Le Recueil ouvert

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Section 4. État des lieux de la recherche

Étude théorique des épopées africaines

Bassirou Dieng

Résumé

Cette étude présente les acquis des travaux sur l’épopée ouest-africaine menés par les chercheurs du Département de Lettres modernes de l’Université cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal, et du Département des Littératures et Civilisations de l’IFAN (Institut Fondamental d’Afrique noire de l’Université de Dakar), en mettant l’accent sur l’appropriation et la reformulation de certaines méthodes d’analyse appliquées aux épopées africaines. La première approche est une analyse de texte. Il s’agit de cerner les thèmes majeurs et le récit. Ensuite, l’épopée a été restituée à l’oralité comme système, avec ses diseurs et ses auditeurs, tout particulièrement les rapports entre le genre et le mythe dans la diachronie. Cet axe de recherche se focalise aussi sur la relation de l’épopée à l’histoire. L’étude de l’épopée africaine que nous avons menée permet de nuancer ou d’infléchir les thèses de Campbell sur l’héroïsme. Une dernière partie s’intéresse à l’organisation sociale, aux institutions, et au système des valeurs visibles dans l’épopée ouest-africaine.

Abstract

This article looks at research undertaken by two research centers in Senegal: the Modern Literature Department of University Cheikh Anta Diop, Dakar, and the Department of Literatures and Cultures at IFAN (Institut Fondamental d’Afrique noire de l’Université, Dakar). Theoretical tools developed by French and American scholars have been tried on African epics; this research in turn comfirms some Western scholars’ analyzes, and leads us to re-evaluate some others. The article looks at the specific conditions of research on African epic, then summarizes the results of the structural approach, which allows us to disentangle the structure of these epics. It analyzes the idea of orality, the relationship between myth and history, and the theses of Joseph Campbell as applied to African epics. Finally, it explores the institutions and values made visible in these epics.

Texte intégral

Introduction : Le récit épique, son objet et ses formes

La recherche sur l’épopée ouest-africaine révèle, au prime abord, l’extraordinaire pouvoir des taxinomies préétablies plaquées sur une autre réalité sociale ou verbale. Cette recherche1 ne s’est développée que depuis une quarantaine d’années, même si l’analyse des cultures et littératures d’Afrique se confond avec l’arrivée des premiers explorateurs dès le xviie siècle. En effet, le regard des premiers africanistes, fondé sur le postulat de l’hégémonie de l’écriture sur l’oralité, a soustrait l’épopée des productions orales africaines. Pour ce qui concerne la littérature française, la place centrale de l’épopée dans le système littéraire, avant le triomphe du roman, explique à bien des égards cette reconnaissance tardive. Il suffirait de se référer à ces propos de P. Le Gentil qui sacralisent presque cette forme littéraire : “ Genre noble, presque sacré, celle-ci célèbre avec solennité, dans un langage rituel, la liturgie de l’héroïsme chevaleresque. Pareille poésie doit rester hors d’atteinte de tout ce qui pourrait affecter sa grandeur ”2.

L’épopée orale s’imposera paradoxalement par l’écriture. C’est un étudiant africain en histoire (Djibril Tamsir Niane) qui l’institue comme objet de recherche dans le cadre de la préparation de son D.E.S, en établissant la version de son premier modèle historique en 1960. Ici encore on rencontre ce pouvoir des mots ; l’ouvrage de Niane avait pour titre cet énoncé magique : Soundjata ou l’épopée mandingue. La fascination que l’œuvre lue a exercée sur la communauté scientifique a restreint pendant longtemps les recherches dans le domaine.

Au moment où nous entamions la collecte de l’épopée de l’ethnie wolof du Kajoor3 en 1976, beaucoup de textes de l’aire culturelle avaient été édités ou transcrits. Nous avons bénéficié ainsi d’un important matériau pour une étude comparée. Les travaux de nos étudiants sur le genre, depuis 1980, ont considérablement élargi le corpus. Mais c’est la nature même du corpus wolof qui a déterminé la nécessité d’élaborer une théorie minimale du genre. En effet, contrairement aux autres royaumes, dont l’histoire n’a donné lieu qu’à une épopée célébrant la fondation d’une formation politique, son apogée ou son déclin, le royaume du Kajoor disposait d’une abondante littérature épique, couvrant quatre siècles d’histoire (xviexixe siècles).

On peut souligner ici une première question, sans réponse satisfaisante, celle relative aux déterminismes qui sous-tendent la production d’une épopée historique. L’empire du Mali (xiiie-xvie siècles)4 n’a célébré que l’action du fondateur Sunjata qui a fédéré les groupes mandé et entraîné de nombreux groupes de la sous-région dans son ascension. Ses plus grands empereurs, comme Kanku Musaa, selon l’historiographie moderne, sont ignorés par l’épopée. Par contre, l’important royaume du Fuuta Tooro5, qui a également existé durant près de trois siècles (xvie-xviiisiècles), a occulté son fondateur, Koli Teŋela, qui a réalisé une entreprise similaire à celle de Sunjata pour l’unité des groupes peuls. Ce royaume célèbre cependant dans des récits somptueux6 un des héros de son déclin, Samba Gelaajo jéegi, avant l’avènement de la théocratie (xviiie siècle). Notons également l’ambiguïté du discours de l’épopée dynastique, politique ou royale qui se donne comme dit de l’histoire, mais n’existant réellement que comme discontinuité. Nous verrons plus loin la manière dont l’oralité, dans la région ouest-africaine, gère la continuité historique.

Dans le domaine de la littérature orale, les difficultés tiennent avant tout à l’enracinement culturel des catégories littéraires. En effet, chaque culture découpe et organise à sa façon son expression littéraire dans le cadre de l’usage spécifique qu’elle fait de ses produits culturels. D’où l’importance d’une définition sociale et un classement particulier des genres. En raison de cette relative inadéquation des taxinomies des genres oraux d’une culture à l’autre, deux voies complémentaires s’offrent au chercheur pour saisir la réalité de l’œuvre. Il peut étudier dans la (ou les) seule(s) culture(s) où il travaille le système local des catégories littéraires (approche ethnologique) ; il peut aussi rechercher un ensemble de traits distinctifs qui isolent ce genre narratif dans un grand nombre de cultures pour en tirer une définition générale sinon universelle du genre (approche sociologique). En tout état de cause ce dernier procédé aboutit à un objet idéal qui se justifie par sa valeur opératoire permettant la communication entre spécialistes des littératures particulières.

I. La recherche d’un schéma narratif

L’analyse synchronique des récits épiques du Kajoor aboutit très vite à quelques repères qui délimitent un canevas narratif stable et des thèmes majeurs constants. La logique narrative de l’épopée diffère de celle du conte. Les actions dans le conte conduisent à la lecture d’un schéma narratif précis. L’épopée se compose d’une multitude de micro-récits. Sa logique narrative n’est lisible que dans le discours narratif qui s’appuie sur des syntagmes narratifs thématisés traduisant un modèle culturel. Ces syntagmes comportent de nombreux micro-récits. Nous avons nous-même pu ainsi observer par l’analyse du récit et le comparatisme que le principe structurant du récit est la quête du pouvoir. Elle s’articule sur une crise politique dont l’issue passe par un combat qui se dénoue par la conquête ou la reconquête du pouvoir. Dans ce canevas, le récit configure une réalité sociale et politique qui met en relief les institutions. L’épopée dynastique nous informe d’une manière précise sur les institutions sociales et politiques d’une époque. De cette configuration découle d’ailleurs le choix des protagonistes de l’histoire.

La première partie des récits est dominée par une stylisation de la vie sociale dont le point focal est la parenté. Le noyau familial est au centre de l’intrigue qui s’élargit progressivement à l’organisation sociale dans son ensemble, impliquant les castes et les autres catégories sociales. Sur ce fond social se greffe un ordre politique qui met en exergue des lignages, la représentation de la conception d’un pouvoir et les diverses institutions dans lesquelles il s’incarne. Le déroulement général du récit épouse la biographie du héros. Il s’agit d’abord d’une aventure individuelle (naissance, enfance, initiation) qui s’amplifie, avec le conflit politique, en une épopée collective. Cette structuration du récit montre une imbrication du social et du politique. L’épopée wolof ajoor, dans ce sens, est toujours l’histoire d’une légitimation dont l’objet est la célébration d’un matriarcat primordial. La figure de la mère, dans cet ordre d’idées, est au centre de l’ouverture des récits, de Sunjata (xiiie siècle) à Lat-Joor (xixe siècle). Dans l’épopée manding, la mère de Sunjata est l’héroïne d’un long récit dans le récit. Selon les besoins de la narration, cette séquence est détaillée ou résumée, et la référence à la mère peut s’estomper à la fin de l’initiation du héros : Sunjata enterre sa mère avant d’entreprendre ses batailles pour la reconquête du royaume du Manding. Dans l’épopée du Kajoor, la figure de la mère, de la femme, est une donnée politique présente dans toutes les parties du récit. La vie d’une mère est conçue essentiellement comme un itinéraire fait d’épreuves et de sacrifices. La victoire du héros est considérée comme la récompense d’efforts accumulés.

La figure du père sert de support pour l’introduction du conflit politique. En effet, dans la concession patrilocale, le père réunit plusieurs épouses identifiées à des lignées. La lutte pour le trône résulte souvent de leur compétition. Et il est souvent lui-même la source du conflit, s’il s’agit d’un roi qui manipule les dispositions constitutionnelles au profit de telle ou telle lignée.

La crise politique, dans la narration, se construit autour des dysfonctionnements précis d’un système politique : exercice tyrannique du pouvoir, dévolution inconstitutionnelle, manquement dans la distribution complexe des fonctions de l’appareil d’État (liées de manière héréditaire aux catégories sociales), remise en cause d’une relation de vassalité, guerre interétatiques, etc.

L’exacerbation de la crise politique ou la nécessité d’une initiation à compléter pousse presque toujours le héros vers l’exil. Cette dimension spatio-temporelle du récit ne s’éclaire véritablement qu’avec la convocation des mythes que nous analysons ci-dessous à propos du rapport à l’histoire. Mais on peut retenir que la séquence de l’exil est une donnée structurelle fondamentale de l’épopée. Le héros enfant ou jeune guerrier achève sa formation et son initiation. Il est en quête d’une compétence.

Les actes posés par le héros durant l’exil sont rigoureusement articulés au sens du combat, et aux solutions nécessaires à la crise sociale et politique qui incite au départ. D’une manière générale, le héros doit s’accomplir comme prototype du guerrier et du roi. Dans L’épopée de Sunjata, le modèle des héros de toutes les épopées dynastiques ouest-africaines est un maître chasseur (simbon), maîtrisant le savoir magique et l’art guerrier. Enrôlé dans des armées étrangères, différentes figures d’autorité reconnaissent ses qualités guerrières. Les rois l’initient au commandement et à la gestion des hommes. L’épopée wolof de Lat-Joor, au xixe siècle, reste encore constante dans ce sens. Le héros wolof porte en toile de fond les attributs du héros manding. Mais la conception du modèle héroïque et du roi s’élargit à des données contextuelles qui font l’objet d’un traitement spécifique. Le thème de l’errance qui aguerrit le héros est toujours présent. Cependant, le héros prend en charge les nouvelles valeurs religieuses et islamiques sous l’autorité du marabout Maba Jaxu7. Le résistant, face à la colonisation française, s’exerce à la guerre contre ce nouvel ennemi.

Après l’exil et l’initiation, le récit fait une large place aux péripéties militaires. L’action épique devient alors plénière, l’épopée se concrétise8. Le récit associe tous les personnages dans une action collective. L’oralité les campe sous forme d’archétypes. Le héros occupe une place centrale et les autres personnages sont définis par rapport à lui. La narration épique se présente sous forme de tableaux contrastés. Le surnaturel accentue la dimension dramatique de l’action.

La victoire et l’intronisation servent à restaurer un ordre social et politique. Dans les épopées de la résistance et des conquêtes coloniales (xixe siècle), la nécessité d’incarner les valeurs attachées à cet ordre l’emportera sur une victoire devenue impossible.

II. Du mythe à l’épopée

Les genres oraux puisent dans un même fonds langagier, où l’on observe une circulation permanente des motifs et des discours fortement “ travaillés ”. La substance première de l’épopée est le mythe. Depuis Dumézil la relation mythico-épique est fondamentale dans toute théorie épique. Le postulat dumézilien stipule que dans le passage de la société clanique à la société politique on transpose les attributs des dieux sur les héros historiques. Cette thèse éclaire deux processus : la trajectoire historique d’une société donnée et le fonctionnement de l’imaginaire. Mais la transposition du modèle dumézilien s’arrête là. En effet, si les attributs des dieux et des héros peuvent être sensiblement les mêmes partout, on ne peut confondre les trajets anthropologique et les imaginaires qui les réfractent.

La figure royale ouest-africaine dans sa phase constitutive, par exemple, est une condensation de différents attributs divins : Pemba, divinité cosmogonique, représente le pouvoir ; la divinité Faro représente la justice, c’est le héros régulateur de tout désordre ; la divinité Muso Koroni, la petite vieille femme, représente le savoir : c’est l’omniscience, mais aussi la perturbation et le désordre.

L’ensemble de ces attributs est porté par deux figures historiques et anthropologiques, qui sont aussi les foyers symboliques de l’imaginaire mythico-épique : la figure du laman9 (maître des terres) et celle du simbon (maître chasseur). Les récits mythiques et épiques wolof, comme ceux de la sous-région, mettent en scène un espace donné où une communauté clanique s’implante par le “ droit du feu ”. La terre est débroussée en accord avec le génie du lieu. Le groupe se développe par le “ droit de la hache ” ; un droit d’exploitation est accordé par le premier laman à d’autres arrivants. Ceux-ci ne font que défricher à la hache le lopin de terre qui leur est dévolu. L’organisation de la cellule lamanale devenant plus complexe, apparaissent les grands laman ; leur essaimage engendre des rapports conflictuels entre les différentes communautés et appelle le règlement des différends pouvant surgir entre elles (ce sont là les éléments constitutifs des mythes de fondation).

Mais il arrive un moment où la complexité de ces litiges ouvre la voie aux groupes des chasseurs-guerriers, étrangers aux agriculteurs. Ils interviennent dans l’arbitrage des conflits et assurent par la suite leur protection contre les attaques extérieures. Le pouvoir politique naît alors et le tribut qui est versé pour ces tâches légitime la fiscalité aussi bien que l’autorité. Les mythes de fondation dynastique et les épopées ouest-africaines représentent inlassablement la conjonction de ces deux entités qui préfigurent l’émergence de la royauté à travers la condensation de leurs attributs.

III. Épopée et histoire

L’étude de l’épopée sous l’angle de l’histoire trouve avec l’épopée wolof ajoor un champ d’investigation exceptionnel en Afrique de l’Ouest. La proximité historique des épopées de la fin du xixe et du début du xxe siècle, à laquelle on peut ajouter l’abondante documentation écrite sur les mêmes événements par l’administration coloniale, éclaire des questions qui ont longtemps préoccupé les médiévistes. L’épopée dynastique, par ailleurs, se nourrit de nombreux procédés permettant de gérer la continuité historique. Les faits historiques font l’objet de chroniques, nécessaires au respect des principes de la dévolution du pouvoir. Chaque famille gère sa généalogie et les faits saillants de son histoire ; les chroniques consacrées aux héros servent de matériau quand une famille est associée à l’exercice du pouvoir.

Dans la société wolof, la place du griot royal (baj-gewel) est centrale ; c’est le diseur d’épopées, dans sa fonction de gestion de l’information historique et politique. Il faut indiquer que dans le vécu quotidien, il était initié en même temps que le futur roi. Il était par ailleurs intimement associé aussi bien à la vie familiale du roi qu’aux affaires de l’État. C’est un acteur de premier plan dans le cérémoniel du fait de guerre. Celui-ci commence par une veillée de chants et de proclamations de devises héroïques qui conforte la théorie des cantilènes développées par les médiévistes. Porte-étendard de l’armée, il est témoin privilégié des faits de guerre. Il a la charge, au retour, de restituer un récit de l’événement. Nous avons largement développé ces théories ailleurs10. En confrontant également la trame historique de l’Épopée de Lat-Joor avec les données de l’historiographie, nous nous sommes rendu compte que les deux discours s’appuient sensiblement sur les mêmes faits saillants et surtout la même logique dans la configuration événementielle.

L’étude des épopées de la dernière période montre que l’élaboration du premier récit se confond avec le fait historique. La première mouture de l’épopée dynastique est le fait du griot royal, dont nos épopées ont inscrit le nom dans le récit avec un rôle actoriel constant, comme Balla Fasséké dans l’épopée de Sunjata ou Sewi Malal Laayan dans celle de Samba Gelaajo jéegi. Il existe peu d’épopées, à notre connaissance, sans ce type de personnage.

Il restera ensuite à asseoir une lecture des mêmes faits dans la durée. Quelle est la part de voilement et d’érosion que le temps fait subir à la matière historique ? Les récits actuels sont-ils la réactualisation fidèle des performances anciennes ? À ces questions, il faut ajouter les pièges de l’oralité qui font circuler les motifs narratifs dans les deux sens de l’histoire. Le Sunjata a fortement marqué la matière orale qui le précède. On peut observer ainsi que telle variété de plante introduite au xviiie siècle, par exemple, se retrouve dans des récits du xiiie11. On peut cependant valider les récits anciens, dans leur forme et leur contenu, en se fondant sur quelques repères. Nous avons vu que le griot royal bénéficiait d’une formation rigoureuse. Par ailleurs, la matière généalogique qui sous-tend l’épopée dynastique, indispensable à la dévolution du pouvoir, était étroitement gérée.

L’accompagnement musical de ces œuvres concourt également à la bonne mémorisation des récits. Il faut indiquer que la litanie du griot musicien, dénommée fasa en mandingue et woy en wolof, faite d’éléments généalogiques et historiques, constitue une sorte d’aide-mémoire pour les récitants. Mais l’argument décisif, dans ce cadre, réside dans l’étude des versions fixées par les voyageurs arabes et les navigateurs. Le modèle de communication de l’oralité montre que les sociétés traditionnelles répondent à toute demande d’information par des discours formalisés (tradition consignée dans le discours). On peut ainsi isoler, dans les relations de voyages, des épopées et des mythes dont les versions actuelles sont à peine altérées. La stabilité relative de ces dits nous ont enfin permis d’entrevoir l’évolution du genre dans la diachronie.

Ayant pour objet d’expliquer et de légitimer les institutions sociales et politiques, l’épopée évolue très lentement dans sa forme. Elle couvre des champs historiques très larges (un ou deux siècles). La forme la plus ancienne de l’épopée dynastique, proche du modèle mythologique, régresse à la fin du xviie siècle. De cette période jusqu’à la fin du xixe, l’Ouest-sahélien est le théâtre “ de transformations croissantes inédites […] dans les systèmes sociopolitiques marqués par des dysfonctionnements et des subversions considérables ”129, c’est l’ère des régimes ceddo et sa violence. La chasse à l’homme et la traite négrière installent une insécurité permanente. Le modèle d’épopée, qui célébrait la dimension mythique des bâtisseurs d’empire, va être retravaillé en profondeur pour célébrer le guerrier et le militaire. En effet, des armées de métiers voient le jour au détriment des anciennes défenses collectives. La nouvelle devise est “ le pouvoir est au bout du fusil (nguur ci ngaru fetal, en wolof) ”. Mais très vite, ces armées de défense devinrent des armées de pillage et de razzia pour alimenter les bateaux des négriers. C’est ainsi qu’à la fin du xviiie siècle une nouvelle classe sociale et politique va émerger pour assurer la défense des populations face aux princes. Il s’agit de l’élite arabisée, perçue comme une figure du savoir, issue du contact suivi avec les peuples du Maghreb.

À l’origine, ces guides religieux étaient de simples instructeurs qui s’implantaient dans des localités rurales éloignées des centres politiques. Ce furent d’abord des lieux d’accueil des rescapés des razzias qui retrouvèrent en ces endroits la vie communautaire et la solidarité qui sont les deux piliers de la civilisation africaine. Une épopée religieuse est construite sur le substrat de l’épopée dynastique. Le clerc du Moyen Âge européen fait son apparition. Il transcrit des récits que des troubadours portent sur les routes encore de nos jours.

IV. Symbolisme mythique et narrativité épique

Nos travaux sur l’épopée ouest-africaine donnent aussi parfois un moyen de nuancer ou rejeter une théorie donnée pour générale. Les travaux de Pierce nous ont servi à articuler l’analyse des textes africains, mais les thèses de Campbell sont remises en cause par les mythes africains, et plus encore par les épopées africaines.

Dans l’analyse des œuvres, on peut décrypter le sens des signes en s’inspirant des trois procédés de symbolisation de l’inconscient dégagés par la psychanalyse :

1. la condensation, ou rattachement d’un faisceau d’idées et de sentiments à un même symbole ;
2. le déplacement, qui consiste à transférer une idée ou un sentiment d’un support manifeste à un autre qui le représente de façon plus ou moins adéquat ;
3. la scission “ splitting ”, ou division d’un objet significatif en deux fragments, l’un prenant les attributs favorables et l’autre les défavorables (cf. la représentation de la figure royale, dans la longue durée, dans les épopées ouest-africaines).

Nous observons, à la suite de Ch. S. Pierce13, que dans tout système symbolique une loi positionnelle explique le fonctionnement de l’ensemble. Dans une configuration symbolique, un foyer constitue un noyau autour duquel gravitent des symboles périphériques. Toutes les représentations mythiques et épiques du Kajoor ont leur source dans la figure royale dont nous avons essayé de cerner la composition. Cette figure découle d’abord de déplacements transposant les qualités de la divinité au roi, chef de la communauté. Le roi ne s’identifie qu’au principe positif de la gémellité divine. Mais pour s’exercer comme principe régulateur du monde, la figure du roi reproduit dans le mythe et l’épopée le principe contraire qui lui sert de pendant :

FaroPemba
Héros -----------> Antihéros

Il faudrait ici distinguer cette gémellité du mythe cosmogonique, reproduite dans l’opposition fondamentale de l’épopée, des autres gémellités mythiques :

Jaabe ------------> Bida
Ilo ----------------> Camaba,

Elles sont relatives à des cultes, leur transposition s’insère entre ces deux extrêmes. En effet, de Faro-Pemba au couple héros/antihéros l’intériorisation du principe positif du divin par le roi procède du culte Jabe – Bida ( mythe de fondation du royaume du wagadou), Ilo – Camaba (mythe de fondation du pastorat). Cette dualité, provenant du culte, se condense pour s’actualiser en figure royale. Une autre condensation se produit dans la conjonction de ce principe transcendant la figure du guerrier-simbon. Au cours de l’histoire, leur scission adviendra sous forme de rupture épistémologique. C’est en ce moment d’ailleurs qu’apparaîtra, dans la représentation épique, le sacré qui signifie le simbon qui est aussi à différencier du sacré divin. Le sacré du chasseur est l’expression de la force magique. C’est le booli bambara qui acquiert sa force magique en instaurant son propre culte. Quand il arrive au sommet de sa puissance, il se considère autonome par rapport à la divinité. Il faut associer à ces figures, qui portent le fait politique et ses tensions, la figure de Muso Koroni, la petite vieille femme, qui est aussi une figure de divinité majeure. Elle est le support de toutes les représentations du personnel féminin de l’épopée au conte14.

Quatre siècles d’épopée déroulent les images complexes de cette figure unique ayant la résonance d’une dualité.

Nous l’avons déjà abordé plus haut : la signification et la structure des récits épiques sont fortement déterminées par les multiples niveaux de sens des mythes. Cette relation intertextuelle est d’abord d’ordre structurel, le récit épique transposant souvent la structure narrative d’un mythe, comme un palimpseste. La référence aux travaux de Joseph Campbell s’impose ici. La structure profonde de nos mythes corrobore en effet le schème narratif relevé par J. Campbell dans les grands mythes universels formalisant l’itinéraire initiatique des héros sauveurs ; cependant, l’analyse des mythes africains mène à nuancer voire limiter sa portée.

J. Campbell, à partir du postulat freudien du complexe d’Œdipe, analyse le parcours des héros et des prophètes. Il note la récurrence du même schéma narratif. Le héros rompt ses attaches avec le monde maternel, meurt symboliquement à cette vie au cours d’un voyage initiatique vers le monde de l’esprit. Il doit réussir à joindre la source de la sacralité, de l’énergie de toute chose, et revenir gouverner ou diriger des hommes. Prométhée, Jason, Énée, Moïse, Bouddha, etc., suivent ainsi des itinéraires similaires. Tous ces récits sont construits sur le schème suivant :

Séparation ------------> Initiation ------------> Retour

J. Campbell écrit :

La première tâche du héros est d’expérimenter consciemment les étapes antérieures du cycle cosmogonique, et donc de remonter à travers les différents âges de la création jusqu’à l’émanation originelle. Sa tâche seconde est de revenir de cet abîme au plan de la vie contemporaine et, là, de servir de transformateur humain aux énergies démiurgiques15.

Le postulat œdipien, qui sert de base à l’analyse de Campbell, doit cependant être écarté ou nuancé dans le mythe africain.

Certes, ce type de problématisation est parfois opératoire : ainsi le récit de Njaajaan, héros fondateur des royaumes wolof, le plus largement reproduit par l’épopée wolof, construit sa trame sur un conflit très œdipien. Njaajaan s’oppose à sa mère, veuve, en refusant l’intrusion d’un autre homme dans le foyer ; ce qui détermine son départ et son immersion dans le fleuve Sénégal. C’est une forme de mort symbolique. Le héros sortira du fleuve méconnu, métamorphosé, refusant le langage humain. Le héros suit bien ainsi tout un processus pour reprendre figure humaine et accéder à la direction de la cité.

Néanmoins, même dans ce cas, où il s’applique, le postulat œdipien peut être relu en fonction de l’initiation traditionnelle. Les sociétés de la sous-région ont institué pour les garçons cette rupture d’avec la mère à l’âge de sept ans, avant l’entrée dans le bois sacré ou le lël (enclos de circoncis). Ils en sortent adultes, détenant un savoir pour leur insertion sociale harmonieuse. Cette initiation commune, cependant, ne rend pas bien compte de ces itinéraires de héros retraçant une exemplarité. Nous évoquerons, plus sûrement, l’initiation du maître de cérémonie, du maître du savoir suprême, et ce à travers un conte bien connu dans nos sociétés. L’ouvrage collectif du groupe E.R.A. du CNRS consacré à L’enfant terrible16 donne le sens du récit qui dramatise cette initiation. Ce récit, dans plus de 200 versions analysées, met en scène un être de démesure, niant toutes les valeurs sociales. Dans le récit wolof de Samba Seytaane17, le héros tue d’abord sa mère et s’enfuit avec son frère dans un voyage aux multiples péripéties. Il parcourt d’abord les différents ordres humains et leurs valeurs pour les rejeter. Sa quête au-delà de l’humain le conduit à la royauté. Cet itinéraire est le véritable ancrage culturel local des mythes initiatiques universels.

Les récits épiques transposent ce symbolisme dans une double articulation. Leur héros, dont le destin et de régner, doit d’abord partir en errance, rompre avec son univers originel. Cette errance ascensionnelle aboutit aux sources du sacré.

Tous les autres récits sont structurés sur ce modèle du voyage initiatique :

Séparation ------------> Exil ------------> Retour triomphal

L’image de la mère, lorsqu’elle apparaît, configure une condensation (une superposition) symbolique de la rupture initiatique et de l’exaltation morale fondant l’assise sociale du héros. Au cours des siècles, cette substructure du mythe, sans cesser de doubler sur le déroulement général du récit la macrostructure de la quête du pouvoir, va prendre une forme résiduelle. Elle influe, par exemple, sur la représentation d’actions précises intéressant l’intronisation du héros ; c’est ainsi que le bain xuli-xuli (bain sacré de l’intronisation), ritualisant la renaissance et la sacralité, peut entrer dans les termes dramatisant le conflit. Les récits du xviiie siècle, époque de l’apologie de la violence des Ceddo (guerriers de la couronne), servent de repères pour expliquer cette déviance du sacré.

L’analyse de l’épopée de cette période mène à discuter plus profondément la thèse de Campbell. L’idéologie de la maturation mythique de l’époque lamanale s’estompe en effet dans ces textes au profit d’une vision où pouvoir égale force. Les héros aspirent à une sacralité immédiate, se justifiant par la force et non par une longue quête. À l’acquisition progressive d’une qualité, à la fin d’un long itinéraire, se substitue une image de la violence. En dehors des épisodes liés au sacré, le récit épique réactualise sans cesse un symbolisme social.

V. Les modèles sémantiques ou thématiques

L’épopée, en transposant des systèmes comme l’organisation sociale, les institutions, le système des valeurs, offre une grande lisibilité de leur référents et contextes historiques.

1) Valeurs familiales, jeu social et rôles actoriels

La structure parentale est le noyau de la représentation. Laurent S. Barry note : “ S’il est un concept anthropologique qu’on peut légitimement qualifier de fondamental, c’est bien celui de filiation (descent) ”18. Selon le sociologue Mamadou Niang, elle doit être la base de toute approche sociologique de la société traditionnelle19. Elle est aussi le fondement de la trame du récit épique wolof. Ce que l’on relève, de prime abord, dans l’épopée du Kajoor, c’est un foisonnement de personnages qui entretiennent, à des degrés divers, des relations de parenté. L’humanité épique offre l’image d’une société ou aucun individu n’existe par ses valeurs intrinsèques. Il est investi de valeurs selon son statut social. Il est l’élément d’un groupe, celui d’une lignée noble ou servile, fils ou petits-fils de parents ou de grands-parents qui se sont distingués par une action d’éclat ou d’infamie.

Cet univers s’articule ainsi autour de rapports de consanguinité (meen / geño), d’alliance (néeg) et de filiation. La représentation de ces notions se focalise sur des valeurs de solidarité ou d’opposition, de droit ou de devoir, d’affection ou d’hostilité. L’analyse s’appuie sur des notions wolof considérées par les sociologues comme des concepts opératoires20. Il s’agit des notions d’askan, de xeet, de meen et de geño. La notion d’askan désigne l’ensemble des ancêtres originels d’un groupe. Pour se distinguer de l’Autre auquel on n’est lié par aucune relation de parenté, on se réfère à cette dénomination générique de tout le groupe. Celui qui n’entre pas dans l’askan est véritablement l’étranger qui n’est même par rattaché au groupe par une relation d’alliance.

Mais les notions vraiment opératoires dans le récit épique sont celles de xeet, de meen ou de geño qui restreignent le groupe familial et singularisent le héros. Le xeet et le meen s’appliquent à la parenté matrilinéaire à des degrés différents. Le xeet désigne la lignée maternelle dans des proportions restreintes. La lignée géej est, par exemple, un xeet. Mais l’élargissement de ce groupe au cours de l’histoire par la polygamie conduira un individu à restreindre sa lignée à tel ancêtre plus direct. Dès lors qu’une spécification de branche généalogique intervient dans un xeet, on peut parler plus précisément de meen. Dans la société wolof, l’individu tend à se rattacher au groupe le plus proche. Le mot xeet, par un glissement de sens, peut dénoter de nos jours l’ethnie, voire la race. Le meen connote au sein du groupe le rattachement à la mère, le lait maternel. Les individus d’un même meen percevront leur parenté comme une similarité d’essence ou d’existence (d’ontologie). Des rapports d’identification s’établissent entre eux. Les sentiments qui en découlent sont l’expression d’un amour puissant pouvant aller jusqu’au sacrifice. La notion de geño est corollaire de celle de meen. Le mot geño signifie, au sens propre, le cordon qui tient le pantalon. Par extension, il désigne la parenté patrilinéaire. Il détermine le patronyme (sànt). Le groupe geño est celui qui s’élargit le plus vite par la polygamie. Le mot geño se traduit, au plan social et sentimental, par les attitudes de wujje et de nawle. Le wujje, originellement, définit les rapports entre coépouses. Il se réfère essentiellement à des relations d’opposition et de compétition entre coépouses. Cette situation est assumée par les enfants en termes de compétition que développe la notion de nawle. C’est l’égal (social). Le frère de même geño est un nawle à égaler en tout, sinon à dépasser. Cette compétition revêt dans la trame narrative des formes complexes et diverses.

a. La figure de la mère et le statut du héros

L’exaltation du meen dans la dévolution du pouvoir implique une relation particulière entre le héros et sa mère dans l’épopée. La mère d’un futur roi et d’un héros aux exploits hors du commun a des attributs relevant du même registre. Le héros a nécessairement une mère exceptionnelle. Ces valeurs achoppent sur une sentence encore actuelle en milieu wolof : ligeey ub ndey añub doom (m.a.m) : “ le “ travail ” de la mère sert de déjeuner à son enfant ”. Cette notion de “ travail ” est conçue comme une somme d’épreuves acceptée par la femme dans son vécu de mère et d’épouse. Certains récits épiques du Kajoor en donnent une forte représentation.

Les rapports oncle-neveu sont au centre du fonctionnement du groupe maternel. L’oncle en est le chef incontesté. Il est considéré comme le substitut mâle de la mère. Il assume le rôle d’autorité et de guide du neveu chaque fois que celui-ci entreprend une quête du pouvoir.

b. La stratification sociale et la représentation épique

La société traditionnelle fonde son organisation sur des groupes socioprofessionnels Les indices de cette stratification sociale émaillent nos récits. En effet, le récit épique transpose toujours la mise en place de l’appareil d’État où tous les groupes sont représentés. Cet appareil configure la conscience d’une communauté engagée dans une action fondamentale. Il s’agit de choisir des responsables politiques qui vont gérer un destin collectif. C’est dans ce sens aussi que le récit implique les différentes couches sociales composant le groupe. Il souligne les fondements sociologiques dont découlent les rapports entre les différentes catégories sociales.

L’imaginaire figure le social dans ce qu’il a de constant. Le garmi noble est au centre de tous les récits. Seul habilité à exercer les fonctions de dammeel ou de teeñ (rois), il est le héros principal de toute épopée. Le non noble jàmbur et le captif sont hors de cette course au pouvoir. Le héros garmi est entouré par une multitude de personnages, membres de sa famille. Les membres des autres couches sociales sont des comparses. C’est là un des aspects les plus manifestes du discours idéologique Il serait intéressant, cependant, de s’appesantir sur les “ effets de sens ”. Comment les différentes couches sociales vivent et sentent une même loi sociologique ? La stratification sociale est l’hégémonie d’un groupe au sens de Gramsci, c’est-à-dire persuasion.

Tandis que le groupe non noble, la paysannerie, se confond presque toujours avec le peuple ajoor en général dans le récit, les groupes des guerriers ceddo et des captifs sont représentés dans des rôles spécifiques. Cela provient des positions particulières que chacun de ces deux derniers groupes occupent dans cette société. L’épopée étant le récit d’une action guerrière, le non noble, souvent simple soldat ou paysan, peut passer inaperçu ; alors que le griot, témoin-historien et conscience collective, et le captif, chef d’armée, guerrier par excellence, sont au devant des combats qui se déroulent.

L’épopée wolof, en définitive, souligne l’organisation plurifonctionnelle21 de la famille. De l’être du personnage à son statut dans le groupe, l’imaginaire éclaire des degrés d’insertion. L’action épique, dans son sens social, est un rappel de l’idéalité du fonctionnement des structures. Elle se focalise sur ses points fragiles et sur ses foyers de tension. Les groupes corporatifs (forgerons, bijoutiers, tisserands, cordonniers) et la paysannerie sont étrangement absents dans la représentation épique wolof. L’épopée multiplie plutôt les images sur la famille qui, dans ses projections verticales et horizontales, est ouverte aux crises et aux ruptures.

2) La représentation du fait politique

Le récit épique, qui dessine la quête acharnée du pouvoir, est, par voie de conséquence, un texte essentiellement politique. Le fait politique vient se greffer sur les structures sociales pour mieux les expliciter22. Les dispositions d’affection ou d’hostilité, secrétées par l’armature sociale, sont actualisées dans le bref moment de tension politique que décrit le récit. Dès lors se dégagent quelques caractéristiques de la vie politique et ses représentations : d’abord le pouvoir politique et son contenu, ensuite l’appareil étatique et ses personnages ; et la relation individu-groupe comme point conclusif.

Le récit épique se construit bien sur un moment de crise. Le pouvoir politique est violé dans son contenu et dans son exercice. Autour de ce désordre social et politique, un combat s’engage pour une restauration. L’épopée met l’accent sur les modes de violation du pouvoir, les raisons de sa contestation ainsi que les moyens de neutralisation de l’autorité contestée. On peut interpréter la crise politique comme un conflit individu-groupe. Il souligne essentiellement que le politique est inséparable du social. La mise à jour de leur relation étroite permet une synthèse des différentes idées. Mais que devons-nous retenir sur le héros autour de qui le récit épique se déploie ? Il est concerné par toutes les formulations du conflit politique. Il est l’élément par lequel passe la violation du pouvoir. Il est une raison de la contestation de l’autorité. Il peut aussi être le moyen de neutralisation de l’autorité contestée. Le héros épique, de ce point de vue, est impliqué dans la relation individu-groupe comme représentant de la communauté. Mais dans cet univers, où l’homme s’interroge sur son destin, les réponses sont souvent articulées à une invocation du sacré.

3) La représentation du fait religieux

Elle prend de multiples formes qui reflètent pourtant une certaine permanence dans leur diversité. Le fait religieux est toujours l’expression d’une force que le héros adjoint à ses vertus. C’est le marabout, intercesseur des hommes près des forces invisibles, qui est le noyau de la plupart des motifs.

Le récit épique met en scène un combat. Des groupes en présence s’affrontent. L’issue de l’action est la réussite pour les uns et l’échec pour les autres. Le fait religieux, qui participe au fonctionnement du récit, doit s’appréhender entre ces deux termes. Dans la réussite, le fait religieux est une puissance non dispersée. Les forces hiérarchisées et additives restent indissociables de l’être du héros pour la victoire23. Les Wolof disent dans un jeu de mots que le talisman n’agit que s’il est lié à son propriétaire : “ Gallàj, galloo, le gris-gris, en bandoulière ”. On insiste de la sorte sur la nécessité d’une conjonction permanente des forces religieuses et de l’individu. L’efficacité de toute force religieuse est inhérente à cette condition.

L’autre facette de l’action des forces religieuses se manifeste dans l’échec. Dans ce cas, les forces religieuses n’agissent pas. Quand un individu ne bénéficie plus d’une force magique, d’un talisman, les Wolof disent “ gàllàjam tocc na ”, “ ses forces occultes sont brisées ”. Ces conceptions informent le sacré dans l’exploit guerrier. Le héros Masire Isa Jéey à la puissance magique légendaire est l’auteur de faits d’armes extraordinaires. Comme le montrent ses prestations durant l’exil des Géej, Masire Isa Jéey reçoit les décharges des fusils des troupes du Trarza. Il protège la fuite des Géej, en faisant écran de son corps entre les balles des Maures et les fuyards. Il fait montre de la même invulnérabilité chez Ardo le Peul arrogant.

Les forces religieuses sont l’expression d’un syncrétisme issu de l’apport de l’Islam et du substrat des croyances traditionnelles. Ce sacré se manifeste sous différentes formes dans les récits. On y trouve la plupart des constituants du syncrétisme religieux wolof. Dans l’épreuve et l’action épique, le fait religieux s’exprime dans la conjonction des forces ou la désintégration de l’être. Dans la réussite comme d’échec, le personnage invoque les forces magiques et essaie de les inscrire dans son action. J. Jahn résume bien ces différentes considérations :

Dans la religiosité agisymbienne, centrée sur l’homme, celui-ci se comporte de manière active face à la divinité : par la magie de l’évocation, par une action magique, il oblige la divinité à s’unir à lui dans l’extase. Si l’union échoue, la divinité n’y sera pour rien, le moyen magique aura été trop faible ou inadéquat, la magie est une technique. Le croyant chrétien se fait l’instrument de Dieu ; le croyant agisymbien fait de la divinité en cause l’instrument de l’homme24.

Comme le souligne J. Jahn, la religion est un moyen et un instrument pour le héros. D’où l’aspect spectaculaire et grossissant de l’épopée. Les personnages ne sont pas seulement appréhendés sur le plan des êtres humains, mais saisis dans leur relation à la divinité. L’homme exprime ses désirs de dépassement dans un imaginaire ainsi amplifié.

4) L’épopée et les valeurs

Ce que les hommes apprécient, estiment, désirent obtenir, recommandent, voire proposent comme un idéal, peut être considéré comme une valeur25. Chaque valeur a un objet. Tout élément de la réalité sociale, de l’univers spirituel et moral, peut avoir un aspect “ valeur ” dans la mesure où cet élément est estimé ou refusé, préconisé ou condamné. Les porteurs de valeurs sont des acteurs individuels ou collectifs ou des groupes sociaux.

Les valeurs d’un individu ou d’une collectivité ne se présentent pas isolées, juxtaposées ou en désordre. Au contraire, elles sont liées les unes aux autres, elles sont interdépendantes, elles forment un système. Un tel système est agencé hiérarchiquement. Il est aussi une échelle de valeurs. Certaines sont plus importantes que d’autres. Dans une typologie des valeurs on distingue : les valeurs centrales qui sont partagées par l’ensemble d’une population donnée, indépendamment de l’appartenance professionnelle ou régionale ; les valeurs spécifiques qui sont propres à une catégorie particulière de gens : une classe sociale, une génération, une ethnie, les membres d’un parti, etc. Les valeurs centrales forment la base du consentement social, elles constituent le fondement de l’accord social. C’est grâce à elles que les membres d’une collectivité peuvent vivre ensemble, communiquer, se comprendre, avoir une cohésion minimale. Elles correspondent à ce qu’on appelle 1’ethos d’une civilisation ou l’esprit d’un peuple ; les valeurs structurantes, qui sont capitales, ordonnent l’ensemble, commandent sa hiérarchie, fournissent l’explication ultime des choix cruciaux, c’est à partir d’elles que l’acteur donne une orientation à sa vie ; les valeurs globales transcendent les différentes sphères de la vie sociale, leur aire de validité s’étend sur toutes les relations humaines. Les valeurs morales sont par nature globales : les catégories de bon/mauvais, de juste/injuste, de licite/illicite… sont d’application partout.

L’importante étude de Boubacar Ly26 a montré que dans les sociétés toucouleur et wolof les valeurs centrales sont les valeurs morales. Ce système s’organise autour d’une valeur structurante : l’honneur.

Le récit épique, à travers le prisme des valeurs morales, exprime un idéal social et moral. La société charge le statut social des individus de notions morales. Le héros épique s’accomplit dans le fait moral. Le fait social légitime le statut de l’individu ; le fait politique configure un monde en conflit. La représentation épique qualifie le héros, dans la quête comme dans l’exercice du pouvoir, en termes de valeurs morales.

Conclusion

Les épopées africaines mettent en scène des conflits, des affrontements, des luttes pour le pouvoir, pour un territoire… ou pour une femme, guerres de succession, guerres de religion. Ici, la guerre est le “ jeu des hommes ”, à travers lequel des héros se taillent une part de gloire, par leur bravoure et avec l’aide des dieux, génies, fétiches, talismans, sorciers.

Ces héros exaltent le groupe qu’ils représentent, et leurs exploits ont eu pour effet de galvaniser les sentiments nationaux jusque dans un passé récent. Ainsi, à l’écoute de l’épopée du Kajoor, de celle d’Issa Korombé ou du Mvet, tout Wolof, tout Zerma, tout Fang frémit encore aujourd’hui. Et nous n’avons pas encore rencontré de Manding qui restât de marbre à l’audition de Sunjata… dont les faits remontent au xiiie siècle.


1  Cette étude précise quelques points de l’ouvrage de synthèse publié par Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng, Les Épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala/UNESCO, 1997, ce qui justifiera quelques répétitions nécessaires pour la clarté de l’exposé. Les textes analysés sont édités dans notre ouvrage L’Épopée du Kajoor, Paris/Dakar, ACCT/CAEG, 1993.

2 P. Le Gentil, La Technique des chansons de geste. Actes du Colloque de Liège, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 33.

3  L’ethnie wolof est le groupe majoritaire au Sénégal (plus de 40 % de la population). Le royaume du Kajoor (prononcez Kadior) couvre la bordure de l’Océan Atlantique, de Saint-Louis à Dakar. Ce royaume, fondé à la fin du xve siècle, s’écroule à la fin du xixe s sous la poussée de l’armée française.

4  L’empire du Mali couvrait la République actuelle du Mali et une partie des pays voisins (Guinée Conakry, Sénégal, etc.).

5 Le Fuuta Tooro correspond à la vallée du fleuve Sénégal.

6 A. Abel Sy, La geste tiedo, th. 3e cycle, Dakar, 1980 ; A. Ly, L’épopée de Samba Guéladiégui : version orale peul de Pahel, Nouvelles du Sud, 1991.

7 Le marabout (guide religieux) Maba Jaxu a entrepris au xixe siècle l’islamisation d’une partie du Sénégal (actuelle région du Saalum).

8 Voir Moussa Sow, Aspect de l’énonciation dans la littérature épique d’Afrique, th.3e cycle, Lyon II, 1980.

9 Cette expression est pour nous un concept opératoire qui explique les formes d’organisation avant l’avènement de l’État. Dans les sociétés peules comme au Fuuta Tooro, ce sera le pastorat qui évoluera en organisation politique.

10 Kesteloot, Lilyan et Dieng, Bassirou, Les Épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala/UNESCO, 1997.

11 Contrairement à l’usage chez les médiévistes occidentaux, lorsqu’on parle d’une “épopée du xiiie siècle”, il ne s’agit pas de textes, mais de faits du xiiie siècle.

12 19 Y. K. Fall, “ Colonisation et décolonisation. Dimension historique et dynamique ”, Annales de la 4ta Universität d’Estiu, n° 85, Andora, 1985, p. 217.

13 C. S. Pierce, Collected Papers, III, Elements of logic, Cambridge, Harward University Press, 1932.

14 Cf. Amadou Hampaté Ba, Njeddo Dewal. Mère de la calamité, Abidjan, NEI-EDICEF, 1994 (1ère éd., NEA, 1985).

15 Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Paris. Laffont, 1978, op. cit.

16 V. Gövög, D. Rey-Hulman, S. Platiel et C Seydou, Histoires d’enfants terribles (Afrique Noire), Maisonneuve et Larose, 1980.

17 Voir L. Kesteloot et C. Mbodj, Contes et mythes wolof, Dakar, N.E.A., 1983 ; L. Kesteloot, et B. Dieng, Contes et mythes du Sénégal, Paris-Dakar, Edicef- IFAN, 1986, (cf . “ Bandia Wali et la sorcière ”), rééd. Enda/Maisonneuve, 2007.

18 L. S. Barry, “ L’union endogame en Afrique et à Madagascar ”, L’Homme, n° 154-155, 2000, p. 67.

19 Mamadou Niang, “ La notion de parenté chez les Wolof du Sénégal ”, Bull. Ifan, Dakar, 1. XXXIV, série B, n° 4, p. 802-825.

20 Abdoulaye Bara Diop, La Société wolof, 1981 ; La Famille wolof, Paris, Karthala, 1985.

21 Jean Cazeneuve, Dix grandes notions de la sociologie, Paris, Seuil, 1976 ; Jean-Marie Seca, Les Représentations sociales, Paris, A. Colin, 2001 ; Pierre Mannoni, Les Représentations sociales, Paris, PUF, 1998 ; Jean-Claude Abric, Coopération, compétition et représentation sociale, Cousset, Del Val, 1987 ; Mathieu Bera et Yvon Lamy, Sociologie de la culture, Paris, A. Colin, (2003) 2008. 

22 Jean Bazin & Emmanuel Terray (éd.), Guerres de lignages et guerres d’État en Afrique, Paris, Eds des Archives contemporaines, 1982 ; Dominique Boutet et Armand Strubel, Littérature, politique et société dans la France du Moyen Âge, Paris, PUF, 1978 ; Dominique Boutet et Jacques Verger, Penser le pouvoir au Moyen Âge (viiie -xve siècles), Éds Rue d’Ulm, 2000 ; Philippe Guillot, Introduction à la sociologie politique, Paris, A. Colin, 1998 ; Claude Rivière, Anthropologie politique, Paris, A. Colin, 2000.

23 C. Meillassoux, L. Doucoure, et D. Simagha écrivent : “ La magie apparaît dans le récit comme principal instrument d’intervention politique. Ce n’est pas par sa vigueur physique, son intelligence, son génie militaire que Marè Jagu, le héros de la légende, vainc Garaxe, le tyran, mais par la détention de talismans d’une efficacité supérieure à la magie de son adversaire […]. Le héros est donc celui qui parviendra à posséder ces talismans et à les faire agir. Il doit être animé pour y parvenir d’un sorte particulière de courage ”, Légende de la dispersion des Kusa (Epopée Soninké). Initiations et Études africaines n° XXII, Dakar, IFAN, 1967, p. 15.

24 J. Jahn, Manuel de littérature néo-africaine, op. cit, p. 147.

25 Rudolf Rezsohazy, Sociologie des valeurs, Paris, Armand Colin, 2006 ; Combat idéologique et confrontations de valeurs, Paris, PUF, 2003 ; M.Gauchet, La Condition humaine, Paris, Stock, 2003 ; R. Boudon , Le Sens des valeurs, Paris, PUF, 1999 ; Déclin de la morale ? Déclin de valeurs ?, Paris, PUF, 2002.

26 Boubakar Ly, L’Honneur et les valeurs morales dans les sociétés Ouolof et Toucouleur du Sénégal, th. 3e cycle, Sorbonne, Paris, 1966.

Pour citer ce document

Bassirou Dieng, «Étude théorique des épopées africaines», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 21/09/2017, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2015_article_189-etude-theorique-des-epopees-africaines.html

Quelques mots à propos de :  Bassirou  Dieng

Bassirou Dieng est Professeur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, Directeur de la Formation doctorale Études Africaines à la Faculté des Lettres et Sciences humaines, Directeur de publication des revues Éthiopiques et Études Africaines.Principales publications sur le genre épique : L'Épopée du Kajoor, Dakar-Paris, C.A.E.C. - A.C.C.T., 1993; en collaboration avec L. Kesteloot : Les Épopées d'Afrique Noire, Paris, Karthala-Editions UNESCO, 1997; Société wolof et discours du pouvoir. Analyse des récits épiques du Kajoor, P. U. Dakar, 2008.