Le Recueil ouvert

Le Recueil ouvert > Volume 2015 Télécharger en pdf

Section 3. L'épopée, problèmes de définition II - Marges et limites

À quel genre littéraire appartient le poème du poète géorgien Chota Roustavéli, Le Chevalier à la peau de tigre

Danielle Buschinger

Résumé

La critique est loin d’être unanime concernant le genre dont relève Le Chevalier à la peau de tigre de Chota Roustavéli. Souvent considéré comme une épopée, il est même pour certains l’épopée géorgienne par excellence : son épopée nationale. Cependant, d’autres critiques le qualifient de Ritterroman, roman chevaleresque, voire de récit d’amour courtois. L’article se donne pour but de réévaluer les arguments en faveur de ces dénominations contradictoires. Après avoir rapidement situé l’œuvre dans l’histoire de la Géorgie et l’avoir résumée, on analysera d’abord les traits typiques de l’épopée. Le rapprochement naturellement opéré par la critique allemande avec des textes épiques allemands un peu différents de ceux auxquels pense la critique française sur le genre permet d’ouvrir le débat de façon intéressante. On présentera ensuite les arguments en faveur du poème comme roman, courtois ou chevaleresque, pour conclure sur les influences et les invariants qui s’y font jour.

Abstract

Critics utterly disagree about the genre of Shota Rustaveli's The Knight in the Panther's Skin. Many consider the poem to be an epic — and Georgia's national epic at that. Others, however, have deemed it to be a piece of chivalric romance, or even lyric poetry. This article will re-evaluate the reasons which render each definition possible. After giving a few indications about its importance and the circumstances of its composition, and sketching an abstract of its contents, the article outlines the poem’s many features which are characteristic of epic (German critics, for example, may well consider it as an epic especially when thinking of texts like the Nibelungenlied or Die Klage). The article then looks at what might lead critics to think of it predominantly as a poetic work of lyricism or chivalric romance, and concludes by insisting on the great influence of Eastern poetry on the work.

Texte intégral

La Géorgie, qui comprend la Colchide, ou Géorgie de l’ouest, le pays de la Toison d’Or, et l’Ibérie, partie est du pays, connue de Montesquieu et de Voltaire, s’est convertie au christianisme en 325 et a contribué à l’élaboration de la civilisation byzantine. Dès le ve siècle sont nées en Géorgie des œuvres littéraires religieuses et profanes. Cependant c’est surtout à partir des xie et xiie siècles qu’a lieu un renouveau culturel décisif. La Géorgie, libérée de la domination arabe, unie économiquement et politiquement, a alors assumé une fonction véhiculaire entre Est et Ouest. C’est ce que montre en particulier et de façon exemplaire la diffusion vers l’Ouest de la version christianisée de la légende de Buddha. En effet, c’est l’une des versions géorgiennes de la Sagesse de Balavari qui, à partir du xie siècle, a été à l’origine de toutes les rédactions postérieures de Barlaam et Josaphat répandues à travers l’Europe.

Le poème de Chota Roustavéli, Le Chevalier à la peau de tigre1 (xiie siècle / début du xiiie siècle), œuvre née à une époque où la Géorgie devient un royaume d’une certaine importance qui s’unifie et se fortifie grâce à la domination du pouvoir central sur les seigneurs féodaux, est généralement considéré en Géorgie comme la plus éminente et la plus accomplie des épopées composées au xiie siècle, sous le règne prestigieux de la reine Thamar (1184-1213), qui a joué un rôle analogue à celui d’Éléonore d’Aquitaine en Occident et à laquelle l’œuvre est expressément dédiée. La reine Thamar a été béatifiée par l’Église géorgienne. Cette période brillante fut suivie d’une catastrophe, l’asservissement de la Géorgie par les Mongols, les ravages et massacres perpétrés à cinq reprises par Tamerlan et une nuit de trois cents ans ; ce n’est qu’aux xvie et xviie siècles que la situation va de nouveau s’éclaircir. Le Chevalier à la peau de tigre serait même l’épopée géorgienne par excellence, une “ deuxième bible ”. Steffi Chotiwari-Jünger, l’auteur de l’introduction à la réécriture de Der Ritter im Tigerfell de Marie Prittwitz qualifie, quant à elle, l’œuvre de Ritterroman, roman chevaleresque, “ œuvre classique de la littérature géorgienne ”2 ; Farshid Delshad l’appelle georgisches Nationalepos3, l’épopée nationale géorgienne.

Qu’en est-il vraiment ? Je m’interrogerai sur la question de savoir à quel genre littéraire cette œuvre, dont les Géorgiens sont si fiers, appartient.

Le Chevalier à la peau de tigre comprend 1671 quatrains écrits en vers de seize syllabes avec une rime uniforme pour chaque quatrain. Le sujet du poème est une légende orientale, où un cycle arabe s’entrelace avec un cycle hindou, tous deux s’enchevêtrant avec d’autres récits et des retours en arrière. Le premier manuscrit date du début du xviie siècle et l’œuvre a été imprimée en 1712. Une question, à laquelle je n’ai pas encore trouvé de réponse, se pose : comment une œuvre à la forme si sophistiquée a-t-elle pu traverser les siècles ?

Je ne sais pas le géorgien et travaille avec la traduction française de Serge Tsouladzé (qui porte le titre : Le Chevalier à la Peau de Tigre) et les traductions allemandes, qui donnent aussi bien Der Recke (“ le guerrier ”), ou der Mann (“ l’homme ”), que der Ritter , (“ le chevalier ”), à la peau de tigre ou de panthère. Dans le titre géorgien, le terme employé est seulement “ porteur ”, “ Tragender, Träger ”4. En conséquence, il faut dès l’abord souligner qu’il faut user de précaution dans l’étude de ce texte.

I. Le contenu

Le roi d’Arabie Rostévan, qui n’a pas de fils, lègue son royaume à sa fille Thinathine au visage de soleil, ce qui est un détail relevant de la réalité historique. En effet, “ Thinathine est associée au trône de son père Rostévan, comme Thamar le fut à celui de Giorgi III, en 1178 ”5. Toute l’Arabie assiste au couronnement de la reine. Une partie de chasse est organisée, au cours de laquelle le roi Rostévan et le guerrier Avthandil aperçoivent un homme vêtu d’une peau de tigre, qui verse des larmes de sang et semble en proie à une indicible souffrance. Ce personnage ne répond pas à l’appel de Rostévan et d’Avthandil. Au contraire, il éperonne son cheval et disparaît. La quête de ce personnage mystérieux est le sujet de toute l’œuvre. Les messagers qu’envoie le roi Rostévan à sa recherche reviennent sans l’avoir retrouvé. Thinathine et Avthandil se déclarent leur amour et la reine demande à son bien-aimé de bien vouloir par amour pour elle partir en quête du mystérieux personnage. Il erre de par le monde pendant trois ans lorsque enfin il rencontre trois guerriers qu’un cavalier vient de blesser. C’est l’inconnu qu’il recherche. Il le suit de loin jusqu’à son repaire où il rencontre une servante vêtue de noir, Asmath, qui lui fait connaître l’homme à la peau de tigre, qui s’appelle Tariel. Les deux guerriers se lient d’amitié. Tariel raconte son histoire à Avthandil. Il est le fils d’un des sept rois des Indes. Il s’est épris de Nestan’Daredjane, la fille du grand roi des Indes, qui l’incita à tuer par amour pour elle le prince de Khorezm à qui le Conseil royal avait décidé de la marier. Le roi s’est emporté et, sur son ordre, deux esclaves noirs magiciens ont enlevé la jeune fille pour la jeter dans la mer. Désormais Tariel fuit le monde et se retire dans les forêts où, vêtu d’une peau de tigre qui lui rappelle sa bien-aimée, il vit parmi les bêtes de proie et se lie d’amitié avec un lion.

Avthandil revient en Arabie et annonce à sa bien-aimée que son serment le contraint de retourner auprès de Tariel et de se mettre avec lui à la recherche de Nestane. Un troisième homme se joint à eux, Nouradinn Pridon. Après quelques péripéties les trois héros triomphent de la magie de leurs adversaires. Tariel, l’homme à la peau de tigre, libère Nestan’Daredjane et l’épouse solennellement ; tous deux rentrent en Inde tandis qu’Avthandil épouse Thinathine. Ainsi s’achève leur histoire “ comme le songe d’une nuit ” (Strophe 1667,1).

Comme l’écrit l’un des traducteurs allemands de l’œuvre6, celle-ci s’ouvre et se termine dans le monde de la cour, alors que la partie médiane voit intervenir des marchands.

II. Une épopée ?

Comme en Occident, la société est une société féodale. Nous trouvons les rapports sociaux de la société occidentale avec la dépendance personnelle selon une hiérarchie serfs et seigneurs, vassaux et suzerains. Comme l’écrit Serge Tsouladzé7, il y a dans l’œuvre le reflet de “ la lutte de la monarchie contre une féodalité déjà fortement ébranlée ”, un thème qu’on rencontre aussi dans l’épopée occidentale. Nous découvrons aussi la bipartition de la société entre laïcs et clercs. Nous trouvons de même le code de l’honneur qui règle les relations entre les différentes catégories sociales. Il y a dans notre œuvre comme dans l’épopée occidentale des tournois, des parties de chasse, des concours de tir à l’arc. La largesse est le devoir des souverains (str. 52 “ Elle [la reine] donne sans fin, sa largesse n’a pas de terme ”). Une fois les épreuves passées, les héros règnent “ en souverains splendides ” et répandent leurs bienfaits, “ telle la neige égale sur tous ” (str. 1666). Les émissaires reçoivent des dons (str. 511), comme dans la Chanson des Nibelungen par exemple. Les fêtes, comme celle des noces de Tariel et de Nestan’Daredjane ou de Siegfried et Kriemhild, se prolongent durant huit jours (str. 1470).

On rencontre les lieux communs de la chanson de geste : par exemple, on a recours à la ruse pour s’emparer d’une forteresse (str. 1390) ; les héros sont “ des chefs de guerre habiles au combat ” (str. 311) ; les rois “ commandent à leurs armées et au pays ” (str. 319) ; Tariel part pour la “ grande guerre ” (p. 83) et “ l’armée en ordre de bataille, je m’élançai à vive allure, / En ce jour mon épée tranchante mit en lambeaux mes adversaires ” (str. 441). Quand les hommes de guerre de l’armée de Tariel paraissent, sonnant du cor et faisant retentir les tambours, l’armée ennemie s’enfuit ; l’armée de Tariel avance et charge, capture les ennemis mais leur laisse la vie sauve (str. 450-451). Ses hommes le félicitent pour sa bravoure. Il envoie ses guerriers recueillir le butin de guerre, puis, sans coup férir, il prend les portes de la ville (str. 455). De la sorte, il conquiert “ les biens et la gloire ” (str. 464). À l’instar du héros médiéval français ou allemand, le héros géorgien considère la gloire comme le plus grand trésor parmi tous les biens de la terre ” (str. 799). Comme dans la Plainte, suite et commentaire de la Chanson des Nibelungen ou comme dans l’épopée du Kajoor, il est dit dans notre texte “ Plutôt que vivre sans honneur, mieux vaux trépasser dans la gloire ” (str. 800). Songeons au dernier Damel (roi) du Kajoor, Lat-Dior Latyr Diop, qui, vaincu le 26 octobre 1886 par une colonne de spahis au cours de ce qui fut sa dernière bataille, “ a été érigé au rang de premier héros national du Sénégal indépendant. Car, par cette mort acceptée et même voulue, le dernier Damel a laissé un legs à la postérité : quand “ tout est perdu, fors l’honneur ”, l’essentiel est préservé ”8. Dans la Chanson des Nibelungen suivie de la Plainte, comme dans l’épopée africaine, “ la défaite […] est […] transformée en une victoire, ou du moins en un motif de fierté, puisque toujours on ménage une voie de salut pour le bien le plus précieux du groupe : l’honneur, l’estime de soi, qui constitue une sorte de semence pour un renouveau non exprimé, mais toujours implicitement espéré ”9.

Nous rencontrons entre Avthandil, Nouradin Pridon et Tariel la même amitié virile qu’entre Ami et Amile ou Roland et Olivier. Le plus curieux dans notre texte est que les trois amis appartiennent à trois peuples différents, parlent des langues différentes, vivent dans des pays différents, ce qui ne les empêche pas de mettre toutes leurs forces en commun pour faire cesser une injustice et un acte de violence. Cette entente et cette aide réciproque vont jusqu’au sacrifice. L’œuvre devient par là un hymne à l’amitié, l’“ amitié fraternelle ” (str. 1006). “ Qui ne cherche pas l’amitié est un ennemi de soi-même ”, dit l’un des trois héros (str. 856).

Du point de vue formel, une large place est faite à l’exagération épique : la douleur fait que les larmes du narrateur ou du héros principal s’entremêlent de sang, comme Kriemhild pleure des larmes de sang : “ les larmes (du héros) entremêlées de sang brillent au bord des cils de jais ” (str. 267). Le cœur de Tariel est “ tout inondé de sang ” (str. 350).

On peut penser que, comme il y avait des données socio-culturelles analogues et la même société féodale dans la Géorgie chrétienne et en Europe occidentale à la même époque, il y avait, comme pour ce qui est de l’épopée africaine et de l’épopée européenne, un même fonds de motifs narratifs. Il s’agit de ressemblances et analogies liées au mode de vie, à des conditions et besoins socioculturels analogues. Ces ressemblances sont dues, en dépit de toutes les divergences, au système sociopolitique analogue en Géorgie, en Afrique et dans l’Europe médiévale. Un système sociopolitique analogue secrète des motifs narratifs analogues ; des ressemblances liées au fonctionnement d’une œuvre littéraire, c’est-à-dire des analogies d’ordre structurel, un chemin obligé pour la construction d’une œuvre ; voire des ressemblances polygénétiques, compte tenu du fait que l’esprit humain est le même en tous lieux et que les besoins des hommes sont identiques où qu’ils se trouvent.

III. Un roman, un “ récit d’amour courtois ” (Jean-Pierre Mahé) ?

Tous ces traits sont très généralement considérés comme typiques de l’épopée, et plaideraient pour l’appartenance du Chevalier à la peau de tigre au genre épique. Mais d’autres éléments brouillent le tableau, et le rapprochent au contraire du roman ou du récit d’amour courtois. Epopée, ou roman ? Les épopées allemandes - l’épopée dite “ des jongleurs ” (Spielmannsepik) ou la Chanson des Nibelungen -, sont un point de comparaison intéressant, en ce qu’elles nous montrent des épopées qui présentent ce même mélange de traits.

C’est en effet surtout d’amour et d’amour-passion que parle le poète (str. 18). Jean-Pierre Mahé du coup parle aussi bien de “ récit d’amour courtois et d’amitié chevaleresque ”. Comme dans le Tristan de Gottfried de Strasbourg, “ l’amant véritable est celui qui peut supporter de souffrir ” (str. 24). Citons encore la strophe 879 : “ Qui donc n’a pas été d’amour épris, supportant des souffrances, / Et qui n’a pas connu la peine et qui n’a pas perdu le sens ? ” La souffrance d’amour et la mélancolie qui croissent pour devenir folie caractérisent le personnage principal, Tariel. Ici on pense irrésistiblement à la folie d’Yvain/Iwein dans le roman Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes/Hartmann von Aue, à Lancelot (“ Folie Lancelot ”), aux “ Folies Tristan ”. Comme dans Floire et Blanchefleur, “ depuis que nous nous connaissons, nous sommes voués l’un à l’autre ” (str. 413).

On découvre aussi certains topoi de la poésie d’amour des troubadours. Les femmes Nestane et Thinathine n’appartiennent pas au monde oriental du harem ou du gynécée ; elles sont, comme dans le Sud de la France, les égales des hommes : ce sont elles qui inspirent et guident les lignes de conduite des héros masculins. Les femmes sont les véritables suzeraines de la conscience des héros : ce n’est pas Tariel qui s’insurge contre l’autorité du père, mais Nestane. N’oublions pas que Thamar était alors reine de Géorgie et qu’elle régnait sans partage. L’amour des héros masculins pour leur dame est réglé comme dans la société féodale sur le modèle de dépendance personnelle. Le premier devoir de l’amant est comme pour les troubadours de “ celer son mal d’amour ” (str. 25) ; citons encore :

“ Si je suis épris d’amour fou, je dois errer seul par les champs.L’amant doit être solitaire et verser des larmes de sang.
Errer est le sort de l’amant… ” (str. 784).

Thinadine dévoile à Avthandil dont elle est aimée l’amour qu’elle éprouve pour lui et, à titre de don d’amour, elle lui demande de parcourir le monde pendant trois ans à la recherche du mystérieux chevalier : le héros s’exécute pour plaire à son amie et pour la servir : “ Tu es parti à ma recherche pour le service de ta dame ” (str. 300).

La littérature allemande nous montre cependant le même mélange dans plusieurs textes qu’on appelle bien des épopées : la Chanson des Nibelungen et les épopées dites “ des jongleurs ”.

Certains traits du Chevalier à la peau de tigre rappellent l’épopée dite “ des jongleurs ” (Spielmannsepik) ou “ poème épique narratif ”. De fait, l’un des thèmes principaux du texte géorgien comme de la Spielmannsepik est le rapt, l’enlèvement de l’héroïne, puis sa délivrance, à ceci près que dans les épopées occidentales il n’y a pas, au contraire de l’œuvre géorgienne, d’intervention de la magie. Comme Hilde dans Kudrun, épopée allemande du milieu du xiiie siècle, ou encore Kudrun elle-même, Nestan’Daredjane se fait enlever. Comme Horand, Frute et Wate dans l’épopée allemande se font passer pour des marchands, Avthandil accompagne une caravane de marchands.

En ce qui concerne la poésie des troubadours, on constate qu’il en est de même dans la Chanson des Nibelungen : Siegfried aide Gunther à conquérir Brunhild pour obtenir la main de Kriemhild. Le chevalier doit se dévouer au service de la dame en évitant de l’agacer (str. 253). Le feu de l’amour brûle l’amant d’une flamme vive (str. 260). Le désir le tue (str. 733). Loin de son bien-aimé, la dame ne peut “ vivre, ni [s]’asseoir, ni [s]e reposer ” (str. 768).

Il n’y a sans doute pas eu influence directe ; ces poètes étaient contemporains, et leurs intérêts intellectuels étaient identiques. En fait, ce sont des faits mythiques universels. Comme l’écrit Jean-Pierre Mahé, “ quelle que soit la réalité des échanges entre la Géorgie et les États latins d’Orient depuis le règne de David le Constructeur (1084-1125), Chota Roustavéli n’a pourtant pas trouvé sa source dans la littérature courtoise d’Occident, mais dans l’intérêt de ses compatriotes pour la poésie persane classique. Dans le prologue du Chevalier, le poète qualifie de “ Midjnour ” l’amoureux passionné ; il révèle ainsi son modèle littéraire le plus déterminant. Il s’agit de Leïla et Medjnoun, l’œuvre de son contemporain Nizami de Gandja (1140-1202), à l’est de la Transcaucasie, région alors soumise à la reine Thamar. Kaïs et Leïla s’aiment depuis l’enfance. Quand Leïla est mariée de force à un riche marchand, Kaïs perd la raison. Retranché du monde, vivant parmi les bêtes et devenant comme l’une d’entre elles, il est surnommé Medjnoun, c’est-à-dire “ le fou ” ”10.

Jean-Pierre Mahé souligne encore que cette œuvre a certes “ ses origines chez les poètes persans que les compatriotes de l’auteur connaissaient déjà. Mais, plus qu’une simple adaptation d’un modèle persan, l’œuvre de Roustavéli fait entendre dans la bouche de ses chevaliers les échos du Banquet de Platon et donne à ses héroïnes les traits des divinités caucasiennes. Cet élan mystique qui anime le texte classe cette épopée parmi les chefs-d’œuvre de la poésie mondiale ”11.

CONCLUSION

On découvre certes bien des points qui relèvent de l’épopée, mais il y a bien davantage encore. En fait, c’est un mélange d’épopée, de quête, de roman d’amour et de poésie d’amour, mais aussi de philosophie. Terminons par cette citation de Jean-Pierre Mahé : “ Tout en célébrant l’amour courtois de ses preux héros pour leurs dames, Chota déclare d’emblée ses intentions métaphysiques : “ Je parle de l’amour passion, qui relève du rang suprême : / celui qui tâche de l’atteindre en peut subir de grandes peines ”. Le poète avait recueilli chez Denys l’Aréopagite, l’écho de la dialectique du Banquet de Platon : de l’amour des beaux corps, on s’élève à la contemplation des belles idées, puis de là jusqu’au bien. “ Le sage Dionos ”, écrit-il, “ dévoile ce qui est caché : / Dieu n’engendre que le seul bien, jamais le mal il ne fait naître ! / Réduisant le mal à l’instant, au bien il donne la durée. / Ôtant le manque au bien suprême, il en rend la source parfaite ”. Au-delà du divertissement, le récit vise donc à soulever le voile des apparences passagères, pour déchiffrer par transparence les réalités éternelles. En alternant deux couples d’amoureux, nocturne et diurne, Chota dépeint les deux faces de l’amour – passion dévorante et fatale, qui retranche de la société des hommes Tariel, le chevalier à la peau de panthère, et le rapproche de l’animalité ; ou au contraire, force sublime, qui incite le héros Avthandil à se dépasser sans relâche. Le contraste des comportements humains prend alors une dimension cosmique : il manifeste le principe caché de la cohérence du monde, où le croisement d’éléments opposés – clairs ou ténébreux, chauds ou froids, secs ou humides, lourds ou légers – fait coexister les contraires ”12.


1 Ou “ Le chevalier à la peau de panthère ”. Roustavéli, Chota Le Chevalier à la Peau de Tigre. Traduit du géorgien avec une introduction et des notes par Serge Tsouladzé, Paris, Gallimard-Unesco, 1964.

2 Schota Rustaweli, Der Ritter im Tigerfell. Ein altgeorgisches Epos. Nachdichtung von Marie Prittwitz, Aachen, Shaker-Verlag, 2011, p. 6.

3 Farshid Delshad, Georgica et Irano-semitica. Philologische Studien zu den iranischen und semitischen Elementen im georgischen Nationalepos Der Recke im Pantherfell. Beiträge zur Vergleichend-Historischen Sprachwissenschaft, Baden-Baden, Deutscher Wissenschafts-Verlag, 2009.

4 Schota Rustaweli, Der Ritter im Tigerfell, trad. cit, p. 6.

5 Jean-Pierre Mahé, “ Le chevalier à la peau de panthère : l’épopée persane du Géorgien Chota Roustavéli ”, http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/le_chevalier_a_la_peau_de_panthere_l_epopee_persane_du_georgien_chota_roustaveli.asp, consulté le 5 janvier 2015. Nous nous permettons de garder la graphie désormais habituelle pour Thamar, Thinathine et Avthandil.

6 Schota Rustaweli, Der Recke im Tigerfell. Altgeorgisches Poem, Deutsche Nachdichter, Nachdichtung v. Hugo Huppert, Berlin, Rütten & Loening, 1955, p. 11-12.

7 Chosta Roustavéli, Le Chevalier à la Peau de Tigre, trad. cit., p. 16.

8 Amadou Ly, “ La victoire des vaincus (L’épopée d’Afrique comme discours compensatoire d’une communauté vaincue ”, Littérales 29, 2002, Épopées d’Afrique de l’Ouest, épopées médiévales d’Europe, p. 247.

9 Amadou Ly, “ La victoire des vaincus ”, art. cit., p. 252.

10 “ Le chevalier à la peau de panthère ”, art. cit.

11 Ibid.

12 “ Voile et dévoilement ”, discours de M. Jean-Pierre Mahé, Séance cinq académies, 2012, http://seance-cinq-academies-2012.institut-de-france.fr/voile-et-devoilement, consulté le 15 mars 2015.

Pour citer ce document

Danielle Buschinger, «À quel genre littéraire appartient le poème du poète géorgien Chota Roustavéli, Le Chevalier à la peau de tigre», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2015_article_195-a-quel-genre-litteraire-appartient-le-poeme-du-poete-georgien-chota-roustaveli-le-chevalier-a-la-peau-de-tigre.html

Quelques mots à propos de :  Danielle  Buschinger

Danielle Buschinger, professeur émérite à l’Université de Picardie-Jules Verne, est l’auteur de nombreuses études sur la littérature allemande du Moyen Age (Tristan, romans du Graal, roman arthurien, contes et nouvelles, Chanson des Nibelungen…) et sur Richard Wagner. Elle a traduit nombre d’œuvres médiévales allemandes et fait des études comparatives entre la littérature médiévale européenne et l’épopée africaine.Parmi les publications : en collaboration avec Jean-Marc Pastré : La Chanson des Nibelungen, Paris, Gallimard, 2001 ; Guillaume et Willehalm, les épopées françaises et l’oeuvre de Wolfram von Eschenbach : actes du colloque des 12 et 13 janvier 1985 (éd.), Göppingen, Kummerle, 1985 ; Le Moyen âge de Richard Wagner, Presses du Centre d’études médiévales, Université de Picardie-Jules Verne, (“Médiévales”, numéro 27), 2003.