Le Recueil ouvert

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Section 1. Théories générales de l'épopée

Le roman fait l’épopée

Pierre Vinclair

Résumé

On ne peut considérer l’épopée comme un genre existant en soi. Comme tous les genres, c’est bien plutôt un objet théorique, dont la construction dépend des stratégies épistémologiques des chercheurs. Un récapitulatif rapide des démarches contemporaines montre, en l’occurrence, que l’épopée acquiert tout son sens dans l’horizon de sa comparaison avec le roman : l’identité de ces genres est “relationnelle”. La stratégie que j’appelle énergétique comparée se propose de prendre au sérieux cette relation pour décrire l’un par l’autre le fonctionnement de ces dispositifs génériques, et en déduire l’effort qu’ils servent. À partir d’analyses de textes représentatifs de chacun de ces deux genres, elle détermine à la fois les fonctions rhétoriques et noétiques des structures narratologiques, et les effets pragmatiques des contenus idéologiques. La mise en rapport de cette sémiologie fonctionnaliste et de cette herméneutique pragmatique permet de trouver, lorsqu’elles convergent, l’effort du genre, c’est-à-dire ce qu’il essaie de faire à son récepteur. En l’occurrence, on peut caractériser le roman par son effort, éthique, d’émancipation de l’individu, et l’épopée par son effort, politique, de redéfinition des valeurs communes.

Abstract

Epic and the novel
The epic cannot be considered a literary genre in and of itself. Like all genres it is, rather, a theoretical object whose construction depends on the epistemological strategies of scholars. A quick overview of contemporary approaches reveals that the epic acquires its full meaning in its comparison with the novel : the identity of each of these genres is “relational”. My comparative energetics
strategy suggests taking this relationship seriously and describing the function of each of the generic apparatus through their mutual relationship, thus deducing their generic “endeavor”. Based on analyses of texts representative of both genres, my work determines both the rhetorical and noetic functions of the narratives as well as the pragmatic effects of their ideological content. By linking this functional semiology with the pragmatic hermeneutics it is possible to find in their convergence their endeavor—what the genre is trying to convey to the reader. In such a case, the novel can be characterized by its ethical endeavor at the individual’s emancipation, and the epic by its political endeavor at redefining common values.

Texte intégral

Introduction : sortir du paradigme moderne ?

Cédric Chauvin, dans un livre récent, a parfaitement décrit les contours du “paradigme moderne”1 qui se structure avec et après Hegel, autour de la conceptualisation de l’épopée comme trace de temps sublimes mais disparus, comme origine dépassée et modèle inatteignable du roman. À la fois document et monument, l’épopée était ce genre disparu qui ne réapparaissait plus dans la modernité romanesque que sous forme de registre, dans la “poésie épique” ou dans le “roman épique”. Est-on sortis d’un tel paradigme ? Si non, le peut-on seulement ? S’il s’agit vraiment, comme l’affirme Cédric Chauvin en se référant à Foucault, d’un paradigme, la réponse à cette question ne saurait être positive : l’épistémè nous contraint, et nous ne voyons jamais pour objets que ce qu’ont construit pour nous les organisations épistémiques de l’époque. Le fait que nous croyions qu’il existe quelque chose comme “l’épopée”, qui existerait à travers des textes aussi différents que l’Iliade, le Ramayana ou le Heike monogatari, en dirait davantage, pour une archéologie du savoir, sur les structures qui organisent nos discours que sur les choses elles-mêmes.

Mais on peut expliquer l’unité des théorisations modernes de l’épopée sans en référer à la métaphysique de Foucault. Comme on voudrait en esquisser l’argument dans les lignes suivantes, les épopées n’ayant été mobilisées par les post-hégéliens que dans l’horizon d’une précompréhension du roman (conçu comme genre de la modernité), la stabilité des caractéristiques attribuées au genre épique dépend moins de l’identité d’un paradigme (dont les objets nous seraient imposés à travers les structures contraignantes d’une épistémè) que de l’unité d’une stratégie épistémologique. C’est-à-dire d’un geste théorique, que nous pouvons renouveler – ou dont nous pouvons choisir de nous défaire.

I. Quelle stratégie épistémologique ?

Depuis Hegel, nous aimons à voir dans l’épopée l’ancêtre du roman. Avec la Théorie du roman de Lukács, elle devient même un ancêtre dont la lecture et dont la théorisation ne nous intéressent plus que dans la mesure où elles permettent de mettre en évidence, a contrario, l’originalité du genre romanesque. Une telle appréhension est sous-tendue par le présupposé selon lequel chaque époque et chaque région du monde, voire chaque niveau de développement, a son genre littéraire : l’épopée serait le genre d’une société “archaïque”, nous fût-elle contemporaine, et le roman celui d’une société “moderne”, fût-elle ancienne. L’épopée y est considérée comme une forme exprimant les représentations du monde passées (donc morte), et son étude ne se justifie que dans la mesure où elle met en évidence, par différence, les innovations d’une modernité à laquelle le roman donne sa forme littéraire.

Nous ne parviendrons à penser différemment l’épopée que si nous en construisons différemment l’objet, dans une stratégie épistémologique nouvelle qui ne consisterait plus à s’intéresser aux traits phénotypiques des textes pour en induire les structures idéologiques de la société qui les a fait naître. Le premier acte de cette rupture épistémologique est peut-être de sortir tout simplement de ce genre de poétique “expressiviste” (d’une conception du genre comme expression d’un Zeitgeist). À ce titre, les trois types d’approches de l’épopée (par les marges, par le contexte, par le centre) que liste Florence Goyet dans son article de 20092 partagent ce même pas de côté : il s’agit pour elles de penser l’épopée non comme expression de ce qui la produit, mais comme forme que l’on reçoit. Elles diffèrent dans la mesure où chacune d’entre elles implique une stratégie épistémologique originale, aboutissant à constituer l’épopée comme un objet à chaque fois différent : la première relève de ce qu’on pourrait appeler une poétique dialectique, la seconde d’une rhétorique ethnographique, la troisième d’une pragmatique inductive.

1. Par les marges : une poétique dialectique

La première de ces approches, par une culbute dialectique, renverse le thème et l’horizon : au lieu de ne s’intéresser à l’épopée que comme faire-valoir (archaïque) du roman (moderne), elle scrute dans la littérature moderne les développements ou les connotations, les reprises, les déclarations d’intention par lesquelles des œuvres tentent de se subsumer sous le concept d’épopée. Une telle perspective, s’intéressant au “désir d’épopée”3, fait droit à ce que l’on pourrait appeler les “poétiques indigènes” des œuvres, c’est-à-dire aux manières chaque fois propres dont les œuvres définissent elles-mêmes leur appartenance générique — plutôt que de plaquer sur elles des catégories essentialisées, à l’origine forgées par des stratégies épistémologiques mises en places pour comprendre d’autres genres. En cela, cette approche par les marges ressemble un peu à l’ethnométhodologie en sciences sociales, qui laisse aux acteurs sociaux le soin de mobiliser eux-mêmes les catégories susceptibles de les décrire. Elle reste une théorie poétique (elle s’intéresse aux causes qui déterminent la forme des œuvres), mais il s’agit d’une poétique dialectique, déjà travaillée par l’esthétique de la réception, dans la mesure où les œuvres sur lesquelles elle travaille (poèmes héroïques ou humanitaires, romans historiques ou populaires, de la Renaissance à nos jours) doivent leur forme à leur réception du genre épique.

Malgré tout, en thématisant systématiquement les ressemblances (parfois très minces) et en oubliant les différences (souvent énormes) entre les textes qu’elle étudie et les dispositifs épiques, cette stratégie épistémologique risque de tomber dans le piège de ces textes, pour qui l’évocation de l’épopée ne relève parfois qu’une posture rhétorique. Car s’il est juste de reconnaître l’intelligence immanente aux textes, et d’appeler “épique” tout texte qui désire ou prétend être une “épopée”, ne faut-il pas les prendre au sérieux au point de reconnaître l’essentielle mètis de toute intelligence (dont le premier effort est de se maquiller) ? Pour le dire mieux, la prétention à une affiliation générique est bien souvent une stratégie rhétorique permettant à un texte d’accomplir un certain effort4 qui n’a, lui, parfois rien à voir avec cette affiliation. De même que Racine a intérêt à faire passer ses drames galants pour des tragédies, ne serait-ce que pour pouvoir les représenter dans une époque janséniste5, ce que la Franciade partage avec l’Iliade permet à la première de faire tout autre chose que ce que faisait la seconde. Loin de chercher à “penser sans concepts”, comme y parvenait l’Iliade6, la prétention à l’épopée, dans un texte destiné au Prince dont elle retrace les exploits, a pu être ramenée par exemple au désir de son auteur de s’assurer un statut à la Cour7.

En même temps que l’épopée devient le cœur de la question posée à la littérature moderne, il semble que l’approche par les confins ouvre ainsi la possibilité de contester la thèse de l’irréversible caducité de l’épique. Mais en renversant deux fois la perspective hégélienne, elle se retrouve en réalité confrontée à une alternative dont aucun des termes n’est vraiment satisfaisant : ou bien elle traite les “épopées modernes” comme étant des épopées, mais elle risque de tomber à la fois dans l’essentialisme et dans le piège d’une rhétorique qui ne se donne pour instrument qu’une ressemblance parfois très approximative avec l’œuvre d’Homère ou les registres qui sont censés y être perceptibles. Ou bien, plus prudemment, elle ne s’intéresse précisément qu’à ce “désir d’épopée”, mais risque alors de ne jamais rien nous dire de l’épopée elle-même. Aucune des deux branches de cette alternative n’étant tout à fait satisfaisante, on pourra préférer à ce double renversement des approches plus radicalement étrangères à la construction hégélienne et post-hégélienne, qui veut à tout prix voir dans l’épopée quelque chose d’ancien.

2. Par le contexte : une rhétorique ethnographique

Ainsi, par exemple, la deuxième approche, “par le contexte” comme la nomme Florence Goyet, construit son objet moins dans une dialectique (éventuellement mise cul par-dessus tête) de l’archaïque et du moderne ou de la production et de la réception où les écrivains sont d’abord des lecteurs de Virgile ou d’Homère, que dans l’étude ethnographique des conditions de production et de réception des textes. Dans ce cadre, les propriétés phénotypiques des textes épiques (comme la versification, les formules, les scènes-types, etc.) ne sont rapportées ni à la nature des genres, ni à quelque désir d’imitation. Elles sont considérées comme des propriétés rhétoriques destinées à assurer le fonctionnement sémiotique du texte. Dans ce cadre, la tradition apparaît comme un certain mode de réception du sens, qui diffère de son mode de réception dans la littérature moderne. Ainsi, si l’objet qu’elle thématise (la réception orale traditionnelle des histoires) n’est pas nécessairement ancien (J. M. Foley et ses disciples se sont intéressées à la littérature orale turque, ou d’Asie centrale), il est tout de même d’abord et avant tout défini comme l’autre de la littérature moderne, ou occidentale lorsque il nous est contemporain. Comme on le voit au détour de certaines phrases, cela reste par différence avec la littérature narrative moderne qu’il s’agit d’expliquer la nature de l’épopée :

In the modern literary work of art we place the highest priority on a writer’s personal manipulation of original or inherited materials, rewarding the work that strikes out boldly in a new direction by providing a perspective uniquely its own, memorable because it is new, fresh, or, best of all, inimitable. In such a case the work is praised for the finesse with which an author (not a tradition) confers meaning on his on her creation [...]8.

Cette approche a le grand mérite de proposer une conception dynamique, ergonomique ou rhétorique, des propriétés phénotypiques d’un texte : il s’agit d’étudier comment elles concourent à la réception du sens. Ainsi, on échappe à l’écueil poétique qui, ayant tendance à considérer la forme des textes ou bien comme des ornements, ou bien comme des traces de l’activité qui les a produite, ouvre à une conception taxinomiste des genres (alors que les œuvres ne doivent pas leur forme de notre désir de les classer). Malgré tout, le problème de cette conceptualisation par le contexte est, là encore, qu’elle ne nous parle pas spécifiquement de l’épopée : elle s’applique aussi bien aux chantefables, aux contes, aux veillées des légendes populaires9.

3. Par le centre : une pragmatique inductive

La troisième stratégie épistémologique (celle de Florence Goyet) se propose de traiter ce problème à la racine, en construisant son objet par induction : il s’agit pour elle de lire des épopées, et de décider à l’issue de l’analyse des points communs qui les unissent en quoi consiste la nature de ce genre. Les résultats de son travail sont impressionnants, puisqu’il aboutit à une redéfinition complète du rôle de l’épopée : loin d’être l’expression d’un monde figé, l’épopée aurait pour fonction de penser sans concepts pour sortir un peuple d’une crise de civilisation, en renouvelant l’imaginaire politique. Comme l’écrivait déjà J.-M. Paquette en 1971, en effet, "c’est le propre de l’épopée que de penser par action (le Handlung de Hegel), non par concept10.” Bien sûr, l’épopée est bien, en un sens, au commencement, puisque “la vocation spécifique de l’épopée est d’avoir dit le premier mot11”, mais ce commencement est moins celui d’une harmonie figée, que le lancement d’un mouvement dirigé vers une société à venir.

Tirant de nouvelles conclusions des intuitions de J.-M. Paquette, Florence Goyet opère un important changement de perspective par rapport à l’approche hégélienne. En effet, ce déplacement aboutit non seulement à délaisser la production pour la réception (la poétique pour l’esthétique), mais à s’intéresser à l’acte du texte lui-même — à ce qu’il fait, en tant que texte. La théorie de l’épopée devient donc une pragmatique. Bien sûr, l’induction qui est au fondement d’une telle manière de faire prête le flanc à une forme de cercle vicieux que connaît, depuis le Ménon de Platon, la réflexion épistémologique sur la définition des concepts par induction. En effet, ce que je connais, je ne le cherche pas ; mais ce que je ne connais pas, je ne le cherche pas non plus, parce que ne le connaissant pas je ne saurais pas ce que je dois chercher.

Ainsi, ou bien je sais à partir de quel corpus induire mon concept (mais cela signifie que je sais déjà quelles œuvres sont des épopées, et donc que je connais déjà en partie ce que je cherche), ou bien je ne sais pas déjà quelles œuvres sont des épopées — mais alors je ne sais pas où chercher pour construire mon concept par induction. Comment sait-on que c’est en étudiant les œuvres d’Homère, plus que celles de Stendhal, que nous aurons une définition de l’épopée ? Tout simplement parce que ce sont les premières, et non les secondes, que l’on appelle ainsi. La stratégie inductiviste est nécessairement (sans quoi elle n’aurait pas même de corpus) préparée par la taxinomie intuitive du sens commun. Le mot “épopée” étant systématiquement employé par le sens commun pour qualifier telles et telles œuvres, il s’agit de transformer cette précompréhension en concept, et ce en définissant avec précision les caractéristiques qu’elles partagent. Ainsi Florence Goyet est-elle légitime à accepter sans plus de justification comme “épopées” l’Iliade, la Chanson de Roland ou les monogatari japonais. Dans son ouvrage Penser sans concepts. Fonction de l’épopée guerrière, elle peut dès lors mettre en évidence les propriétés constitutives du genre : populaire, polyphonique et politique, l’épopée a pour tâche de sortir une société de la crise en renouvelant son imaginaire politique.

Pour autant, si l’on se penche sur cette précompréhension du genre par le sens commun, que trouverons-nous ? Pour quelles raisons dit-on que le Hôgen et le Heiji monogatari sont des épopées ? Qu’est-ce qui légitime de chercher dans ces œuvres-ci des critères pour caractériser le concept d’épopée ? Pour les Japonais, il s’agit plutôt de monogatari, c’est-à-dire de “récits”, qui participent de la même catégorie que le Genji monogatari, que nous aimons quant à nous à considérer comme un “roman”… Quant à la Chanson de Roland, il est fort à parier que ses auteurs ne la considéraient pas non plus comme une “épopée”… ne serait-ce que parce que le mot date de 162312. Ainsi, ce “sens commun” qui permet de définir un corpus pour travailler par induction est-il lui-même socialement, culturellement, historiquement constitué : il n’exprime pas le point de vue de l’absolu mais notre lieu, le lieu dont d’où nous parlons, le lieu depuis lequel l’Iliade, la Chanson de Roland et les monogatari japonais (trois œuvres dont les traits phénotypiques ne se ressemblent pas, qui n’ont pas d’histoire commune et qui ne se sont pas influencées l’une l’autre) acquièrent des points communs. Or, on ne partage des points communs qu’à l’exclusion d’un “tout le reste”. Ce lieu depuis lequel nous regardons ces œuvres, ce lieu depuis lequel elles nous paraissent si proches, c’est bien sûr, de nouveau, celui de la littérature écrite moderne. Où règne le roman. N’est-il pas remarquable que ce soit, précisément, à l’occasion d’une comparaison avec le roman, que J.-M. Paquette ait formulé, dans son article de 1971, certaines des intuitions qui furent à la source du développement de cette nouvelle approche?

II. Roman et épopée : des concepts relationnels

Les trois stratégies épistémologiques que nous avons si grossièrement résumées (poétique dialectique, rhétorique ethnographique, pragmatique inductive) comme des dépassements de la poétique expressiviste partagent tous, plus ou moins directement, et de manière plus ou moins avouée, l’idée que l’épopée est avant tout l’autre de notre modernité littéraire. Ce n’est pas un hasard : le concept d’épopée est un concept relationnel. Il décrit moins des choses que notre relation à certaines choses.

1. L’épopée comme concept relationnel

L’épopée, c’est l’autre genre que l’on désire retrouver, celui d’avant la fin des traditions (ou bien l’autre, où ces traditions sont encore vivantes), et qui n’apparaît comme unifié que depuis le point de vue écrasant de notre modernité. Il ne saurait s’agir pour nous, ici, d’en tirer argument pour critiquer ces trois approches ; mais, bien plutôt, pour revenir sur la critique du “paradigme” post-hégélien sur laquelle nous avions ouvert notre propos.

Car après tout, que celui-ci ne construise l’épopée que comme l’autre du roman n’est pas si grave, puisque c’est ce que nous faisons tous. Bien plus, c’est une fatalité : on sait bien, depuis les travaux de Jean-Marie Schaeffer13, que les genres ne sont pas des entités existant en soi, dans l’absolu, et dont il suffirait de décrire l’essence naturelle. Ce sont des artefacts intellectuels, dont la construction relève de logiques multiples et variables. Or, en ce qui concerne l’épopée, il apparaît que l’épopée se construit comme un genre de l’autre. Autrement dit, c’est le fait du roman qui dégage par différence un territoire de dispositifs narratifs de pensée alternatifs, dont les points communs apparaissent du fait de ce dégagement, de cette mise en perspective. Il n’y a pas d’épopée en soi (qu’est-ce que cela voudrait dire ?), mais vus depuis l’âge du roman, certaines œuvres semblent partager des propriétés qui tout d’un coup “font genre”.

Ou encore : à partir du XVIIème siècle, Homère commence à ressembler au Heike Monogatari.

2. Réciprocité de la relation

À présenter les choses ainsi, on pourrait en conclure qu’on a bien là la preuve que la théorie hégélienne est une épistémè au sens de Foucault – puisque les trois stratégies épistémologiques dont on a pu d’abord croire qu’elles s’en affranchissaient l’ont en réalité, souterrainement, reconduit. Mais ce n’est pas le cas, parce que la relation qu’elle postule pèche tout de même. Non, comme on l’a d’abord cru, par son existence même ; elle pèche par son essentialisme, et son unilatéralité.

En effet, l’épopée n’est pas seulement l’autre du roman : le roman est, lui aussi, l’autre de l’épopée. Et ce, pour au moins deux raisons. D’abord, pour une raison logique : si l’épopée n’existe que du point de vue du roman, cela revient à dire que ces deux concepts sont relationnels, comme “père” et “fils” ou “Orient” et “Occident”. Ensuite, pour une raisons historique : comme l’a en particulier montré Camille Esmein-Sarrazin14, le genre romanesque s’est historiquement construit autour de la référence épique, en fabriquant un concept d’épopée qui pût servir de point d’appui à un rejet qui a constitué, à ses débuts le roman lui-même. De même que le partage “Orient” / “Occident” est purement arbitraire, toute chose, en soi, pouvant être l’orient ou l’occident de l’autre (la terre est ronde), l’institution historique de ces catégories les a peu à peu rapportées à des contenus précis (l’Occident, ce serait les peuples chrétiens, par exemple, et l’Orient, les peuples bouddhistes). Mieux, une fois ces contenus définis, les membres de chacune de ces catégories (les Occidentaux et les Orientaux) commencent à se voir, selon un mécanisme étudié par Sartre, Franz Fanon puis les postcolonial studies, comme l’Autre de l’autre : la réciprocité d’une relation purement différentielle aboutit à la constitution d’identités substantielles15. Il en va de même pour les concepts qui nous intéressent : il suffit que le romancier se représente comme romancier et non comme aède (ou réciproquement comme aède plutôt que comme romancier — dans le cadre des œuvres qui témoignent du “désir d’épopée”) pour que les propriétés qu’il projette d’abord de manière fantasmatique (le romancier serait un génie original, alors que l’aède ne ferait que répéter une tradition) s’ancrent dans la réalité, en produisant des œuvres qui, de fait, ne se ressemblent plus16. Tout comme les Occidentaux construisent un concept d’Orient qui fait violence à la diversité des orientaux, et tout comme ceux-ci, en retour, construisent un concept d’Occident défini par la violence, il suffit de se percevoir pour transformer une double hétérogénéité en double homogénéité. De même, il aura suffi à quelques écrivains de comprendre qu’ils faisaient autre chose que Virgile ou Homère pour se représenter ces auteurs comme unis dans l’épopée, et faire de l’épopée une altérité (une identité autre, et donc une identité) — et, réciproquement, s’unir, eux, comme producteurs de roman.

3. Autonomie relative du concept

Ainsi la dimension relationnelle de la construction logique du concept n’implique-t-elle aucunement que le sens soit réductible à cette construction : que le concept d’Orient n’ait pas de sens sans un concept d’Occident ne veut pas dire que l’Orient n’a pas des caractéristiques propres. Bien sûr, le concept d’Orient sera toujours suspect et l’Occident pourra être critiqué, à raison, pour son “Orientalisme”17. Mais une telle suspicion, légitime parce qu’elle pointe une essentialisation, n’empêche pas qu’une différence existe. Ainsi, par exemple, l’Occident est plutôt chrétien, l’Orient plutôt bouddhiste.

Il en va de même des rapports entre les concepts de roman et d’épopée, dont il faut tenir à la fois que 1. leur valeur est relationnelle, et que pourtant 2. chacun a un contenu propre, même si 3. ce contenu n’implique pas une essence. Ainsi, parmi l’ensemble des textes narratifs qui ne sont pas des romans, certains partagent des propriétés remarquables, qui nous demandent de les rapprocher : on fera ainsi la différence entre ceux qui “pensent sans concepts”, qu’on appellera des épopées, et d’autres genres comme les contes, les fables, les mythes, etc. Il n’y a sans doute pas “l’épopée” comme il n’y a pas “l’Orient” (et aussi peu de rapport entre les monogatari japonais et le Mahâbhârata qu’entre un Japonais et un Indien), mais il y a autant “l’épopée du point de vue du roman” que “l’Oriental du point de vue de l’Occident” (ni le Japonais ni l’Indien ne sont chrétiens), cette construction relationnelle dégageant un espace relatif d’autonomie au concept (de manière remarquable, parmi toutes les productions non romanesques, les monogatari et l’Odyssée partagent quelques propriétés positives, comme le bouddhisme du Japonais est originaire… d’Inde).

Ainsi la nature relationnelle des concepts de roman et d’épopée n’empêche-t-elle pas que chacun des concepts ait sa pertinence propre, et puisse être utilisé indépendamment de la référence à son doublon d’origine. Dans la plupart des cas, cet oubli du roman dans les théories de l’épopée aboutit seulement à une forme implicite d’essentialisme. Mais, plus grave, il peut déboucher sur de véritables non-sens. Ceux-ci, par leur existence même, sont à la fois une preuve de la tentation d’utiliser les catégories “roman” ou “épopée” comme s’ils faisaient référence à des objets existant en soi, et de la limite de cette utilisation, puisqu’elle aboutit à une absurdité. Ainsi, et alors même que le concept d’épopée est d’abord, à l’origine, une catégorie ad hoc faite pour désigner les œuvres d’Homère et de Virgile, on a pu tirer argument de certaines propriétés de l’Odyssée pour dire qu’il ne s’agissait pas d’une épopée mais d’un roman18 — comme si l’on disait que Confucius était occidental sous prétexte que son attitude peut parfois faire penser à celle de Socrate. Bref, il faut tenir à la fois que le roman et l’épopée sont des objets relationnels, et en même temps que chacun peut être étudié pour soi comme ayant une consistance propre — à condition de ne pas oublier de ne jamais essentialiser, l’un n’ayant ultimement de sens que dans l’horizon de l’autre. C’est pour tenir ce double défi (penser l’un par l’autre tout en pensant la spécificité ou, si l’on veut, la “pseudo-essence” de l’un et de l’autre) que nous avons cru pouvoir proposer une cinquième (après la poétique des post-hégéliens, puis les trois théories de la réception listées par Florence Goyet) stratégie épistémologique, que nous avons proposé d’appeler l’”énergétique comparée”.

III. La stratégie épistémologique de l’énergétique comparée

L’énergétique comparée est ainsi une approche différentielle quant à ses objets (elle pense le roman par l’épopée et réciproquement, conformément à leur nature relationnelle) et synthétique quant à la méthode (elle emprunte leurs résultats à chacune des trois approches modernes et tente d’articuler leurs perspectives)19. Elle comporte trois dimensions, que résument les deux mots de son nom (l’un, “comparée”, ayant deux sens).

1. Une approche différentielle et synthétique

Cette stratégie épistémologique est d’abord “comparée” dans la mesure où il s’agit d’une approche relationnelle qui pense les deux genres, conformément à leur nature logique, l’un par l’autre, et en appliquant à l’un les catégories forgées par ou pour l’autre20. Mais elle est “comparée” encore dans la mesure où la thématisation de chaque genre (une fois l’autre genre laissé dans l’horizon) se construit de manière inductive, à partir d’un corpus de quelques textes considérés comme représentatifs qu’elle pense en parallèle et en différentiel. À cette double comparaison, intra- et extra-générique, s’ajoute une dimension “énergétique”, dans la mesure où le genre littéraire n’y est pas défini comme la classe de textes exemplifiant certaines propriétés phénotypiques reproductibles, de forme ou de contenu (versification, invocation à la muse, voyage dans les enfers, etc.), mais comme la classe de textes exemplifiant le même effort. Considérant ainsi chaque texte comme energeia (acte, effort) produit par l’activation des schèmes noétiques plutôt que comme ergon (œuvre, produit fini) dont il serait intéressant de lister les propriétés, il doit mettre en œuvre une analyse énergétique21.

On le pressent, cette énergétique comparée se nourrit de la “poétique dialectique” de l’approche par les marges, parce qu’elle s’intéresse au rapport entre la théorie des genres portées par les œuvres et l’efficacité de leur effort — c’est-à-dire qu’elle fait du désir générique d’une part, et des prétentions génériques de l’autre, des éléments à prendre en compte pour comprendre l’effort de l’œuvre. Mais elle se nourrit également de l’approche par le centre : on retrouve en effet à travers le concept d’effort une tentative de répondre à la question “que fait le texte ?”, question qui est celle de Florence Goyet, qui mobilise quant à elle les concepts de “fonction” et surtout de “travail”. Pour celle-ci, il s’agit bien du travail effectif du texte, sur les sociétés historiques réelles. Mais quant à nous, il nous semble falloir rester plus spéculatif, c’est-à-dire aussi plus prudent : l’étude des Mystères de Paris montre bien que des œuvres dont l’effort est en réalité conservateur peuvent produire, dans le contexte particulier dans lequel elles sont reçues, des effets révolutionnaires22. Plus généralement, tous les objets techniques (dont font partie les dispositifs littéraires23) sont caractérisés par une utilisation idéale qui ne correspond pas forcément à leur utilisation effective : on peut se servir d’un magnétoscope comme d’une planche à découper. Aussi, d’après nous, l’effort doit-il être défini comme l’action optimale que la description de son fonctionnement laisse penser qu’il peut faire : une telle pragmatique (celle de l’”énergétique”) est donc “transcendantale”24 : elle ne dit pas ce qui se passe, mais ce qui pourrait ou devrait se passer. Bref, elle s’intéresse moins à l’acte contingent du texte qu’à son energeia, tel que les propriétés de son ergon permettent de le reconstruire. C’est ici que cette stratégie emprunte à la rhétorique ethnographique (de l’approche par le contexte) certaines de ses intuitions : comme elle, en effet, elle se propose de considérer les propriétés formelles des textes comme des prises destinées à disposer l’attention du lecteur et faire fonctionner la production de sens.

2. L’effort des genres

Au cœur de cette reconceptualisation du genre, ce que nous appelons “l’effort” du texte correspond donc à l’effet qu’il essaie de produire, tel que permet de le reconstituer la description fonctionnelle (et non taxinomique) de ses diverses propriétés. Autrement dit, au lieu d’arrêter la définition du genre à un relevé de propriétés phénotypiques, de forme (par exemple, la versification, ou le catalogue) et de contenu (par exemple, le voyage dans les enfers), on rapporte ces propriétés à l’effort “génotypique”, au programme profond que le texte essaie d’accomplir (en l’occurrence, pour l’épopée, la redéfinition des valeurs politiques25) et dont les propriétés de surface sont parfois les opérateurs et parfois seulement les symptômes. Or, un même effort étant donné, on peut le mener à bien en faisant travailler des propriétés présentant des formes différentes au niveau phénotypique : c’est la raison pour laquelle on peut trouver des épopées qui, tels les monogatari japonais, sont en prose, ou ne comportent pas de voyage aux enfers, etc. C’est aussi la raison pour laquelle les théories qui prennent argument de la pluralité des apparences du roman pour en conclure au fait que ce n’est pas un genre ne sont pas convaincantes : car cette diversité elle-même est au service de son effort générique d’émancipation. En ce sens, on peut dire que l’apparence d’originalité est moins une caractéristique profonde du (non-)genre qu’un instrument rhétorique du genre.

L’effort d’un genre est en effet rhétorique (le texte essaie de s’assurer une prise sur le lecteur pour orienter sa réception du texte ; il contient un “mode d’emploi” implicite), noétique (le texte a un contenu sémiotique organisé pour produire de la pensée) et praxéonomique (éthique ou politique : cette production de pensée dit quelque chose des rapports de l’individu à la société). Pour étudier le fonctionnement des deux genres dans chacune de ces trois dimensions, De l’épopée et du roman. Essai d’énergétique comparée reconstitue en particulier l’effort du Rouge et le Noir et de l’Odyssée. La généralisation, à partir de ces cas particuliers, est rendue possible par le fait que l’ouvrage adosse ses analyses à un corpus d’une quarantaine d’œuvres, parmi lesquelles des romans classiques (La Princesse de Clèves, La Nouvelle Héloïse) autant que modernes (Madame Bovary, Voyage au bout de la nuit), français, mais aussi anglais (Robinson Crusoe, Pride and Prejudice), russe (Guerre et paix) ou chinois (Au bord de l’eau) ; et des épopées de différentes traditions, grecque (Iliade), romaine (Énéide), japonaise (Dit des Heiké) ou indienne (Mahâbhârata, Râmâyana). Il s’intéresse aussi à des textes dont le statut semble hybride (Les Mystères de Paris, Les Misérables) ou dont il faut comprendre, souvent pour les contester, les prétentions à l’épopée (La Jérusalem délivrée, La Franciade, Le Paradis perdu, La Légende des siècles).

III. Ce que font l’épopée, le roman

L’application à ce corpus de la méthode énergétique commence par l’analyse rhétorique, celle qui s’intéresse à la façon dont un texte essaie de disposer l’attention de son lecteur.

1. Rhétorique

Pour pouvoir accomplir les autres dimensions de son effort, il doit avant tout faire en sorte d’être reçu, lu ou écouté, d’une manière particulière. À ce propos, il est utile de distinguer trois aspects de cette rhétorique : l’”économie rhétorique”, la “stratégie” et la “fonction”.

La première concerne le fait que le texte dissimule ou au contraire met en évidence les ressources traditionnelles dont il est issu, et l’originalité qu’il apporte. La différence est ici très claire entre l’épopée, qui revendique sa traditionalité, et le roman, qui surjoue l’originalité. L’établissement de cette économie rhétorique ne consiste du reste pas seulement à déconstruire le discours que des œuvres tiennent éventuellement sur elles-mêmes (ainsi, les épopées mettent parfois en scène des personnages d’aèdes, et les romans de romanciers), mais aussi à montrer comment certaines caractéristiques, fonctionnelles ou de contenu, parviennent à créer un “effet de tradition”, ou un “effet d’originalité”. Par exemple, le thème du destin ou la reprise de scènes-types, d’un côté, permettent de revendiquer la dimension traditionnelle d’un épisode alors même qu’il peut apporter aussi des éléments nouveaux ; réciproquement, l’originalité formelle ou le suspense donnent l’impression que les scènes romanesques sont inédites, alors qu’elles ne sont bien souvent que la subversion marginale de scénarios parfaitement traditionnels.

Cette économie rhétorique sert une stratégie, deuxième aspect de la rhétorique des genres. Par stratégie, on vise le fait que le texte cherche à orienter la forme que prend sa réception. Ainsi, c’est parce qu’elle cherche à légitimer les contenus politiques nouveaux qu’elle amène, que l’épopée revendique la forme de la tradition ; réciproquement, c’est afin d’opérer un décalage par rapport aux valeurs morales socialement dominantes, que le roman surjoue son originalité.

Enfin, cette économie rhétorique et cette stratégie ont une fonction. Dans le cas de l’épopée, la survalorisation de la tradition et la légitimation par celle-ci des contenus ont une fonction d’abord cognitive : elles permettent à un auditoire habitué à faire de l’ancien le critère du vrai de comprendre le nouveau. Pour le roman, ce que je crois avoir montré, c’est que l’effet d’originalité et la stratégie réaliste ont une fonction réflexive : elles poussent le lecteur à ne pas être dupe des fictions et à interroger les discours moraux. Ces fonctions sont notamment assurées par des opérateurs formels. Dans le cas de l’épopée, les listes et les comparaisons, loin d’être de simples ornements, sont des schèmes cognitifs. Pour le roman, c’est l’ironie ou les métalepses qui servent à éveiller la réflexivité du lecteur.

L’analyse rhétorique consiste donc en une lecture ergonomique ou fonctionnaliste des fameuses propriétés phénotypiques — il s’est donc agi pour moi, dans ce livre, de répondre chaque fois à la question “à quoi sert… une invocation à la muse ? À quoi sert… la prétention réaliste ? À quoi sert… la comparaison homérique… À quoi sert… l’ironie ?”. Au lieu de les considérer ou bien comme des symptômes de production, ou bien comme de simples “traits génériques” à ranger dans des taxinomies, voire comme de purs ornements, cette approche rapporte mises en abyme, invocations, listes diverses dans un cas, suspense, métalepses, ironie dans l’autre à leur fonction dans le cadre d’un effort plus large qui, lui, permet de saisir la différence entre les genres. En l’occurrence, cette analyse amène à comprendre que les raisons pour lesquelles nous avons tendance à considérer l’épopée comme plus traditionnelle que le roman (alors qu’on peut montrer que leur économie est relativement proche du point de vue de la production) sont liées à une rhétorique qui présente même l’inouï comme de l’ancien, afin de le rendre audible à un auditoire faisant de l’ancien la forme du vrai. À l’opposé, la prétention à l’originalité, la stratégie réaliste et les opérateurs de réflexivité servent une rhétorique de l’autonomie qui permet au roman d’objectiver, pour les critiquer, les valeurs sociales.

2. Noétique

La dimension noétique de l’effort du texte consiste en son fonctionnement comme machine sémiotique globale. Roman et épopée ne sont en effet pas des choses quelconques : comme Florence Goyet, nous considérons que l’épopée pense, même si c’est sans concepts ; mais nous suivons aussi Philippe Dufour, selon qui c’est aussi le cas du roman26. La question est donc de déterminer les modes différents par (ou dans) lesquels ils pensent. À ce titre, notre ouvrage De l’épopée et du roman accorde une attention toute particulière aux deux schèmes synchronique et diachronique qui permettent d’articuler et de faire interagir les acteurs d’une fiction. Le schème diachronique correspond à la manière dont la succession des moments fait une histoire ; le schème synchronique à la façon dont les choses sensibles, perceptibles, se déterminent comme appartenant à un monde. Ces deux dimensions, du reste, ne sont pas tout à fait étrangères l’une à l’autre : ils communiquent à travers les personnages, qui sont des éléments du monde évoluant et faisant évoluer l’histoire. En tant que tels, les personnages sont les moteurs véritables de la noétique narrative, des romans comme des épopées.

Ici comme dans la rhétorique, l’analyse ne doit pas en rester à un relevé des caractéristiques superficielles. Une interprétation énergétique des outils de la narratologie structurale permet ainsi de montrer que le jeu des temps de l’histoire et du récit qui, dans le roman, donnent une impression d’actualité, servent à faire de la lecture une “expérience”. La dissémination polyphonique du monde en une pluralité de points de vue va dans le même sens : le roman pense sur le mode de l’expérience. Au contraire, le monde de l’épopée est un monde commun, et la polyphonie qu’on y observe est moins celle de consciences que celle de discours politiques. Ce n’est pas une intrigue, qui structure le récit, mais une confrontation des postures27 : l’épopée pense sur le mode de l’épreuve. De manière remarquable, ces manières de produire de la pensée (par l’expérience ou par l’épreuve) s’articulent avec le fonctionnement rhétorique des œuvres pour déterminer un mode générique de pensée. Ainsi l’épopée, qui propose à un auditoire traditionnel un contenu nouveau déterminé par une épreuve, est politique ; et le roman, qui propose à un lecteur singulier une expérience qui le rend réflexif, est éthique. Sélection des valeurs communes d’un côté, éducation à la liberté de l’autre : la différence de leur structure noétique est elle-même investie d’une dimension praxéonomique qui constitue la troisième dimension de l’effort des œuvres.

3. Praxéonomie

J’ai proposé d’appeler “praxéonomie” l’étude de la manière dont les genres pensent la praxis – c’est-à-dire les rapports de l’individu à la collectivité, ou, si l’on veut, l’éthique et la politique. Si j’ai préféré fabriquer ce néologisme assez peu élégant plutôt que d’utiliser le concept existant d’idéologie, dont il se rapproche pourtant, c’est d’une part parce que les textes ne se contentent pas de refléter des contenus mais qu’ils pensent, et que les fruits de cette pensée sont originaux (même si la pensée se produit bien sûr à partir de matières premières, ici mises en valeur, là soigneusement dissimulées). D’autre part, c’est parce que la praxéonomie d’un texte a une dimension pragmatique : il fait, et faire quelque chose à son récepteur.

Bien sûr, si l’épopée pense, le contenu pensé diffère nécessairement selon les épopées ; mais si malgré tout le genre implique un mode de pensée commun, celui-ci doit se retrouver à l’identique dans la pluralité des œuvres. L’épopée, en l’occurrence, fait de la politique : d’abord, parce qu’elle met au cœur de sa réflexion le problème du bon roi, afin de décider des vertus politiques souhaitables. Dans l’Odyssée, par exemple, il s’agit de juger la mètis d’Ulysse, qui pousse “l’homme aux mille tours” à l’hybris (par exemple face à Polyphème) autant qu’elle lui permet de triompher des Prétendants. La valeur politique de la mètis est donc un problème pour l’Odyssée, comme le suggère la structure énonciative des chants V à XII : Ulysse doit convaincre les Phéaciens de le ramener chez lui, tout en leur expliquant comment il a perdu ses hommes. Ce qui signifie qu’il doit leur prouver qu’il est un bon roi (il mérite qu’ils bravent l’interdit de Poséidon) tout en montrant qu’il est un mauvais roi (il a causé la mort de ses sujets). Outre ce problème, bien sûr, la description de la société des Phéaciens est aussi l’occasion de la mise en place d’une sorte d’utopie, qui permet également à l’Odyssée de réfléchir à la nature des organisations politiques28.

Mais ce n’est pas tout : si nous nous intéressons aux deux concepts centraux de l’anthropologie de la parenté, nous découvrons que l’épopée conçoit l’alliance comme un moyen de la filiation, et la filiation comme un type d’alliance. Pour le dire plus simplement, si nombre d’épopées s’intéressent à la fidélité des épouses (celle de Sita dans le Râmâyana, d’Hélène dans l’Iliade ou de Pénélope dans l’Odyssée), c’est que les mariages y sont au service de la constitution des dynasties. L’alliance amoureuse y est essentiellement conçue comme un opérateur d’intégration politique. Réciproquement, que la filiation soit conçue comme un type d’alliance signifie que les relations de parenté sont dans l’épopée l’objet d’une reconnaissance rituelle par laquelle, le père rendant son fils digne de devenir roi à son tour, le lien biologique se transforme en alliance.

Au cœur de la politique de l’épopée, c’est donc la cérémonie de la reconnaissance qui transforme, sous l’ouïe des auditeurs, les individus dont les postures sont validées en fondateurs de dynasties. Elle ne fait donc pas que thématiser, ou représenter la politique : elle la performe. La prise rhétorique que le texte exerce sur l’assemblée des auditeurs, ainsi que la mise en mouvement de leur pensée, aboutissent à leur faire faire cet acte de reconnaissance. Ce qu’il y a de politique ne relève donc pas simplement de l’idéologique : l’épopée opère de nouvelles formes de communautés.

Quant à l’étude de l’éthique du roman, elle s’appuie d’abord sur le constat que même s’il peut parler de politique, c’est toujours au sens péjoratif de la politique : pour critiquer la politique politicienne. Jamais le roman ne fait de politique, c’est-à-dire ne propose de modèle positif d’organisation de la vie en commun ; les rois y sont systématiquement dénoncés ou tournés en ridicule. En fait, la rhétorique de la réflexivité comme l’expérience noétique de la conscience doivent déboucher sur un salut qui, dans des œuvres aussi différentes que La Princesse de Clèves et Le Rouge et le Noir et même Voyage au bout de la nuit, signifie toujours une retraite loin des vanités mondaines, retraite qui permet de contempler, enfin, la vérité. Ici, les deux catégories anthropologiques de l’alliance et de la filiation jouent l’une contre l’autre pour détricoter le commun : non seulement la relation amoureuse sert à s’émanciper de sa famille (et non plus consolider une dynastie), mais les relations des parents aux enfants est caractérisée par la défiance et la désillusion.

Cette défiance, et cette désillusion, ne sont pas simplement, à leur tour, représentées dans l’histoire, mais qui sont opérées par le texte. En fait, il vaudrait mieux dire que le texte invite le lecteur à les opérer : le style, qui porte l’expérience de la conscience lectrice, est aussi la propriété de l’écriture romanesque visant, par l’acte de lecture lui-même, à émanciper le récepteur d’une fausse conscience portée par la parole commune. C’est un opérateur ayant la remarquable vertu de synthétiser noétique et praxéonomie dans une rupture en acte, qui rejoint les coordonnées du dispositif rhétorique (solitude de la lecture, ironie, lecture réflexive, etc.). Il apparaît ainsi comme l’opérateur pragmatique décisif de ce que nous appelons le “malentendu” éthique.

On le voit, cette éthique du roman témoigne d’un contraste, presque terme à terme, avec la politique de l’épopée. Au cœur de la praxéonomie, la mise en évidence de la reconnaissance d’une part et du malentendu d’autre part montre que l’effort des œuvres est bien un acte qu’elles font sur leurs récepteurs : coupant le lecteur de la langue commune, assemblant les membres de l’assemblée dans une décision.

Conclusion : la valeur pragmatique des stratégies

L’application de cette énergétique tri-dimentionnelle à l’épopée et au roman permet non seulement de les penser l’un par l’autre, mais aussi d’articuler les différentes stratégies épistémologiques, jusqu’à parvenir à une conception globale de chacun des genres. Comme résultat de cette investigation, on obtient en effet une définition du genre épique comme la classe des textes subjectivant un récepteur collectif et traditionnel qu’ils appellent à penser par une épreuve, aboutissant à la reconnaissance de la bonne posture politique ; et du roman comme la classe des textes subjectivant un récepteur individuel dont ils mobilisent les traditions pour l’en émanciper, grâce à une expérience de la conscience qui lui propose un salut qui s’obtient à coups de malentendus, c’est-à-dire d’actes de défiance envers le commun. Une telle approche, différentielle et synthétique, a en outre le double mérite de prendre en compte la nature relationnelle des deux objets que sont le roman et l’épopée, et d’articuler les perspectives des autres stratégies épistémologiques, en leur donnant un cadre global au sein duquel leurs différents résultats se complètent.

Pour autant, aucun de ces deux critères (fidélité à la nature logique de l’objet et puissance synthétique de la théorie) ne doit être considéré comme définitif. Car, comme le dit William James, le seul critère qui puisse valider une théorie, c’est son efficacité pratique. Dans ce cadre, il n’y a pas de sortie théorique du paradigme moderne. Ou encore : il y a en a une, deux, mille, mais aucune n’a de valeur. Il ne saurait y en avoir que pratique.Dans cette optique, non seulement toute approche “poétique”, qui définit un genre par l’exemplification de propriétés intrinsèques, est (à raison) suspectée d’essentialisme, mais en plus elle n’est pas satisfaisante d’un point de vue pratique ou pragmatique, puisque l’ensemble des auteurs s’étant essayé à l’épopée sur cette base (en écrivant en vers des textes commençant par des invocations à la muse, etc.) a produit des textes qui, non seulement peuvent être considérés comme “ratés”29, mais qui ne sont tout simplement pas des épopées.

— Bah, a-t-on pris l’habitude de soupirer, les modernes n’ont pas la tête épique ! 

C’était ne pas voir qu’une telle approche ne permettait pas non plus de définir le roman…

— C’est que le roman est un non-genre ! se consolait-on.

Une telle théorie n’est donc clairement pas valable, d’un point de vue pragmatique : selon elle, parmi ces deux genres, l’un nous est impossible, et l’autre n’existe pas… Voilà qui ne nous dit pas comment parvenir à bien les pratiquer ! À l’inverse, et comme une représentation correcte d’une position géographique (par exemple, la localisation d’une ville) doit être avant tout une théorie qui me dit comment y aller (le jour où j’en éprouverai le désir), de même, s’il y a bien un désir d’épopée, ne saurait faire sa preuve qu’une théorie ouvrant de nouveau un champ de pratiques réellement épiques.


1 Voir Cédric Chauvin, Référence épique et modernité, Paris, Champion, 2012.

2 Florence Goyet, Article "Epopée" pour la Bibliothèque en Ligne de la Société Française de Littérature Générale et Comparée, Vox Poetica, juin 2009.

3 Voir Saulo Neiva (dir.), Désirs et débris d’épopée au xxe siècle, Bern, Peter Lang, 2009.

4 Par “effort”, nous n’entendons ni la tentative, ni le projet de l’écrivain, mais l’acte, l’energeia de l’ergon, c’est-à-dire l’effet permis par la structure du dispositif, ou son effet optimal, telle que l’analyse de la structure du texte dans ses différentes dimensions – rhétorique, symbolique, idéologique – permet de le reconstituer.

5 Voir par exemple Gilles Revaz, “Peut-on parler de tragédie ‘‘galante’’ ?”, Dix-septième siècle, 2002/3, n° 216, p. 469-484, ou Emmanuelle Hénin, “Le plaisir des larmes, ou l’invention d’une catharsis galante”, Littératures classiques, 2007/1, n° 62, p. 223-244.

6 Voir Florence Goyet, Penser sans concepts. Fonction de l’épopée guerrière, Paris, Honoré Champion, 2006.

7 Voir Denis Bjiaï, La Franciade sur le métier, Ronsard et la pratique du poème héroïque, Genève, Droz, 2001.

8 “Dans l’œuvre littéraire moderne, nous accordons la plus haute importance à la manipulation personnelle, par un écrivain, de documents originaux ou hérités, et nous valorisons le travail qui s’engage hardiment dans une direction inconnue, qui offre une perspective unique en son genre, mémorable parce qu’elle est nouvelle, inédite, ou, mieux que tout, inimitable. Dans un tel cas, l’écrivain (plutôt que la tradition) est loué pour la finesse avec laquelle son travail parvient à donner du sens à sa création.” Je traduis. John M. Foley, Immanent art, 1991, Bloomington, Indiana Press, p. 8.

9 Voir par exemple Mark Bender, “Suzhou Tanci Storytelling in China : Contexts of Performance”, Oral Tradition, 13/2, 1998, p. 330- 376, journal.oraltradition.org/files/articles/13ii/5_bender.pdf

10 Jean-Marcel Paquette, “Épopée et roman : continuité ou discontinuité ?”, in Études littéraires, vol. 4, n° 1, 1971, p. 9-38, p. 27.

11 Ibid., p. 36.

12 Voir Bruno Méniel, Renaissance de l’épopée : la poésie épique en France de 1572 à 1623, p. 11.

13 Voir Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Le Seuil, 1989.

14 Voir Camille Esmein-Sarrazin, “Le rôle de l’épopée dans la théorie du roman”, C. Esmein-Sarrazin et D. Boutet (éds.), Palimpsestes épiques. Récritures et interférences génériques, actes du colloque “Remaniements et réécritures de l’épique, de l’antiquité au XXème siècle” (Université Paris IV-Sorbonne, 11-12 juin 2004), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 237-256.

15 C’est dans Réflexions sur la question juive que l’on trouve l’affirmation célèbre selon laquelle “c’est l’antisémite qui fait le juif”, et en référence à laquelle notre article a trouvé son titre. Dans Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, préfacé par Sartre, Franz Fanon affirme par exemple que “L’Europe est littéralement la création du Tiers-monde.” (p. 99). Dans Peaux Noires, Masques Blancs, Fanon déconstruisait la névrose du colonisé qui intériorise sous la forme d’un sentiment d’infériorité le racisme du Blanc. C’est-à-dire, le fait de se sentir moins comme une personne que comme, simplement, l’autre de l’autre.

16 H. R. Jauss l’a bien montré dans Pour une esthétique de la réception, la dialectique de la réception intègre la production comme un moment : les romanciers sont d’abord des lecteurs dont l’écriture est orientée par l’horizon d’attente, c’est-à-dire par la manière dont ils perçoivent le genre des autres œuvres.

17 Voir, même si l’Orient dont il parle est ce que nous appelons le Moyen-Orient, Edward Saïd, L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 2015.

18 C’était ainsi le cas au XVIIIème siècle, comme le rapporte Evanghelia Stead dans Odyssée d’Homère, Paris, Gallimard, Foliothèque, 2007, p. 127 : “lecture pour les femmes, l’Odyssée serait un roman, et non pas un poème épique”. On retrouve de nos jours cette tentation de voir dans l’Odyssée un roman, par exemple chez Pietro Citati, dans La Pensée chatoyante, Ulysse et l’Odyssée [2002], tr. fr. B. Pérol, Paris, Gallimard, Folio, 2004. Voir François Dingremont, “L’Odyssée est-elle moins épique que l’Iliade ?”, Recueil Ouvert [En ligne] ; Volume 2015 – Journée d’études du REARE.

19 Voir Pierre Vinclair, De l’épopée et du roman. Essai d’énergétique comparée, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

20 C’est d’ailleurs le sens originel de “littérature comparée”, comme “grammaire comparée” ou “anatomie comparée”.

21 Nous reprenons cette distinction à J. Voss, “Aristote et la théorie énergétique du langage de Wilhelm von Humboldt”, Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, Tome 72, n° 15, 1974, p. 482-508. L’auteur utilise notamment le terme d’”énergétique” pour qualifier l’approche de Humboldt. Pour celui-ci, le langage est actualité productrice (ένέργεια) avant d’être produit d’actuation (έργον). De la même manière, nous pourrons dire qu’un texte est actualité productrice (de pensée, s’il est utilisé par le lecteur) plutôt que produit fini. L’”énergétique des textes” sera l’étude de la manière dont chaque genre relève d’un certain mode de pensée.

22 Voir Pierre Vinclair, op. cit., p. 102 sq.

23 Ibid., p. 13 sq.

24 Depuis Kant, on appelle “transcendantal” ce qui est relatif aux conditions de possibilités de l’expérience.

25 Voir Florence Goyet, op. cit.

26 Voir Philippe Dufour, Le Roman est un songe, Paris, Le Seuil, 2010.

27 Voir Florence Goyet, op. cit., notamment p. 11 ou p. 148.

28 Voir Pierre Vidal- Naquet, Le Chasseur Noir, Paris, La Découverte, 1981.

29 Ainsi, parmi les treize œuvres étudiées par Pierre Bayard dans Comment améliorer les oeuvres ratées ?, trois soient des tentatives modernes d’épopée, la Franciade de Ronsard, la Henriade de Voltaire et Les Martyrs de Chateaubriand.

Pour citer ce document

Pierre Vinclair, «Le roman fait l’épopée», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2016_article_166-le-roman-fait-l-epopee.html

Quelques mots à propos de :  Pierre  Vinclair

Normalien, agrégé de philosophie, docteur en littérature, Pierre Vinclair a publié en 2015, sous le titre, De l’épopée et du roman. Essai d’énergétique comparée, la version remaniée d’une thèse rédigée sous la direction de Brigitte Ouvry-Vial et Florence Goyet. Ses travaux s’attachent notamment à mettre en place une “énergétique comparée” qui reconstitue, à partir d’une analyse à la fois rhétorique, noétique et idéologique des œuvres, le fonctionnement et l’effet des genres. Il travaille ainsi sur l’épopée, le roman et la poésie contemporaine. Sélection d’articles publiés :. “Mallarmé, poète épique”, Études Stéphane Mallarmé, No 3, 2015
. “Que peut-on faire avec les textes illisibles ?”, Fabula-LhT, No 16, 2015
. “Éléments pour une noétique du roman”, Methodos, No 15, 2015
“Penser l’émancipation : L’effort anthropologique du Rouge et le Noir”, HB revue internationale d’études stendhaliennes, No 19, 2015
. “La singularité contrainte”, Nouvelle Revue d’Esthétique No 10, PUF, 2012
. “La fabrique des vers. La poésie au défaut du langage”, Elseneur, Presses Universitaires de Caen, No 27, 2012.
Il est aussi romancier et poète. Sélection d’ouvrages publiés :
. Les Gestes impossibles, Flammarion, coll. Poésie, 2013
. Kojiki, Le corridor bleu, 2011
. Barbares, Flammarion, coll. Poésie, 2009
. L’Armée des chenilles, roman, Gallimard, coll. Blanche, 2007.