni l’histoire de la colonisation des peuples américains, mais il est certain que la fusion de ces deux dimensions, culturellement et temporellement éloignées, ne pourrait être instituée que littérairement, étant donné que le mythe indien n’est pas issu d’une adhésion mythique engendrée par le fait historique de la colonisation de l’Amérique.
J’entends par “ modèles épiques ” les diverses manifestations du discours épique au cours de l’évolution de l’épopée occidentale, modulé par différentes conceptions littéraires inhérentes à l’élaboration signifiante des formes artistiques. Les modèles épiques s’attachent, donc, aux matrices épiques gérées par les rhétoriques, au cœur desquelles les manifestations discursives se réalisent.
Ainsi, la matrice épique classique intègre les manifestations du discours épique au sein de la rhétorique classique, que nous qualifions, conformément aux conceptions littéraires qui les ont modulées, de modèle épique classique, modèle épique de la Renaissance, modèle épique arcadien néo-classique et modèle épique réaliste-naturaliste.
Dans le cadre de la rhétorique romantique, les manifestations discursives établissent les modèles épiques médiéval, baroque, romantique et symboliste-impressionniste, qui sont liés à la matrice épique médiévale.
En rapport avec la matrice épique moderne, les modèles épiques modernes et post-modernes définissent les manifestations épiques insérées dans la rhétorique moderne.
En ce sens, le modèle épique moderne constitue une nouvelle manifestation du discours épique au xxe siècle, modulé par une conception littéraire dite moderniste. Ce nouveau modèle épique, à l’inverse des modèles classiques et de la Renaissance, n’a pas encore été formulé par rapport à ses éléments structurels. Les œuvres qui l’intègrent n’ont pas encore vu leur spécificité épique reconnue par la critique qui, à force de considérer la proposition critique d’Aristote comme une théorie épique, n’a pas encore admis l’évolution de l’épopée. Pour formuler le modèle épique moderne comme une nouvelle étape évolutive de l’épopée, il nous semble donc nécessaire de relever et systématiser ses éléments structurels. C’est pourquoi il convient d’entreprendre une réflexion théorique qui, considérant les différentes conditions de signification face à l’évolution naturelle de l’art et des nouvelles conceptions littéraires, permette la reconnaissance épique de ces mêmes éléments structurels.
Dans l’épopée moderne, l’élaboration littéraire de la matière épique met en relief le troisième plan structurel – le littéraire – omniprésent dans les épopées, même si jusqu’à l’époque moderne il apparaît sous une forme plus discrète. Ce plan littéraire est structuré par la conscience lyrique (du poète-narrateur), projetée dans l’épopée moderne par la fonction structurante de l’instance d’énonciation lyrique. À dire vrai, l’importance du plan littéraire s’est formée tout au long de l’évolution de l’épopée, comme une conséquence naturelle de l’amplification du rôle de l’instance d’énonciation lyrique dans la structuration du récit. Le rôle de l’instance d’énonciation lyrique était limité, au départ, à l’exigence épique d’intégrer l’expression formelle dans la structure narrative. Avec l’évolution de l’épopée, l’instance lyrique a assumé progressivement une fonction structurante décisive, favorisant l’engagement croissant du narrateur dans le monde narré, légitimant sa condition d’instance énonciatrice du discours épique. Par conséquent, l’élaboration littéraire de la matière épique et le développement de ce plan structurel étaient déjà théoriquement prévisibles dans le processus évolutif, puisque le discours épique présente deux instances d’énonciation légitimes.
Dans les épopées classique et de la Renaissance, l’instance narrative joue un rôle essentiel en tant que fonction structurante, puisque le récit se concentre sur la dimension réelle de la matière épique et la structuration à partir du plan historique vers le merveilleux. C’est pourquoi on peut dire que, dans les modèles épiques classique et de la Renaissance, l’épopée est essentiellement narrative. Quant à l’épopée moderne, l’instance lyrique qui participe également de la fonction structurante, parvient à s’imposer dans plusieurs œuvres, puisque le récit se focalise sur la dimension mythique de la matière épique et la structuration à partir du plan merveilleux vers l’historique. L’épopée, par conséquent, perd définitivement son caractère essentiellement narratif.
Le modèle épique moderne, théoriquement formulé, constitue une nouvelle étape dans la critique et l’évolution de l’épopée occidentale, qui intègre structurellement une série de transformations dont on reconnaît la nature épique : l’élaboration littéraire de la matière épique, l’instance d’énonciation lyrique ayant pour rôle la formation structurante, la structure mythique comme forme de représentation historique et la focalisation du récit sur la dimension mythique de la matière épique. De ces transformations découlent les principaux éléments structurels qui définissent l’épopée moderne :- structuration qui va du plan merveilleux vers le plan historique ;
- mise en relief du plan littéraire comme plan structurel de l’épopée ;
- pleine participation du narrateur dans le monde narré ;
- dimension temporelle du présent ;
- emploi de la première personne, intégrant le narrateur et le héros ;
- une conscience lyrique alliée au fil narratif ;
- enchaînement atemporel des faits ;
- totale liberté sur le plan de la versification.
Ayant pour objectif de mettre en évidence la réalisation du modèle épique moderne, je me propose de prendre à présent comme objet d’étude le poème Message de Fernando Pessoa (1888-1935).
Le poème, dont le récit se focalise sur la dimension mythique de la matière épique, se structure à partir du plan merveilleux vers le plan historique. Le héros du poème, le roi Dom Sébastien, apparaît sous sa condition mythique pour la première fois dans le dernier des Écussons, le cinquième, comme seul agent possible du plan merveilleux. Il s’achemine ainsi vers le plan historique, et réintègre, dans son difficile voyage de retour, sa condition humaine nécessaire à l’agencement du réel historique.
Conformément à la conception littéraire moderniste, qui a modulé ce discours épique, Message se caractérise par une totale liberté de création. Le poème se divise en trois parties, chacune ayant un titre (Blason, Mer portugaise et Le Roi caché). Ces parties se subdivisent en poèmes, 44 au total, qui ont eux aussi un titre et font preuve de variété sur le plan de la versification et du rythme. La narration se fait à la première et à la troisième personnes, avec la présence de la double instance d’énonciation, lyrique et narrative, ce qui permet le plein engagement du narrateur dans le monde narré. Le poème n’énonce pas son intention littéraire de manière traditionnelle, car il n’y a pas de proposition, d’invocation, de dédicace, bien que les deux premiers poèmes jouent un rôle similaire à celui qui est joué par les vers “ as armas e os barões assinalados ” et “ Que eu canto o peito ilustre lusitano ”6, dans la proposition des Lusiades de Camões. En effet, le premier poème du Message, “ Le champ des châteaux ” , situe le Portugal géographiquement, indiquant le référent historique du livre :
A Europa jaz, posta nos cotovelos,De Oriente a Ocidente jaz, fitando,
E toldam-lhe românticos cabelos
Olhos gregos, lembrando.
[...]
Fita, com olhar esfíngico e fatal,
O Ocidente, futuro do passado.
O rosto com que fita é Portugal.
L’Europe est un gisant reposant sur les coudes :Oui, elle gît d’Orient en Occident, le regard fixe,
De romantiques mèches de cheveux tombant
Sur ses yeux grecs, occupés à se souvenir.
[...]
Elle fixe, de son regard de sphinge, de son regard fatal,
L’Occident, futur du passé.
Son visage au regard fixe est le Portugal.7
Quant au second poème, “ Le champ des écussons ” , qui fait référence à ceux qui s’opposent à la Nature, il constitue le référent symbolique du livre :
Os Deuses vendem quando dão.Compra-se a glória com desgraça.
Ai dos felizes, porque são
Só o que passa !
[...]
Foi com desgraça e com vileza
Que Deus ao Cristo definiu :
Assim o opôs à Natureza
E Filho o ungiu.
Les dieux vendent cher ce qu’ils donnent.La gloire s’achète avec le malheur.
Misère des heureux, parce qu’ils sont
Seulement ce qui passe !
[...]
Ce fut par le malheur et l’infamie
Que Dieu détermina le Christ
Ainsi, à la Nature il l’opposa
Et le Fils le consacra.8
Dans les modèles de l’Antiquité et de la Renaissance, la matière épique était une formation autonome du processus de réalité que l’on produisait, et se présentait toute prête au poète, développant ainsi une perspective temporelle du passé, qui empêchait l’engagement du narrateur dans l’univers narré. Mais au cours de l’évolution de l’épopée occidentale, l’instance d’énonciation lyrique a assumé, progressivement, une fonction structurante, développant par conséquent, une perspective temporelle du présent, de façon à permettre l’engagement de plus en plus important du narrateur dans le monde qu’il narre. Dans le modèle épique moderne, dont le récit se focalise sur la dimension mythique de la matière épique et la conséquente structure qui va du plan merveilleux au plan historique, la fonction structurante de l’instance lyrique est reconnue comme épique. La matière épique s’organise ainsi littérairement, avec l’utilisation d’une structure mythique comme forme de représentation historique, ce qui implique l’engagement du narrateur dans le monde narré. On observe cela chez Joaquim de Sousândrade et, après lui, chez Pablo Neruda, Ezra Pound, Jorge de Lima et beaucoup d’autres auteurs épiques modernes. La matière épique, formée de façon autonome par le processus de réalité ou organisée littérairement, ne subit aucune altération. Qu’elle se constitue à partir d’un fait historique grandiose suscitant une adhésion mythique (qui finit par se confondre avec lui) ou à partir d’une structure mythique utilisée littérairement comme forme de représentation des faits historiques, la matière épique est tout aussi légitime, reconnue dans les deux dimensions qui définissent sa nature (la réelle et la mythique). Quand Sousândrade a utilisé le mythe précolombien du Guesa comme forme de représentation historique de la colonisation des peuples américains, en les associant littérairement, il a élaboré une matière épique aussi légitime que n’importe quelle autre fondée sur la réalité.
La matière épique de Message est élaborée littérairement à travers la fusion du mythe messianique et de la représentation historique du Portugal. Ces deux dimensions, qui déterminent les plans merveilleux et historique du poème, sont présentés dans les champs : des Châteaux (externe), qui fait référence à la dimension réelle ; et des Écussons (interne), qui fait référence à la dimension mythique.
Ainsi, la matière épique de Message est légitime, car reconnaissable à travers ses deux dimensions (réelle et mythique) ; le héros du poème, articulé dans sa double condition existentielle comme agent de l’histoire et du merveilleux, est lui aussi légitime ; de même, Message est une épopée légitime, qui présente la double instance d’énonciation, intègre l’expression formelle dans la structure narrative, configure un plan merveilleux et un plan historique. Et, parce qu’il s’agit d’une épopée moderne, son récit se focalise sur la dimension mythique de la matière épique et se structure à partir du plan merveilleux vers le plan historique.
La première partie de cet ouvrage se construit à partir du Blason, une structure mythique utilisée comme forme de représentation de l’Histoire du Portugal, autour de laquelle le récit se fonde. Si l’on associe les poèmes avec les parties du Blason qui les intègrent, nous avons, dans la structure mythique, la représentation de la formation historique de l’Empire portugais. Les poèmes qui s’insèrent dans “ Les Châteaux ” , “ La Couronne ” et “ Le Timbre ” élaborent le récit-support dans la structure mythique du blason, comme représentation d’une image du monde historiquement structurée. Tous les personnages présents dans ces poèmes ont la condition historique requise pour développer la structure mythique et possèdent la double condition existentielle qui caractérise le héros épique. Leurs faits constituent la matière narrée du passé historiquement réalisé. C’est pourquoi le récit se fait à la troisième personne, grâce à l’utilisation de l’instance d’énonciation narrative.
Quant aux poèmes qui intègrent “ Les écussons ” , ils n’élaborent pas le récit à partir du développement historique de la structure mythique. Ils permettent de fixer, au niveau narratif, la structure mythique qui rend possible la forme de représentation historique. Les personnages présentés dans ces poèmes n’ont pas réalisé leurs faits dans la dimension historique du réel, et par conséquent il leur manque la double condition existentielle qui définit le héros épique. Ils ne sont que des agents d’une structure mythique pour laquelle il n’y a pas de représentation historique possible. Étant donné que les personnages n’ont pas réalisé de faits historiques, les poèmes qui intègrent “ Les écussons ” n’ont pas de récit narratif et sont donc écrits à la première personne de l’instance d’énonciation lyrique. Dom Sébastien apparaît également dans le dernier écusson, comme simple agent de la structure mythique, car il n’a pas non plus accompli de faits historiques. Mais, contrairement aux autres personnages de cette première partie, Dom Sébastien n’est pas “ consumé ” historiquement. À l’exception de ce dernier, tous les autres personnages – qu’ils aient ou non réalisé des faits historiques, qu’ils soient dotés ou dénués du statut de héros – sont déjà historiquement “ consumés ” et il leur est donc impossible d’agir sur le présent de la narration. Dom Sébastien est le seul qui soit projeté dans le présent du récit et, de ce fait, le seul, qui ait le pouvoir d’action :
Não coube em mim minha certeza ;Por isso onde o areal está
Ficou meu ser que houve, não o que há.
Minha loucura, outros que me a tomem
Com o que nela ia.
En moi ne put trouver place ma certitude ;Voilà pourquoi là-bas où s’étendent les sables
Demeura mon être qui fut, non pas celui qui est.
Cette mienne folie, que d’autres s’en emparent
Avec tout ce qu’elle drainait !9
Dom Sébastien, qui agence la structure mythique, se libère du temps historique ( “ onde o areal está [...] meu ser que houve ” : “ là-bas où s’étendent les sables [...] mon être qui fut. ”), et se projette dans le présent narratif, l’être “ qui est ”. Il est le seul qui, historiquement non consumé, apparaît comme agent de la structure mythique, capable d’agir sur le présent du récit et assume ainsi la condition épique du héros messianique. Dom Sébastien est le héros de Message mais il lui faudra entreprendre le difficile voyage de retour, de la dimension mythique à la dimension réelle, et réaliser la structure mythique dont il est l’agent, comme forme de représentation historique du Portugal. Autrement dit, les faits historiques qu’il n’a pas réalisés dans le passé, il devra les réaliser maintenant, dans l’ubiquité mythique du présent de la narration.
Dans la deuxième partie, Mer portugaise, le récit est également focalisé sur la dimension mythique de la matière épique, la mer inconnue, précédant la navigation, et évolue en ce sens vers la dimension réelle de la matière épique, la mer connue, c’est-à-dire, réalisée historiquement. Les poèmes qui intègrent cette deuxième partie, révèlent le récit des découvertes qui développent la structure mythique de la mer et annoncent, à travers la représentation historique de l’expansion de l’Empire, la transformation de la mer mythique en mer portugaise, comme dans le poème “ Horizon ” :
Ó mar anterior a nós, teus medosTinham coral e praias e arvoredos.
Desvendadas a noite e a cerração,
As tormentas passadas e o mystério,
Abria em flor o Longe, e o sul sidério
Splendia sobre as naus da iniciação.
Linha severa da longinqua costa ‑
Quando a nau se aproxima ergue-se a encosta
Em árvores onde o Longe nada tinha ;
Mais perto, abre-se a terra en sons e cores :
E, no desembarcar, há avec, flores,
Onde era só, de longe a abstracta linha.
O sonho é ver as fórmas invisíveis
Da distância imprecise, e, com sensíveis
Movimentos da esperança e da vontade,
Buscar na linha fria do horizonte
A árvore, a praia, a flor, a ave, a fonte ‑
Os beijos merecidos da Verdade.
O mer antérieure à nous, tes frayeursRecelaient des coraux, des plages, des bouquets d’arbres.
Forcés les secrets de la nuit, de la brume
Serrée, des tourments endurés, du mystère,
Le Lointain ouvrait ses corolles, et le Sud sidéral
Resplendissait sur les nefs de l’initiation.
Ligne sévère de la lointaine côte ‑
Quand la nef se rapproche la falaise se dresse
De tous ses arbres là même où le Lointain n’avait que du néant ;
La terre, de plus près, en sons et couleurs se déploie :
Enfin, quand on débarque, il y a des oiseaux, des fleurs,
Là où de loin n’était rien que l’abstraite ligne.
Voici le songe : voir les formes invisibles
De la distance vague, et, par de fort sensibles
Élans de l’espérance et de la volonté,
Aller quérir sur la froide ligne de l’horizon
L’arbre, la plage, la fleur, l’oiseau, la source ‑
Les baisers mérités de la Vérité.10
La mer mythique est la structure de représentation historique des conquêtes maritimes des navigateurs portugais. Et les héros, dont les faits historiques composent le récit-support de la structure mythique, se succèdent :
Diogo Cão
O esforço é grande e o homem é pequeno.Eu, Diogo Cão, navegador, deixei
Este padrão ao pé do areal moreno
E para diante naveguei.
A alma é divina e a obra é imperfeita.
Este padrão sinala ao vento e aos céus
Que, da obra ousada, é minha a parte feita :
O por-fazer é só com Deus.
L’effort est grand, l’homme est petit.Moi, Diogo Cão, navigateur, j’ai laissé
Cette stèle aux abords des sables mordorés
Et plus avant j’ai navigué.
L’âme est divine, l’œuvre est imparfaite.
Cette stèle signale et au vent et aux cieux
Que, de l’œuvre audacieuse, est mienne la part déjà faite,
Car ce qui reste à faire ne regarde que Dieu.11
Bartolomeu Dias
Jaz aqui, na pequena praia extrema, O Capitão do fim. Dobrado o Assombro,
O mar é o mesmo : já ninguém o tema !
Atlas, mostra alto o mundo no seu ombro.
Ci-gît, sur la petite plage de l’extrême lointain,Le Capitaine des Confins. Doublée toute Épouvante,
La mer reste la même : désormais que nul ne la craigne !
Atlas présente bien haut le monde sur son épaule.12
Fernão de Magalhães
De quem é a dança que a noite aterra ? São os Titãs, os filhos da Terra,
Que dançam na morte do marinheiro
Que quis cingir o materno vulto ‑
Cingi-lo, dos homens, o primeiro ‑
Na praia ao longe por fim sepulto.
Qui mène cette danse qui terrifie la nuit ?Ce sont les Titans, les fils de la Terre,
Qui célèbrent en dansant le trépas du marin,
Du marin qui voulut ceindre le maternel
Contour - le ceindre, oui, premier d’entre les hommes -,
Pour finir sur la plage, au loin, enseveli.13
Vasco da Gama
Os Deuses da tormenta e os gigantes da terra Suspendem de repente o ódio da sua guerra
E pasmam. Pelo vale onde se ascende aos céus
Surge um silêncio, e vai, da névoa ondeando os véus,
Primeiro um movimento e depois um assombro.
Ladeiam-no, ao durar, os medos, ombro a ombro,
E ao longe o rastro ruge em nuvens e clarões.
Les dieux de la tourmente et les géants de la terreSuspendent brusquement la haine de leur guerre,
Tout ébahis. Dans la vallée par où l’on monte jusqu’aux cieux
Surgit un long silence, et passent, ondulant du manteau de la brume,
Un mouvement d’abord, puis une apparition.
Et de chaque côté du spectre qui persiste, tout contre ses épaules se pressent les frayeurs.
Alors dans les lointains son sillage rugit de nuées et de lueurs.14
Une fois le récit-support fini, la mer mythique, réalisée historiquement, devient la Mer portugaise :
Ó mar salgado, quanto do teu sal São lágrimas de Portugal !
Por te cruzarmos, quantas mães choraram,
Quantos filhos em vão rezaram !
Quantas noivas ficaram por casar
Para que fosses nosso, ó mar !
Ô mer salée, combien dans ton sel tu contiensDe larmes versées par le Portugal !
Pour t’avoir sillonnée, combien avons-nous fait pleurer de mères,
Combien d’enfants avons-nous fait prier en vain !
Combien de fiancées sans époux sont restées
Pour que tu fusses nôtre, ô mer, ô mer salée !15
Ce poème termine la représentation historique de l’expansion portugaise à travers l’appréciation de la conquête héroïque des océans. Les héros, dont les faits ont été narrés. sont tous consumés historiquement dans leurs propres conquêtes, de sorte qu’ils ne pourraient pas agencer la structure mythique du voyage de Message. Les deux derniers poèmes de cette partie, structurés au présent de la narration et à la première personne, préparent la structure mythique pour la représentation historique du déclin de l’Empire, et restituent le héros, Dom Sébastien, seul agent de la structure mythique de représentation, mais capable d’agencer aussi la dimension du réel historique, face à un éventuel retour.
L’origine du mythe se trouve dans une situation procédant de la réalité objective. Le mythe messianique a été créé par une situation de la réalité historique du Portugal, qui a corrélé le déclin de l’Empire avec la mission de Dom Sébastien. Le héros se projette, à présent, sur le plan historique, après avoir atteint la structure mythique dans la situation de réalité qui l’a engendré. Dans le poème “ L’ultime nef ”, le héros Dom Sébastien, présent dans la temporalité du récit, va du plan merveilleux au plan historique. Ce dernier navire qui partit dans le passé historique, “ emportant à son bord le Roy Dom Sébastien ”, et qui “ Jamais plus ne revint ”, peut à présent revenir, réalisant ainsi le déplacement spatio-temporel du héros :
Levando a bordo El-Rei D. Sebastião, E erguendo, como um nome, alto o pendão
Do Império, Foi-se a última nau, ao sol azíago
Erma, e entre choros de ânsia e de presago
Mistério.
Não voltou mais. A que ilha indescoberta
Aportou ? Voltará da sorte incerta
Que teve ?
Deus guarda o corpo e a forma do futuro,
Mas Sua luz projecta-o, sonho escuro
E breve.
Ah, quanto mais ao povo a alma falta,
Mais a minha alma atlântica se exalta
E entorna,
E em mim, num mar que não tem tempo ou ’spaço,
Vejo entre a cerração teu vulto baço
Que torna.
Não sei a hora, mas sei que há a hora,
Demore-a Deus, chame-lhe a alma embora
Mistério.
Surges ao sol em mim, e a névoa finda :
A mesma, e trazes o pendão ainda
Do Império.
Emportant à son bord le Roy Dom Sébastien,Et brandissant bien haut, tel un nom, l’étendard
De l’Empire,
S’en fut l’ultime nef, sous le soleil funeste
Désolée, parmi des sanglots d’angoisse et de pressentiment
D’un mystère.
Jamais plus ne revint. Quelle île non découverte
Fut son havre ? De sa destinée floue un jour
Reviendra-t-elle ?
Dieu préserve la forme et le corps du futur,
Mais Sa lumière le projette, songe obscur
Et fugitif.
Ah, plus l’âme au peuple fait défaut,
Plus s’exalte et déborde mon âme
Atlantique :
Au fond de moi, sur une mer sans lieu ni temps,
J’entrevois dans la brume serrée ta sombre forme
De retour.
Je ne sais l’heure, mais je sais que l’heure existe,
Bien que Dieu la retienne, et que l’âme la nomme
Mystère.
En moi sous le soleil tu surgis, et la brume se dissipe :
C’est bien toi, et tu arbores toujours l’étendard
De l’Empire.16
Et le poème “ Prière ”, dernier de cette deuxième partie, est simultanément la représentation historique du déclin et d’une éventuelle préservation, qui invoque le héros et l’incite à réaliser le fait historique rédempteur, créant ainsi la condition contextuelle de représentation, qui se produira dans la dernière partie :
Senhor, a noite veio e a alma é vil. Tanta foi a tormenta e a vontade !
Restam-nos hoje, no silêncio hostil,
O mar universal e a saudade.
Mas a chama, que a vida em nós criou,
Se ainda há vida ainda não é finda.
O frio morto em cinzas a ocultou :
A mão do vento pode erguê-la ainda.
Dá o sopro, a aragem — ou desgraça ou ânsia ‑
Com que a chama do esforço se remoça,
E outra vez conquistaremos a Distância ‑
Do mar ou outra, mas que seja nossa !
Seigneur, voici la nuit et l’âme est misérable.Tourmente et volonté furent si violents !
Il nous reste à ce jour, dans le silence hostile,
L’universelle mer et l’absence poignante.
Mais la flamme, qu’en nous la vie a fait jaillir,
Ne saurait, tant qu’il yade la vie, être éteinte.
De cendres le froid de la mort l’occulta :
La main du vent peut encore la ranimer et la dresser.
Lance le souffle, la brise ‑ malheur ou angoisse ‑,
En qui reprend vigueur la flamme de l’effort,
Et fais que nous partions conquérir à nouveau l’Étendue ‑
De la mer ou d’ailleurs, pourvu qu’elle soit nôtre !17
Dans la troisième et dernière partie, Le roi Caché, l’ensemble du récit se situe dans la dimension temporelle du présent de la narration. Centré sur la dimension mythique de la matière épique, il a évolué, ainsi, vers la dimension historique du récit-support. Cette troisième partie, subdivisée en trois, “ Les symboles ”, “ Les avertissements ” et “ Les temps ”, mêle les dimensions réelle et mythique du poème pour la préservation du présent historique du Portugal. Le voyage de retour de Dom Sébastien se réalise, de la dimension mythique à la dimension réelle, afin d’assumer, à travers le déplacement spatio-temporel, la condition humaine de l’être historique, nécessaire à l’agencement de la dimension réelle. De ce fait, il peut maintenant inscrire ses faits héroïques dans la dimension du réel historique, et ainsi atteindre la condition épique du héros.
Comme nous l’avons vu, c’est une situation concrète du réel qui, projetant l’être historique hors des limites de la réalité, engendre l’être mythique dans sa trajectoire. Et l’être mythique, pour récupérer sa condition historique, doit se déplacer de la dimension mythique à la dimension réelle, puis réintégrer la situation de réalité qui en est à l’origine, en inversant, ainsi, la trajectoire du mythe. C’est pourquoi, dans cette troisième partie de Message, le récit littéraire, qui renverse la trajectoire du mythe, pousse l’être mythique du héros à entreprendre son voyage de retour, pour assumer la situation concrète de la réalité portugaise qui l’a créée, et revenir dans la dimension du réel historique.
Le retour du héros se produit dans les poèmes qui intègrent “ Les symboles ”, à travers la présentation du héros dans la situation de réalité qui a généré la structure mythique :
Que importa o areal, a morte, a desventura, Se com Deusme guardei ?
É o que eu me sonhei, que eterno dura,
É Esse que regressarei.
[...]
Onde quer que, entre sombras e dizeres,
Jazas, remoto, sente-te sonhado,
E ergue-te do fundo de não-seres
Para teu novo fado !
Qu’importent donc les sables, la mort, la malencontre,Si au plus près de Dieu je me suis préservé ?
Il est Celui où j’ai puisé le songe où je me rêve, et il dure à jamais,
C’est transmué en Lui que je vous reviendrai.
[...]
Où que tu sois, parmi ombres et inscriptions,
Gisant, si loin de nous, éprouve que tu es notre songe.
Et du fond du non-être où tu dors dresse-toi
Vers ta nouvelle destinée !18
Dans “ Les avertissements ”, l’espace historique s’inscrit dans l’espace mythique, qui projette le héros dans le contexte historique :
Só te sentir e te pensarMeus dias vacuos enche e doura.
Mas quando quererás voltar ?
Quando é o rei ? Quando é a hora ?
[...]
Quando virás, ó Encoberto,
Sonho das eras portuguez,
Tornar-me mais que o sopro incerto
De um grande anceio que Deus fez ?
Ah, quando quererás, voltando,
Fazer minha esperança amor ?
Da névoa e da saudade quando ?
Quando, meu Sonho e meu Senhor ?
Le seul fait de te pressentir, de te penser,Emplit mes vides jours et les recouvre d’or.
Mais quand voudras-tu revenir ?
C’est quand, le Roi ? L’Heure, c’est quand ?
[...]
Quand viendras-tu, ô Roi Caché,
Ô songe portugais des ères,
Faire de moi bien plus que le souffle incertain
D’une aspiration immense que Dieu fit ?
Ah, quand voudras-tu, grâce à ton retour,
Rendre mon espérance amour ?
Hors de la brume et de l’absence dont je souffre,
Quand ?... Mais quand donc, mon Songe et mon Seigneur ?19
Dans “ Les temps ”, l’intemporalité mythique intègre le temps historique, qui projette le héros dans la temporalité historique :
Nem rei nem lei, nem paz nem guerra,define com perfil e ser
este fulgor baço da terra
que é Portugal a entristecer –
brilho sem luz e sem arder,
como o que o fogo-fátuo encerra.
Ninguém sabe que coisa quere,
Ninguém conhece que alma tem,
nem o que é mal nem o que é bem.
(Que ância distante perto chora ?)
Tudo é incerto e derradeiro.
Tudo é disperso, nada é inteiro.
Ó Portugal, hoje és nevoeiro...
É a Hora !
Ni roi ni loi, ni paix ni guerre,Ne définit avec profil et être
Cette brillance blême sur la terre
Qu’est un Portugal de plus en plus triste –
Halo sans lumière ni flamme,
Tout semblable à celui qu’un feu follet recèle,
Personne ne sait ce qu’il veut
Personne ne connaît l’âme qui est la sienne
Ni ce qui est mal, ni ce qui est bien.
(Quel angoissant désir lointain pleure tout proche ?)
Tout est incertain, tout est sur la fin.
Tout est dispersé, plus rien n’est entier.
Te voilà aujourd’hui brouillard, ô Portugal...
C’est l’Heure !20
Le récit épique de Message est, donc, celui du voyage mythique de Dom Sébastien. Le héros, dans sa pénible aventure, se déplace de l’intemporalité du mythe à la temporalité historique, afin de projeter ses faits historiques dans la dimension objective de la réalité. De même, le récit épique des Lusiades est le voyage de départ de Vasco da Gama. Le héros camonien, dont l’aventure est inverse, se déplace de la temporalité historique vers l’in-temporalité mythique, dans le but de projeter ses faits historiques dans la dimension du réel merveilleux. Dans les deux cas, l’Histoire du Portugal sert de contexte spatio-temporel aux voyages qui se réalisent dans le temps présent de la narration. Les Lusiades, dont le récit se focalise sur la dimension réelle de la matière épique, s’organise à partir du plan historique vers le plan merveilleux. Le héros de Camões fait le parcours qui va du réel historique (terre) au réel merveilleux (“ Por mares nunca dantes navegados ”)21. Message, avec son récit centré sur la dimension mythique de la matière épique, se structure du plan merveilleux vers le plan historique. Le héros de Fernando Pessoa réalise le parcours inverse de celui du héros camonien : du réel merveilleux de la mer “ sans temps ni espace ” vers le réel historique de la terre. Le passage du plan historique au plan merveilleux est réalisé, dans Les Lusiades, à travers les épisodes lyriques qui ont, dans le modèle épique de la Renaissance, la même fonction dévolue à la grandiloquence dans le modèle épique classique. Dans Message, le passage du plan merveilleux au plan historique se fait grâce à la conscience lyrique qui élabore le plan littéraire de la fusion entre la structure mythique et la représentation historique. Cette conscience lyrique, inhérente à la structure de l’invocation, de l’interrogation, du besoin impératif de l’instance d’énonciation lyrique, crée l’intertextualité dialogique qui intègre les divers sujets de la scène narrative dans l’expression subjective du je-lyrique. Il ne s’agit pas de la conscience d’un “ je ” individualisé, mais d’un “ je ” métonymique, multiple : héros, narrateur, peuple et nation.
Conformément à ce qui a été démontré, Message est une manifestation légitime du discours épique, défini par sa double instance d’énonciation, narrative et lyrique, modulé par la conception littéraire moderniste, d’où proviennent ses caractéristiques structurelles, le récit centré sur la dimension mythique, la structuration du plan merveilleux au plan historique, l’élaboration littéraire de fusion de la matière épique, l’engagement du narrateur dans le monde narré et le rôle structurant de l’instance lyrique, mais aussi stylistique, telle l’absence de toute sorte d’uniformité (versification, rythme, strophe), et une totale liberté de création, éléments qui déterminent le modèle épique moderne.
En ce sens, Message se définit comme une authentique épopée moderne, parfaitement identifiée avec l’évolution du genre dans l’histoire de l’épopée occidentale, qui constitue, grâce à l’élaboration littéraire et à la problématisation de la condition humaine, une légitime expression artistique du xxe siècle.
1 Anazildo Vasconcelos da Silva, Semiotização literária do discurso, Rio de Janeiro, Elo, 1984 et Formação épica da literatura brasileira, Rio de Janeiro, Elo, 1987.
2 Édition consultée : Fernando Pessoa, Poèmes ésotériques. Message. Le Marin, traduction : Michel Chandeigne et Patrick Quillier, en collaboration avec Maria Antónia Câmara Manuel et Françoise Laye, avec la participation de Fernando Antunes, présentés par Yvette Centeno, Patrick Quillier et Teresa Rita Lopes, Paris, Christian Bourgois, 1998.
3 epopee.org et le REARE remercient Saulo Neiva pour l'autorisation de reproduire cette partie, publiée à la fin de l'article “Le discours épique et l'épopée moderne”, in Désirs & débris d’épopée au XXe siècle, éd. Saulo Neiva, Bern, Suisse, Allemagne, Belgique, Peter Lang, 2009, p. 211-230.
4 Aristote, Poética, in Obras, Madrid, Aguilar, 1973.
5 Édition consultée : São Luís, SIOGE, 1979.
6 “ Les armes et les barons signalés ” et “ Car je viens, moi, chanter l’illustre cœur lusitanien ”
7 Fernando Pessoa, Poèmes ésotériques, op. cit., p. 101.
8 Ibid., p. 102.
9 Ibid., p. 118.
10 Ibid, p. 129.
11 Ibid, p. 130.
12 Ibid., p. 132.
13 Ibid., p. 135.
14 Ibid., p. 136.
15 Ibid., p. 137.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 139.
18 Ibid., p. 145 et 148.
19 Ibid., p. 156..
20 Ibid., p. 162.
21 “ Par mers jamais encore sillonnées ”, in Luís Vaz de Camões, Les Lusiades, op. cit., p. 3.
Anazildo Vasconcelos Da Silva, «Voix narrative et voix lyrique dans l’épopée moderne», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 13/09/2016, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2015_article_186-voix-narrative-et-voix-lyrique-dans-l-epopee-moderne.html