Le Recueil ouvert

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Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques

Des épopées imitatives et refondatrices ? Le cas d’Alonso de Ercilla et de Jerónimo Corte-Real

Aude Plagnard

Résumé

Cet article teste le concept critique de travail épiquesur un corpus d’épopées secondaires – le Second siège de Diu de Jerónimo Corte-Real et les trois parties de La Araucana d’Alonso de Ercilla. Ces poèmes, composés au Portugal et en Espagne à la fin du XVIe siècle, imitent explicitement l’épopée latine. Pourtant, comme les épopées primaires dites refondatrices, ils développent une réflexion critique sur les grands enjeux de la guerre contemporaine – celle qui étend les territoires ibériques sur les quatre continents alors connus du globe. On cherche à montrer quil sagit là dun véritable travail épique, qui utilise aussi comme procédé l’imitation même de l’épopée antique.

Abstract

Imitative and refounding epics? The case of Alonso de Ercilla and Jerónimo Corte-Real .
This essay examines the critical concept of “epic work” in a body of secondary epicsthe Second Siege of Diu by Jeronimo Corte-Real and the three parts of La Araucana by Alonso de Ercilla. These poems written in Portugal and Spain at the end of the 16th century explicitly imitate the Latin epic. However, like the primary “refounding” epics, they develop a critique of the great issues of the contemporary war that stretched Iberian territories across the then known four continents of the globe. My aim is to show that a true epic work is active here, which uses imitation of antique epics as its very tool.

Texte intégral

Homère versus Virgile, épopée primaire versus épopée secondaire et imitative : d’après la plupart des travaux sur le genre, cette ligne de partage structure le corpus épique et permet de différencier fondamentalement deux manières de composer1. Ainsi Jean-Marcel Paquette attirait-il lattention sur labsence de problématisation du récit dans l’épopée savante, qui justifierait une césure radicale au sein du genre:

Les épopées savantes sont des tentatives de répétition d’un modèle hautement valorisé, mais en l’absence de toutes les conditions composant le champ d’émergence. Pour cela même, elles sont le plus souvent des modèles achevés de l’échec esthétique. Il leur manque de se trouver au commencement qui est, pour l’épopée, le tout de son existence et de sa pertinence. “Problématisée” dans son origine par les études, l’épopée pose le problème même de l’originalité absolue2.

Pourtant, parce quelles sont imitatives, les épopées savantes sont-elles véritablement à l’écart de leur propre contexte politique et culturel ? Manquent-elle toujours de cette problématisation que Jean-Marcel Paquette reconnaît comme caractéristique du genre, et sont-elles à ce titre toujours des épopées manquées ? Jexplorerai au contraire dans les pages qui suivent l’hypothèse selon laquelle on peut lire des enjeux comparables à ceux de l’épopée primaire dans le Second siège de Diu de Jerónimo Corte-Real et dans les trois parties de La Araucana d’Alonso de Ercilla. Jutiliserai pour cela la notion de travail épique, forgée pourtant à partir de l’étude d’épopées primaires.

Imitatives, les épopées dites savantes(ou “cultas3) de la Renaissance le sont triplement dans la péninsule ibérique. Ces longs poèmes dépendent dabord étroitement des modèles de la Renaissance italienne – au premier chef, du Roland furieux (1516-1532) –, puis dun intérêt renouvelé pour l’épopée antique au cours du second XVIe siècle. Lauctorialité est le second élément qui sépare ces épopées secondaires de l’épopée primaire, puisque toutes sont publiées par des auteurs identifiés historiquement et ne voient leur texte évoluer que par lintervention de ces derniers. On est bien loin, donc, de lo/auralité qui façonne l’épopée primaire4. Enfin et surtout, certains de ces poèmes possèdent une couleur fortement historique et célèbrent les exploits récents des deux nations les plus puissantes de lEurope occidentale à l’époque. Par lhistoricité de ses objets, doublée de la grande proximité quelle entretient avec le genre de la chronique (dont les poètes sinspirent en même temps que des modèles poétiques que lon a cités plus haut), l’épopée de la Renaissance achève de se poser comme un genre érudit et écrit.

Pourtant, dans les œuvres dAlonso de Ercilla (15331594) et de Jerónimo Corte-Real (15331588), deux poètes parfaitement représentatifs de cette pratique poétique, il ma semblé que se jouait une réflexion profonde sur les grands bouleversements traversés par les sociétés de la péninsule ibérique à la Renaissance. Publiées entre 1569 et 1589, leurs épopées parurent en effet à une période où l’Espagne et le Portugal subissaient des changements profonds affectant à la fois la politique des deux couronnes, les conditions d’exercice de la guerre5 et les représentations de leurs territoires composites. L’expansion Outre-Atlantique constitue ainsi le sujet de La Araucana, récit en trois parties (1569, 1578, 1589) de la conquête du Chili par les Espagnols contre les indigènes araucans6. Dans le Second Siège de Diu (ca. 1569-1574), Jerónimo Corte-Real interroge la domination portugaise sur l’État de l’Inde7. Ils en proposent une mise en scène complexe et critique, dont la principale caractéristique consiste en un renversement des attentes : la rébellion des ennemis de la couronne y est justifiée par une série d’outils épiques. Certains de ces outils – les parallèles et les inversions au fil de la narration, la convergence ou la différence des différentes voix du texte – sont ceux de l’épopée primaire. Un autre, l’imitation de l’épopée antique – elle même imitative –, est particulier à ces poèmes et accompagne la mise en place du travail épique.

I. Le cercle de la vengeance et de la violence

Les poèmes précités sont en effet le lieu d’une réflexion sur l’exercice de la violence dans la guerre et dans les châtiments exercés sur l’ennemi, réflexion soulignée par la mise en valeur d’un dysfonctionnement dans le rapport établi entre les Chrétiens et leurs ennemis, au plan militaire et au plan éthique. Les lignes qui suivent se proposent de montrer comment ces épopées de la Renaissance prennent à bras le corps la réflexion sur les enjeux de l’histoire récente et de l’actualité – enjeux similaires à ceux que Florence Goyet a mis en valeur à travers la notion de “travail épiquedans plusieurs épopées primaires aussi différentes que lIliade, la Chanson de Roland, les gen et Heiji monogatari japonais et le Nibelungenlied8.

Au Portugal comme en Espagne, Jerónimo Corte-Real et Alonso de Ercilla furent les premiers à recourir à l’épopée pour narrer l’expansion européenne Outre-Mer9. Or, ce choix formel traduit précisément la volonté de mener une réflexion spécifique sur cet aspect déterminant de l’actualité. La proposition du Siège de Diu prétend en effet, sur le modèle de l’Énéide, rappeler aux lecteurs la gloire dont les Portugais – pluriel désignant l’œuvre collective d’une nation – se couvrirent à l’occasion (aujourd’hui encore, le poème est parfois tenu pour l’une des célébrations les plus réussies des exploits portugais en Asie) :

As forças, a destreza, a valentia,
Opinião, valor, o esforço grande
Dos Portugueses canto
(I, 1-3)
Je chante la force, l’adresse, la vaillance,la renommée, la gloire, le courage,
l’intense effort des Portugais…10

De même, Ercilla annonce chanter “le courage, les actions et les prouesses / de ces valeureux Espagnols” (I, 1, 56) conquérants du Chili.

Pourtant ces auteurs ne s’en tiennent pas à ce lieu commun. Ils développent au contraire longuement une remise en cause de la conduite de ces guerres et des fautes morales et guerrières qui y furent commises11. On s’intéressera ici à l’une des questions posées par les épopées de Corte-Real et d’Ercilla : celle du rapport complexe que les colons y entretiennent avec des populations indigènes, puisqu’ils sont à la fois ennemis et sujets d’un ensemble politique à construire après la conquête. Corte-Real comme Ercilla insistent sur un même mécanisme qui complique l’action des Européens : Le Siège de Diu comme la Araucana ne cessent de souligner la violence outrancière déployée contre des peuples avec lesquels on prétend pourtant vivre en paix, violence qui excite le désir de vengeance des indigènes et exacerbe leur résistance dans les conflits. L’épopée rend ainsi audible la voix de l’autre dans le récit et met en accusation son propre camp, à la fois dans le discours du narrateur et par celui qu’il prête à l’ennemi.

Dans le Siège de Diu, ce mécanisme s’organise autour du motif récurrent de la vengeance du père, exposé par une multitude de voix qui désamorcent la justification attendue du conflit.

Le premier chant est entièrement consacré à planter le personnage du sultan du Gujerat, Mahmud, et à exposer les motifs qui le poussent à entrer en guerre contre les Portugais. À travers trois voix différentes, le lecteur entend alors à trois reprises la même histoire, accompagnée des mêmes arguments : c’est pour venger son grand-père, le sultan Bahadur assassiné par les Portugais en 1537, qu’il doit prendre les armes. Mahmud est d’abord plongé dans un songe où il entend une prosopopée de la Discorde l’exhortant à la vengeance (I, 110-122). À son réveil, il reçoit des lettres des princes de la région, auxquelles le poète donne la parole au style direct, comme pour les rendre plus éloquents (I, 104-201). Dans une inversion radicale des rôles attendus, les Portugais font leur apparition dans le texte comme les “barbares(I, 180) “homicides(182), “voleurs(185), menteurs et trompeurs (186-189) qui cherchent à dominer la région en tyrans. L’argument de la vengeance familiale occupe une place centrale : jamais l’âme de Bahadur ne trouvera le repos si son petit-fils ne la venge. Enfin, on retrouve l’exposé des raisons qui poussent Mahmud à la guerre dans la voix du narrateur lui-même, qui se plait à faire l’éloge de la grandeur passée du sultan Bahadur et de sa bonne gestion de l’armée, unie jusque dans les provinces les plus lointaines (I, 251-275). Les différentes voix mises en scènes par Corte-Real convergent donc autour d’un même discours critique à l’égard de l’action portugaise en Inde. Il souligne ainsi d’autant mieux le mécanisme en jeu : le désir de vengeance qui éveille l’ardeur guerrière des Indiens et les fédère contre les Portugais.

On retrouve une situation similaire un peu plus loin. Au chant VII, Coge Sofar, commandant des troupes de Cambay, meurt, la tête arrachée par un boulet de canon. Corte-Real décrit longuement la douleur de son fils, Rumecão (139155). L’abattement du jeune homme n’est pourtant que de courte durée : bientôt, Corte-Real le montre unanimement désigné par les siens comme successeur de son père défunt, au prix d’un arrangement historique d’ailleurs avéré (même si, d’après les chroniques, cette nomination fut le résultat de longues négociations). Comme le sultan Mahmud au chant premier, le guerrier trouve dans la “juste vengeance(VII, 159) de son père un surcroît de légitimité et d’ardeur guerrière. Tout est donc fait, à l’ouverture puis au fil du récit, pour justifier aussi l’entrée en guerre du sultan de Cambay et de ces troupes.

Plus loin, la vengeance des ennemis répond encore aux actes barbares que les Portugais ont commis pour l’exemple ou pour mater leurs adversaires par la terreur12. Ces passages sont d’autant plus importants que Corte-Real leur accorde une attention soutenue et les décrit avec plus de détails que ne l’avait fait aucune des chroniques qui lui servirent de source. En mobilisant ainsi l’imagination à propos de ces scènes, Corte-Real suscite l’empathie des lecteurs pour un peuple dont il démontre, dès le début du texte, l’ambiguïté du statut d’ennemi. Alors que leur situation se dégrade à l’intérieur de la forteresse, les Portugais exercent des représailles sur les bateaux qui sillonnent la côte. Ils capturent un navire marchand musulman et en décapitent tous les occupants, sans distinction d’âge ni de sexe, avant de jeter les têtes à la mer pour effrayer les indigènes qui les trouveront échouées sur leurs rivages (XIV, 432534). Un tel acte vaut aux Portugais d’être qualifiés par le poète de plus brutaux et cruels que les poissons qui peuplent les eaux (XIV, 479-483) et contribue à attiser la colère de l’ennemi “dont le cœur étouffe du désir de se venger(XIV, 533).

Dans la dernière partie du poème, plusieurs autres passages sont consacrés à la description des massacres auxquels se livrent les Portugais contre les populations civiles de Cambay. Manuel de Lima dirige le sac des côtes, tandis que le vice-roi guide ses hommes dans celui de la ville de Diu13. Aucune créature n’y est épargnée, pas même les vieillards, les enfants, les jeunes femmes ou les bêtes14. Entre tous ces massacres, un prisonnier est épargné, au chant XVI, mais c’est pour mieux porter témoignage à son roi de la cruauté sans frein des Portugais. Afin de donner au récit de ce survivant une acuité plus grande encore, les Portugais lui coupent les deux mains. Ainsi mutilé, il incarne véritablement la barbarie portugaise auprès des siens. Le discours pathétique du survivant mutilé redouble celui du narrateur et est suivi des lamentations du peuple entier, en particulier des femmes, mères et épouses qui assistent impuissantes à la perte des leurs. Le poète donne là, au discours direct, voix à l’ennemi (XVI, 242-249).

On retrouve dans La Araucana ce procédé, fondé sur la même image du châtiment des mains coupées. La rébellion des Araucans met en effet les Espagnols au défi sur le plan militaire, mais aussi – et c’est sans doute là le cœur de la réflexion – sur le plan juridique15. Face aux rebelles, une excessive clémence (clemencia) devient négligence, de même qu’un châtiment (castigo) excessif rend inhumains ceux qui le pratiquent. Dans les deux cas, au lieu de s’apaiser, la rébellion en est attisée. Ercilla engage au début du poème une réflexion théorique sur le juste dosage entre le châtiment et la clémence (proèmes des chants I et IV)16. Il l’interrompt toutefois rapidement : le traitement trop théorique de cette question pourrait en effet être tenu à bon droit pour suspect17. C’est au contraire dans le récit que le poète développe ce débat18. Au chant XXI, García Hurtado de Mendoza, nouveau gouverneur du Chili, exhorte ses hommes à ne pas se laisser gagner par la fureur guerrière lors des combats et à épargner les fuyards. Pourtant, au chant suivant, il n’hésite pas à exercer un autre type de violence en ordonnant, avec une cruauté sans égale, de châtier l’un des prisonniers en lui tranchant les deux mains. Cet “ejemplar castigo (XXII, 45, 6, f° 81r°) tire son efficacité de l’image particulièrement frappante qui inspire aux personnages et aux lecteurs tout à la fois “pitié” et “effroi(XXII, 50, 2).

L’effet produit sur le guerrier araucan, Galbarino, est au contraire tout l’inverse : digne et méprisant au moment de recevoir le châtiment (après avoir présenté une main après l’autre, il tend le cou au bourreau), il adresse bientôt aux Espagnols un long discours, qui offre un espace à la prise de conscience politique des Araucans. L’exemple brutal pratiqué sur son corps meurtri n’aura pas d’impact sur son peuple, qui préfère mourir plutôt que de servir sous le joug espagnol. Pour deux mains coupées, ce sont une infinité de mains araucanes, solidaires, qui se dresseront pour venger Galbarino19. La malédiction par laquelle l’Araucan clôt son intervention (XXII, 52) achève de lancer la dynamique de vengeance qui animera son peuple, en réponse à la violence espagnole, jusqu’à la fin du poème. Au chant XXIII, Galbarino dénonce en effet, devant le sénat des guerriers araucans, l’injure faite à l’ensemble de la communauté à travers la mutilation de son propre corps (XXIII, 8)20. Ercilla donne ainsi voix à une critique acerbe envers les Espagnols : “adultères, voleurs et insolents (13, 8), ils sont coupables de “tromperies(embustes), d’”expédients(tratos), de “ruses(marañas) et de “faux-semblant(color) (XXIII, 12, 2 ; 13, 1). Cette réflexion se prolonge dans d’autres épisodes similaires, telle la pendaison du même Galbarino, qu’Ercilla met aussi en valeur par l’abondance de descriptions pathétiques et en soulignant avec soin qu’il en fut le témoin (XXVIII, 22-36).

Le cercle sans fin de la vengeance et de la violence, présent également dans le poème de Corte-Real et dans celui d’Ercilla, est sans doute la manifestation la plus profonde et la plus fondamentale du travail épique de ces épopées, dont l’efficacité est accrue par ce qu’il est placé, de façon inattendue, dans le camp de l’ennemi. En retournant ainsi la situation attendue – la vengeance justifie l’entrée en guerre des Européens – l’épopée tient un discours réversible, qui montre la complexité des rapports entre les deux camps.

II. Parallèle-différence et polyphonie dans La Arauncana

La Araucana approfondit cette réflexion en multipliant les recours à deux autres procédés caractéristiques du travail épique : le parallèle-différence et la polyphonie.

1. La maîtrise des passions guerrières par le roi

s la seconde partie, Ercilla enchâsse, dans son récit des guerres du Chili, plusieurs épisodes brefs situés en Europe. Le premier rapporte la victoire de Philippe II contre les Français à Saint-Quentin, dans les premières années de son règne (chant XVII). Cet excursus est-il destiné à louer la figure du roi d’Espagne, dédicataire du poème ? Une lecture attentive du passage, en regard du reste du texte, montre que l’ambition d’Ercilla était à la fois plus haute et plus précise : à Saint-Quentin, le lecteur fait l’expérience d’une discipline des passions guerrières21 qui éclaire, par contraste, la brutalité et l’inhumanité des combats menés en Araucanie. Le récit de la prise de Saint-Quentin consiste en une action militaire extrêmement simplifiée, parfaitement orchestrée, stratégiquement menée par la convergence des trois militaires en charge chacun d’une partie des troupes (Alonso de Cáceres, Alonso de Navarrete et Julián Romero, XVII, 57).

Contrairement au foisonnement de combats singuliers que l’on trouve dans les guerres chiliennes, il n’est question ici que de forces collectives (“los unos y los otros, XVIII, 5, 7 ; “los franceses et la gente española, XVIII, 6, 1, 5) qui évoluent dans des mouvements solidaires. Et bientôt, les Français y sont emportés par l’armée espagnole comme par un torrent (XVIII, 11-12). La violence qui s’empare alors des troupes de Philippe II se manifeste dans le pillage de la ville22. Ercilla s’attache cependant à montrer comme elle est tempérée à chaque étape par la présence du roi. À l’octave 16, la peur des ennemis les pousse à se soumettre : ils déposent les armes au milieu des cris de terreur et prennent la fuite. Par mansuétude, les Espagnols décident de ne pas les poursuivre ni les tuer, “évitant ainsi de maculer de sang leur victoire(17, 4). La fureur guerrière des soldats trouve alors un dérivatif dans la convoitise matérielle (17, 6) qui donne lieu au sac de la ville. Là encore, pourtant, le roi intervient en personne et tempère la violence générée par les vols et les destructions. Surtout, le “pieux Philippe”, tel le pius Æneas de Virgile, s’interpose directement pour protéger de la fureur masculine les “veuves et les jeunes femmes orphelines, dispersées dans la ville :

Las mujeres, que acá y allá perdidas,
llevadas del temor, sin tiento andaban,
por orden de Felipe recogidas
en seguro lugar las retiraban,
donde de fieles guardas defendidas
del bélico furor las amparaban,
que aunque fueron sus casas saqueadas,
las honras les quedaron reservadas
23. (XVIII, 24-25)
Les femmes, errant de-ci de-là, emportées par la peur, déambulaient sans but ;
sur l’ordre de Philippe rassemblées,
on les retranchait en lieu sûr
, défendues par des gardes fidèles,
on les gardait de la fureur belliqueuse.
Et, bien que leurs maisons fussent mises à sac,
leur honneur fut préservé.

Lorsque l’incendie provoqué par ces pillages se déclare, le prince exerce encore sa clémence en sauvant les populations par l’extinction du feu qui menace de dévorer la ville (XVIII, 28). La discipline militaire, le frein imposé à la rage de détruire qui s’empare des vainqueurs, en somme, la maîtrise des passions guerrières sont autant de moyens de désigner une autre façon de faire la guerre. Cette option inverse de celle qu’appliquent les Espagnols au Chili est ici validée par la présence directe du souverain et donnée en exemple24. On est alors au cœur d’un parallèle-différence qui montre une alternative au cercle de la violence et de la vengeance dans lequel sont enfermés les conquérants au Chili.

2. Ercilla : le choix de la confiance

Autour de son propre personnage, Ercilla trace une seconde alternative qui constitue l’axe central d’une véritable polyphonie25. Cette fois-ci, il ne s’agit pas de la convergence de différentes voix, comme on l’a vu dans le Siège de Diu, mais bien de voix coexistentes tenant des discours contradictoires. Elle consiste en un rapport pacifique avec les Araucans, obtenu grâce à la confiance que leur manifeste le poète-soldat. Le mage araucan Phyton est le premier à le souligner : Ercilla a ajouté foi à ses prophéties et mérite à ce titre toute son aide (XXVI, 42, 6). Un peu plus loin, on voit l’Araucan Cariolán professer à Ercilla une fidélité telle qu’il est prêt à sacrifier sa vie pour lui26. Ce lien inédit entre deux guerriers des camps ennemis est longuement glosé par Ercilla, qui rappelle les circonstances dans lesquels il s’est gagné cet attachement. Une troupe d’Espagnols, parmi lesquels se trouvait notre poète, était un jour tombée sur Cariolán qui leur avait fait face pour protéger la fuite de sa bien-aimée Tegualda. L’héroïque résistance du guerrier face à ses attaquants est longuement décrite. Contrairement à ses compagnons, Ercilla se montre sensible à sa valeur au point d’intervenir pour les convaincre de l’épargner :

Yo, que ver tal batalla no quisiera,
al animoso mozo aficionado
en medio me lanc
é diciendo “¡Afuera
caballeros, afuera ! ¡Haceos a un lado !
Que no es bien que el valiente mozo muera,
antes merece ser remunerado,
y darle así la muerte ya sería no esfuerzo ni valor, mas villanía. (XXVIII, 49)
Moi, qui aurais voulu ne pas voir semblable combat, gagné de sympathie envers le vaillant jeune homme,
je m’interposai en criant : “Arrière
chevaliers, arrière ! Écartez-vous !
Il n’est pas bon que ce courageux jeune homme meure,
il mérite au contraire récompense ;
et lui donner ainsi la mort ne serait
ni bonne action ni courage, bien plutôt vilenie.

L’attitude d’Ercilla est singulière et innovante dans le récit à plusieurs égards. En s’interposant entre ses compagnons et Cariolán, il montre que l’attitude héroïque de l’ennemi n’éveille chez lui ni terreur, ni haine, ni envie, mais au contraire admiration et sympathie (afición). Il se révèle ainsi capable de convaincre ses compagnons qu’ils étaient sur le point de commettre un “acte infâme(50, 2).

Ce faisant, il provoque aussi une réponse singulière de la part du guerrier araucan. Cariolán est “obligé” par la “courtoisied’Ercilla (50, 6) d’accepter la grâce que celui-ci lui fait. Il n’ignore pas le prix de cette “cruelle miséricorde” (51, 8) qui l’oblige à un assujettissement auquel, comme Galbarino, il préfèrerait la mort, mais il s’y plie au nom de la dette dont il est redevable à Ercilla (52, 1-4). Désormais qualifié de “doméstico (52, 5), c’est à dire de familier, comme s’il était né sujet de la couronne27, Cariolán devient ainsi l’”ami(52, 8) d’Ercilla plutôt que son serviteur. C’est à ce titre qu’il offre sa vie pour lui et est libéré en retour par le poète. Par le récit détaillé de cette anecdote, Ercilla fait voir une attitude nouvelle, propre à obliger les Indiens à intégrer la société espagnole par l’amitié et la confiance plutôt que par la violence. Si cette proposition est si efficace et si novatrice, c’est parce qu’elle élargit considérablement le champ de la réflexion. En effet, il ne s’agit pas seulement ici de montrer les limites ou les dangers de l’attitude des Espagnols, mais bel et bien d’agir sur le comportement de l’autre camp et de désamorcer ses motivations guerrières, que le texte a au demeurant pris la peine d’exposer au préalable. Ici, la reconnaissance de la grandeur de Cariolán par Ercilla est réversible : elle implique et même oblige à la reconnaissance de la valeur de l’ennemi espagnol par le guerrier araucan.

Dans le même temps, le poète joue sur la présence ou l’absence de son propre personnage pour montrer à quel point il se désolidarise des châtiments violents infligés par le gouverneur du Chili. Cette réflexion est l’aboutissement d’une réécriture du texte au fil des éditions. En 1578, dans l’édition princeps de la Seconde partie de la Araucana, l’intervention d’Ercilla en faveur de Cariolán résonnait déjà avec un autre passage du poème. Au chant XXVIII, Ercilla disait avoir tenté, seul, de s’opposer à la pendaison à laquelle on condamnait l’indien Galbarino et douze autre caciques araucans (oct. 23). En 1590, dans la première édition complète des trois parties du poème et un an après la publication de la princeps de la troisième partie, Ercilla procéda à deux corrections dans lesquelles il précisait sa position par rapport à deux autres actes de violence à l’égard des indigènes. Au chant XXII, oct. 46, il indiquait avoir été présent au supplice des mains coupées de Galbarino, comme pour donner plus de crédit à la pitié qu’inspire ce châtiment. Au chant XXXIII, il ajoute au contraire l’octave 31 pour préciser qu’il était absent au moment du supplice infligé au chef Araucan Caupolicán (empalé et criblé de flèches à la fois, dans une scène grandiose et terrible) et ne put donc rien tenter pour l’empêcher. En cette dernière occasion, son personnage, éloigné géographiquement de la barbarie espagnole, porte en puissance les conditions de possibilité d’un rapport pacifié aux indigènes.

À travers des personnages tels que García Hurtado de Mendoza et Galbarino, ou Ercilla et Cariolán, se construit bel et bien une polyphonie portée par les actions des personnages, qui montre d’un côté l’aporie dans laquelle se trouvent les Espagnols et ouvre, de l’autre, une voie nouvelle qui permettrait d’en sortir. Cette polyphonie fut travaillée et approfondie au fil des publications par les corrections de l’auteur, dans un processus de maturation qui s’approche, peut-être, de l’auralité de l’épopée primaire28.

III. L’imitation au service du travail épique

Par rapport à l’épopée primaire, l’épopée imitative dispose d’un procédé supplémentaire pour mettre en œuvre le travail épique. Aux outils narratifs classiques que l’on vient de décrire (polyphonies, parallèles-homologies et antithèses) s’ajoute le parallèle avec les épopées antiques par le biais de l’imitation. En effet, dans les épopées, comme dans toute la poésie de la Renaissance, la compréhension des épisodes, leur sens éthique et éventuellement leur portée critique dépendent aussi de la façon dont les poètes les modèlent sur quelques-unes des grandes épopées de l’Antiquité latine. Ce phénomène dars allusiva, pratiqué depuis l’épopée alexandrine, inscrit en filigrane dans le poème le souvenir d’un modèle et conditionne la lecture qui doit alors prendre en compte, en même temps que le texte, le rapport qui y est inscrit avec son modèle29. Loin d’être une reproduction servile, l’imitation agit alors comme une sorte de “surcodage”, dont le plus visible est sans soute celui qui porte la voix panégyrique de l’épopée, celle qui dit célébrer les exploits des compatriotes du poète sur le mode héroïque. Ainsi, le “canto con alta voz(‘Je chante d’une voix puissante’, I, 8) de Jerónimo Corte-Real dans la Victoire de Lépante renvoie-t-il à l’arma virumque cano de Virgile (luimême imité par Lucain dans les “bella plus quam civila canimus”), et révèle-t-il au lecteur “comment (et à partir de quels modèles) doit être lu le poème30. Chanter dune voix puissante, c’est ainsi imiter Virgile et Lucain par opposition au Roland furieux italien.

De même, on retrouve dans les principales épopées historiques espagnoles et portugaises du seizième siècle de nombreux épisodes de l’Énéide, qu’une partie de la critique interprète comme panégyriques, à la gloire de l’Empire : la catabase, le défilé des âmes romaines ou encore l’ekphrasis du bouclier d’Énée. Dans ce cas précis, l’imitation semble reprendre les formes et les contenus de l’épopée antique pour la réduire à un discours univoque. Mais dans d’autres cas, le rapport établi avec le modèle implique une distance, voire une opposition. Ainsi, une étude globale de l’imitation dans les poèmes d’Ercilla et de Corte-Real révèle un processus plus complexe et mène à des conclusions plus nuancées. Pour Hélio Alves, des poèmes comme la Pharsale et la Thébaïde dessinent un “patron destructeur du genre épique”, qui mène l’épopée aux limites du dicible31. Pour David Quint, l’ekphrasis de la bataille d’Actium au livre VIII de l’Énéide, structure l’histoire de l’épopée occidentale en deux paradigmes distincts, incarnés par le triomphe impérial d’Auguste et la fuite de Cléopâtre défaite. Le premier, sur le modèle de l’Iliade, trace la guerre victorieuse contre les Rutules pour la conquête du Latium dans une “épopée des vainqueurs” dotée d’une ligne directrice transcendante qui garantit le succès. Le second, sur le modèle de l’Odyssée, raconte les errances maritimes d’Énée et configure “l’épopée des vaincus”, fondée sur le schéma narratif répétitif de l’errance32. Craig Kallendorf se situe dans la même ligne interprétative lorsqu’il met en évidence dans l’Énéide l’existence d’autres voix que celles de l’éloge du pouvoir, distinguant ainsi entre un rapport scolaire au Virgile impérial et une autre façon de lire Virgile, plus “pessimiste”, qui transparaît dans les pratiques poétiques de l’époque et dans La Araucana plus spécifiquement33.

Nous aboutissons donc à un point essentiel : en imitant conjointement plusieurs modèles antiques, Ercilla et Corte-Real dotent leurs poèmes d’une construction éthique complexe, capable de questionner l’histoire et les actions des hommes. L’épopée imitative s’y fait alors épopée refondatrice.

1. La Discorde, furie virgilienne et facteur de confusion34

Dans le Siège de Diu, Corte-Real corrèle de façon spectaculaire l’illégitimité qui pèse sur la guerre entreprise par les Portugais et les graves tensions qui traversent leur camp par l’emploi de la même figure : la Discorde apparaissant sous les traits d’une Furie, comme la présentait Virgile.

On a vu plus haut que c’est la Discorde, et non la guerre, qui pousse le sultan Mahmud à prendre les armes contre les Portugais pour s’en venger. Cette allégorie de la Discorde est peinte sur le modèle de la furie Alecto de lÉnéide, qui, en semant la haine dans les cœurs de la reine Amata et du prince Turnus, ruine l’alliance entre le peuple latin et les Troyens qui pensaient s’installer pacifiquement dans le Latium (VII, 286-571). Le modèle latin est explicité ensuite par l’apparition d’Alecto en personne qui achève d’insuffler au sultan Mahmud une irrépressible ardeur guerrière. La description virgilienne, appliquée aux deux figures, place donc la Discorde sous le signe des Enfers, accroissant ainsi l’impact de cette scène initiale. Il est donc d’autant plus significatif de voir Corte-Real utiliser la même figure de la furie pour peindre la discorde au sein du camp portugais.

Au chant XIII, les tensions qui divisent les Portugais dans la forteresse sont en effet attribuées à l’intervention infernale de la même furie Alecto. Sur l’ordre du roi des Enfers, cette dernière sème, de son “venin infernal(XIII, 851), la désobéissance parmi les renforts qui viennent d’arriver dans la forteresse. Le lecteur reconnaît dans ce passage les réminiscences de la même scène du livre VII de l’Énéide imitée plus haut et amplifiée dans la version imprimée du poème35. Alecto porte ici doublement la confusion dans le récit. D’abord, parce qu’elle divise le camp portugais et le conduit à une cuisante défaite – la manœuvre militaire réclamée par les troupes désobéissantes se solde par un échec. Mais elle induit aussi un parallèle inattendu entre la discorde qui divise les Portugais entre eux et celle qui, dès le premier chant, les opposait au sultan de Cambay, comme un écho qui placerait sur le même plan les deux oppositions.

Pour ces deux scènes de discorde, l’impact de l’imitation presque littérale de Virgile – sacramentelle dans la terminologie de Thomas Greene36 – est double : il attire l’attention sur l’origine infernale du sentiment qui inspire les personnages et sur le concept politique utilisé, celui de discorde, qui suggère une tension interne au sein d’un ensemble qui devrait fonctionner harmonieusement. En effet, dans l’Énéide, la discorde surgit entre deux peuples dont l’union constitue pourtant un horizon narratif incontournable : c’est de l’union de Lavinia et d’Énée que naîtra Rome et le lecteur ne saurait envisager d’autre issue. On est donc loin ici d’une guerre entre deux camps dont la condition serait d’être intrinsèquement ennemis : la paix devrait régir par défaut les relations des Portugais entre eux, de même qu’avec le royaume de Cambay. Le parallèle-différence est donc ici intertextuel, fondé sur l’imitation d’un contenu qui appartient au répertoire culturel du lecteur37. En réadaptant le modèle de la furie virgilienne, Corte-Real est-il loin d’une imitation servile et coupée des enjeux militaires, politiques et humains de l’histoire présente. Il montre au contraire comment l’inspiration infernale (qui dans l’Énéide motivait la guerre menée par les Troyens pour leur installation dans le Latium et l’union avec le peuple latin) a en Inde des conséquences encore bien plus insidieuses et funestes : menaçant la paix entre des peuples voisins, elle relève d’une discorde qui menace également, de l’intérieur, le camp portugais.

2. Les conquérants assiégés dans La Araucana : l’impossible victoire des Espagnols au Chili

Au chant XXI de La Araucana, les Espagnols, conquérants du Chili, sont assiégés dans un fort par les Araucans38. Ercilla désigne alors comme leurs “découvreurs(XXI, 8) les indigènes qui les attaquent par surprise. L’ambiguïté de la posture espagnole était déjà perceptible au chant XVII, lorsque la rapidité avec laquelle les troupes de García Hurtado de Mendoza érigent un camp à leur arrivée au Chili est comparée avec celle par laquelle les soldats de César encerclèrent en vain le camp de Pompée à Dyrrachium (XVII, 2526 ; Pharsale, VI, 1-262), c’est-à-dire à celle d’attaquants qui ne furent pas vainqueurs. Découvreurs découverts, conquérants assiégés : cette confusion des modèles et des situations est permise par l’imitation croisée des poèmes de Virgile et de Lucain.

Dès le second chant, le camp araucan apparaît traversé par deux forces opposées : des tensions qui divisent et des objectifs communs qui unissent, que le poète associe respectivement aux modèles de la Pharsale et de l’Énéide. Alors que les caciques araucans organisent leur armée contre les Espagnols, une dispute éclate pour désigner un chef de guerre (II, 2026). Le sage Colocolo, “le plus vieux des caciques(27, 7), y met bientôt fin en montrant aux guerriers la vanité d’une guerre intestine qui les affaiblirait face à leur ennemi. Pour cela, il peint la situation politique des Araucans sur le modèle de la Pharsale :

¿Contra vuestras entrañas tenéis manos
y no contra el tirano en resistillo ?
¿Teniendo tan a golpe a los Cristianos
volvéis contra vosotros el cuchillo ?
¡Si gana de morir os ha movido
no sea en tan bajo estado y abatido !
(II, 34, p. 36)
Contre vos propres entrailles vous tournez votre main, et non contre le tyran pour lui résister ?
Alors que les Chrétiens sont à votre portée,
vous tournez contre vous-même votre couteau ?
Si le désir de mourir vous a gagnés,
que ce ne soit d’une si basse et vile manière !

Ces propos font écho à l’image bien connue des premiers vers de la Pharsale, où le peuple romain tourne ses coups contre ses propres entrailles : “canimus populum […] potentem / in sua vitrici conversum viscera dextra (I, 3439). D’autres emprunts à Lucain jalonnent le discours de Colocolo, lorsqu’il souligne que les chefs araucans, mus par leur intérêt particulier, se détournent de l’intérêt général40 ou lorsqu’il reprend les termes de Caton en affirmant préférer se donner la mort plutôt que de voir ses compatriotes détruire leur patrie dans un conflit civil41.

Pourtant, Lucain n’est pas le seul modèle convoqué dans cet épisode. Tout en pointant les dangers de la discorde, le vieux sage propose aux Araucans de désigner un chef par une épreuve héroïque fondée sur la force (porter le plus longtemps un tronc d’arbre d’un poids extraordinaire). Or, celle-ci se place sous le signe du modèle virgilien, à travers le motif de l’Aurore couleur de rose qui accompagne l’arrivée du futur vainqueur Caupolicán. Par la répétition de l’adverbe de temps “déjà” et par la traduction presque littérale de certains vers42, les victoires suivantes font référence au patron poétique virgilien, qui est présenté comme le dépassement d’une discorde préalablement formulée dans les termes de la Pharsale.

Cette représentation triomphale des indigènes atteint son apogée au chant X avec l’adaptation des jeux troyens en jeux araucans. Une multitude d’échos renvoient au texte de Virgile, lui-même imité des jeux homériques de l’Iliade (XXIII, 257897)43. Surtout, Ercilla lit dans la scène des jeux de Virgile un modèle d’arbitrage de la discorde au sein d’une communauté politique où l’émulation guerrière constitue le principal critère de hiérarchie. À travers les jeux, Caupolicán fait progressivement l’apprentissage de cette justice, en arbitrant entre ses guerriers Orompello et Leucotón. À nouveau, c’est le sage Colocolo qui donne aux Araucans, en l’occurrence à Caupolicán, les clefs pour échapper à la discorde qui les menace. Le bon chef de guerre, lui dit-il, n’a rien à gagner à trancher entre ses meilleurs guerriers pour désigner un vainqueur. Sa force en ressortirait “diminuéeet son autorité moins “crainte(XI, 26, 7-8). La solution proposée pour éviter le conflit est celle d’Énée, qui récompensait tous les participants des jeux, qu’ils aient gagné ou perdu l’épreuve44. L’apprentissage de ce nouveau type de justice, exemplaire et propre à reconnaître la victoire et la valeur de chacun, est la clef de ce succès ; elle intervient au moment où les Araucans atteignent, dans le poème, l’apogée de leur bonne fortune.

Au début de La Araucana, donc, l’imitation de la Pharsale permet de peindre les tensions qui divisent un camp et menacent de le détruire. De lÉnéide, Ercilla tire au contraire l’expression d’une stratégie de conquête triomphante, d’une fortune victorieuse et surtout d’un nouveau type d’exercice de la justice qui permet de renforcer la cohésion interne des guerriers autour de leur chef.

Si les Araucans combattent ainsi la discorde avec les outils virgiliens de l’union, les Espagnols se voient systématiquement refuser les caractéristiques des vainqueurs du poème de Virgile. On en trouve la démonstration la plus frappante dans la tempête que traverse la flotte de García Hurtado de Mendoza, venue en renfort du Pérou au Chili. Pour décrire les vents puissants qui marquent l’entrée en territoire chilien, Ercilla imite de très près un bref extrait de la tempête qui ouvre l’Énéide (I, 51-63). Plus qu’un morceau de bravoure, on peut y lire une réflexion approfondie sur l’impossibilité d’exercer un pouvoir monarchique sur le territoire insoumis qu’est le Chili. Dans l’Énéide, le pouvoir qui contrôle les vents consiste en une hiérarchie de rois. Éole, roi des vents, leur “impose son pouvoirpar des “chaînesqui “réfrènent leur fureuret les maintiennent dans une “obscure prisonempêchant ainsi le dérèglement des éléments. Son pouvoir est en sus renforcé par celui de Jupiter, le roi des dieux, “père tout-puissant”, qui a placé sur les vents une pesante prison de montagnes45. Il faut aussi compter avec Neptune, dieu des mers, qui intervient bientôt en faveur des Troyens et réprimande Éole et les vents pour s’être déchaînés sans son aveu (“meo sine numine”, I, 133). Ercilla transforme tous les éléments de la scène virgilienne pour en inverser le raisonnement et montrer l’insoumission des vents à leur roi :

Allí con libertad soplan los vientos
de sus cavernas cóncavas saliendo,
y furiosos, indó
mitos, violentos
todo aquel ancho mar van discurriendo,
rompiendo la prisión y mandamientos
de Eolo su rey, el cual temiendo
que el mundo no arruinen, los encierra
echándoles encima una gran sierra.
No con esto su furia corregida,
viéndose en sus cavernas apremiados
buscan con gran estruendo la salida
por los huecos y cóncavos cerrados,
y así la firme tierra removida
tiembla y hay terremotos tan usados,
derribando en los pueblos y montañ
ashombres, ganados, casas y cabañas. (XV, 5758, p. 383-384)
Là, les vents soufflent librement, sortant de leurs cavernes concaves,
et, furieux, insoumis, violents,
ils courent sur toute cette vaste mer,
brisant la prison et dérogeant aux ordres
de leur roi Éole qui, craignant
qu’ils ne ruinent le monde,
les enferme sous une grande montagne.
Loin de voir ainsi leur furie corrigée, se voyant pressés dans leurs cavernes,
ils cherchent à grand bruit la sortie
par les trous et les cavités obstruées ;
et ainsi, la terre ferme retournée tremble,
provoquant des tremblements de terre si fréquents
qu’ils abattent, dans les villages et les montagnes,
les hommes, les troupeaux, les maisons et les cabanes.

Chez Ercilla, les protagonistes sont les vents eux-mêmes, qui soufflent librement, et non plus, comme chez Virgile, leurs rois. Cette fureur, cette insoumission et cette violence sont aussi, par métonymie, celles du peuple araucan qui habite cette terre. Le complément de lieu qui couvre l’ensemble du vers 4, “todo aquel ancho mar van discurriendo, développe et contredit à son tour l’expression “circum claustra” (I, 56) de Virgile, dont la concision et les sonorités occlusives renforçaient l’impression d’enfermement. En Araucanie, le roi Éole n’entre en scène qu’après cette longue description de la puissance sauvage des vents, dans la seconde partie de l’octave. Il échoue alors dans le rôle de Neptune puisque les vents refusent de se soumettre à ses commandements. Enfin, l’évocation de la barrière de montagnes se présente sous la forme d’une réduction du passage de Virgile, où Ercilla supprime la médiation de Jupiter et donc le double niveau de la hiérarchie royale qui s’exerce sur les vents. Loin de se rendre et de se soumettre, ils font trembler la terre même depuis leurs cavernes et provoquent ainsi la destruction des constructions humaines.

Cette imitation éristique de Virgile46 – que lon pourrait aussi qualifier d’émulation de lÉnéide – construit un parallèle-différence entre le poème dErcilla et celui de son modèle : cest par différence avec le modèle imité que le lecteur reconstruit la réflexion politique dErcilla. En bouleversant les hiérarchies de la scène mythologique, il sappuie sur les réalités topographiques et sismiques de lAraucanie pour remettre en question lefficacité du gouvernement monarchique. La liberté des éléments inspire le territoire de lAraucanie et ses habitants, quil est impossible de conquérir en leur imposant le pouvoir royal. Cest donc à la liberté de la terre quils prétendent conquérir, incarnée ici par les vents, que les Espagnols se heurtent lorsquils prétendent pénétrer par mer au Chili et y imposer la monarchie espagnole. La flotte de García Hurtado de Mendoza ne périt pas dans cette tempête, sauvée par la fortune de leur roi qui la remorque jusque dans des eaux plus paisibles. Pour autant, jusqu’à la fin du poème, on voit ressurgir la rébellion araucane comme le signe de cette indomptable résistance47.

Conclusion

Peut-être l’épopée secondaire rejoint-elle parfois, dans son traitement politique de l’histoire et de l’actualité, l’épopée primaire. J’ai cherché à montrer que dans les œuvres d’Alonso de Ercilla et de Jerónimo Corte-Real, composées en Espagne et au Portugal dans le dernier tiers du XVIe siècle, les changements profonds qui affectaient alors la péninsule ibérique sont l’objet d’une réflexion digne du “travail épique”. Les outils qu’utilisent pour cela les poèmes sont ceux de l’épopée primaire : le parallèle-différence ou le parallèle-similitude et, surtout, la polyphonie portée par les actions des différents personnages du récit. Ainsi, le discours en faveur de la grandeur de la monarchie et de la nation, s’il n’est pas absent de ces poèmes, ne constitue qu’une partie de leur démonstration : celle qui simplifie les situations pour ordonner les changements du monde contemporain. Mais ces poèmes fonctionnent aussi comme des épopées en révélant les difficultés de l’expansion ibérique. On l’a montré ici dans le cas qui nous semble le plus important : celui de la gestion des relations avec un ennemi qui doit aussi être allié ou sujet.

Pour cela, l’imitation se révèle être un outil essentiel de la caractérisation des situations guerrières et, par là même, du travail épique. Elle est présentée de façon particulièrement visible dans des passages où elle permet de préciser la caractérisation éthique des personnages ou de réfléchir à leur position dans le récit. Dans Le siège de Diu, la Discorde est une même furie infernale lorsqu’elle oppose les Portugais au sultanat de Cambay, ou les Portugais entre eux. La manière dont sont mêlés les modèles rend l’imitation plus complexe encore. Dans La Araucana, on a vu que les réminiscences de la Pharsale et de l’Énéide permettent moins de distinguer les vainqueurs des vaincus (on constate au contraire que les deux caractérisations sont attribuées successivement à chacun des deux camps), que de mettre en valeur des attitudes guerrières opposées : la discorde civile d’une part, l’union dans la résistance face à l’ennemi d’autre part. L’imitation, lorsqu’elle rapproche (imitation sacramentelle) ou oppose (imitation éristique) des scènes du poème et de son modèle, est un outil hybride que l’on peut désigner comme un parallèle-homologie ou un parallèle-différence intertextuel.


1 Ces pages ont aussi bénéficié des lectures attentives de Joseph Roussiès, de Félix Terrones et de Suzanne Duval, que je remercie très chaleureusement.

2 Jean-Marcel Paquette, “Définition du genre”, Juan Victorio, éd., Typologie des sources du Moyen Age occidental, Turnhout, Brepols, 1988, p. 34.

3 On retrouve par exemple ces qualificatifs sous les plumes de Bruno Méniel, Renaissance de l’épopée : la poésie épique en France de 1572 à 1623, Genève, Droz, 2004 (p. 55 ou 487) et José Lara Garrido, Los mejores plectros : teoría y práctica de la épica culta en el siglo de oro, Málaga, Analecta Malacitana, 1999.

4 L’une des approches renouvelées de l’épopée ces dernières années a consisté à intégrer pleinement la double oralité du genre : celle de la récitation (de os, oris, la bouche en latin) et celle de la réception auditive (de auris, auris, l’oreille). Si la part de l’oralité et de l’écriture dans la composition des épopées fait débat, celle de leur réception par des auditeurs semble être l’un des traits les plus communs du genre, mais différent bien sûr des épopées imitatives et lues. Voir Florence Goyet, “L’Épopée”, http://www.vox-poetica.com/sflgc/biblio/goyet.html#_ftnref1et ici même, l’enquête sur le concept d’auralité en introduction de la Journée “Changer d’auditoire, changer d’épopée”.

5 Voir en particulier Miguel Martínez, Prácticas y representaciones del Imperio. Guerra, imprenta y espacio social en la épica hispánica del quinientos, City University of New York, New York, 2010.

6 Les trois parties du poème ont été publiées séparément : Alonso de Ercilla y Zúñiga, La Araucana de …, Impressa en Madrid, en casa de Pierres Cossin. Año 1569 ; Primera y segvnda parte de la Araucana, en Madrid, en casa de Pierres Cossin, 1578 ; et Tercera parte de la Araucana, En Madrid, en casa de Pedro Madrigal, 1589.

7 Le manuscrit “Sucesso do segundo cerco de Diu, estando don Joham Mazcarenhas por capitam da fortaleza, año de 1546”, ANTT, Códice Cadaval 31, ca. 1569, fut publié quelques années plus tard sous le même titre (Em Lixboa, per Antonio Gonçalvez, 1574). Le lien maritime entre le royaume du Portugal et l’Inde est en outre l’objet de deux poèmes, les célèbres Lusiades de Luís de Camões (1572) et le Naufrage de Sepúlveda du même Corte-Real (1594), dont on ne s’occupera pas ici.

8 La notion de “travail épique” est présentée de façon détaillée dans Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière “Iliade”, “Chanson de Roland”, “Hōgen” et “Heiji monogatari”, Paris, H. Champion, 2006, et de façon plus synthétique dans “De l’épopée canonique à l’épopée “dispersée”   : à partir de l’Iliade ou des Hōgen et Heiji monogatari, quelques pistes de réflexion pour les textes épiques notés”, Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, no 45, 30 Juin 2014. Voir aussi “Le Nibelungenlied, épopée inachevée”, Revue de littérature comparée, no 329, 2009, p. 9-23.

9 Pour une vue synthétique des corpus épiques espagnols et portugais de l’époque, voir Frank Pierce, La poesía épica del siglo de oro, Madrid, Gredos, 1961 et Hélio J. S. Alves, Camões, Corte-Real e o sistema da epopeia quinhentista, Coïmbre, Centro Interuniversitário de Estudos Camonianos, 2001.

10 Je tire la citation de l’édition princeps de la première partie du poème (Madrid, Pedro Madrigal, 1569). Dans la suite de l’article, les traductions sont miennes.

11 La reconnaissance d’un discours critique d’Ercilla vis-à-vis de ces contemporains et de son admiration pour les Araucans fonde les lectures de La Araucana par une partie de la critique chilienne, soucieuse d’élever le poème au rang de célébration nationale contre l’envahisseur espagnol. Cette position mériterait une étude historiographique plus approfondie.

12 Cette politique est exposée et justifiée par João de Castro, “Carta a D. João III de Diu, 16 de Dezembro [1547]”, in Luís de Albuquerque et Armando Cortesão, éds., Obras Completas de D. João de Castro, Coïmbre, Academia Internacional da Cultura Portuguesa, 1976, p. 281 321, ici p. 282.

13 Respectivement XV, 370-487 ; XVI, 281-469 ; XVIII, 481-XX, 137 ; XVIII, 282-355.

14 Ces épisodes étaient rapportés en termes généraux dans les chroniques, mais la peinture détaillée qu’en fait Corte-Real leur donne cependant une portée différente, propre à susciter l’horreur du lecteur et à dénoncer une cruauté qui enfreint les normes morales du texte. Voir Hélio J. S Alves, Camões, Corte-Real..., op. cit., p. 262.

15 Sur les aspects juridiques du poème d’Ercilla, dont le père était un juriste de renom, voir William Mejías López, Las ideas de la guerra justa en Ercilla, Ann Arbor, Michigan, UMI, 1991.

16 Ce débat remonte à l’Antiquité (voir l’introduction de Sénèque, De Clementia, Susanna Morton Braund, éd., Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 2444) et fut essentiellement relayé en Espagne à travers le chapitre 17 du Prince de Machiavel, qui incite le prince à ne pas craindre d’acquérir une réputation de cruauté. Voir Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, traduit par Jérôme Grossman et Jean-Yves Pouilloux, Paris, Albin Michel, 2009, p. 190-191 et 199.

17No [lo dirá] mi escritura / que quizá la tendrán por sospechosa”, ‘Ce n’est pas mon écriture qui le dira, car on pourrait à bon droit la tenir pour suspecte’, IV, 5, 5-6.

18 Cette démonstration par le récit, et non par les concepts, est caractéristiques des épopées dans lesquelles se joue un travail épique et que Florence Goyet qualifie de “refondatrices”. Voir, dans ce même numéro, Florence Goyet, Recueil Ouvert, dans cette même livraison..

19 Voir XXII, 47 et XXII, 51, 7-8 : “[…] que yo espero, sin manos, desquitarme, / que no me faltarán para vengarme”, ‘Et j’espère bien, sans mains, prendre ma revanche, car il n’en manquera pas pour me venger’.

20 À propos de ce genre de violence dans La Araucana, voir les travaux de Paul Firbas, “El cuerpo mutilado y el género épico en la colonia”, in Libro de homenaje a Luis Jaime Cisneros, Lima, Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 2002, p. 832846 et “Una lectura de la violencia en La Araucana de Alonso de Ercilla”, in La violencia en el mundo hispánico en el siglo de oro, Madrid, Visor Libros, 2010, p. 91105.

21 On retrouve ces caractéristiques sous la plume de Luis Cabrera de Córdoba, Felipe Segundo, Rey de España, En Madrid, por Luis Sanchez inpresor del Rey N.S., 1619, VII, f° 158, C et VIII, f° 159 A.

22 Karina Galperín, “The Dido episode in Ercilla’s La Araucana and the critique of Empire”, Hispanic Review, Winter 2009, p. 3167, ici p. 38-42.

23 Je cite la seconde édition de la seconde partie du poème (Madrid, Pedro Madrigal, 1578, in 4°).

24 C’est encore le cas, à mon sens, lorsque Philippe II arbitre entre clémence et sévérité dans la répression de la rébellion des Portugais, autre parallèle-différence européen du poème au chant XXXVII.

25 On entend ici la polyphonie non pas au sens de la polyphonie romanesque bakhtinienne – un enchâssement de voix qui par les mécanismes du discours rapporté rend chaque fois plus profonde et multiple la voix du narrateur – mais une polyphonie qui passe par la construction d’images narratives, de successions d’actions qui dessinent des représentations d’attitudes ou de postures politiques, au sens que lui donne Florence Goyet.

26Bien puedes de mí, Señor, fiarte, / que me verás morir por escaparte”, ‘Tu peux bien, Seigneur, te fier à moi, car tu me verrais mourir pour t’aider à t’échapper’ (XXVIII, 42, 7-8).

27 C’est la définition de ce terme dans le dictionnaire de Sebastián de Covarrubias Orozco, Tesoro de la lengua castellana, En Madrid, por Luis Sanchez, 1611, f° 325r°, qui m’incite à tirer cette conclusion : “DOMÉSTICO, todo lo que se cría en casa y por esta razón es manso y apacible, mas de lo que se cría en el campo. Y no solo al animal llamamos doméstico, mas aún al que está obediente al padre o al señor”, ‘DOMESTIQUE, tout ce qui est élevé à la maison et, pour cette raison, est doux et paisible, plus que ce qui est élevé dans les champs. Il n’est pas que l’animal que l’on qualifie de domestique, mais aussi celui qui obéit à son père et à son seigneur’.

28 La pertinence de ce rapprochement reste à démontrer. Sur l’histoire éditoriale de La Araucana, encore mal connue, la lecture de Juan Alberto Méndez Herrera, Estudio de las ediciones de la Araucana con una edición crítica de la Tercera Parte, University Press, Harvard, 1976, est absolument indispensable.

29 Mercedes Blanco, “La batalla de Lepanto y la cuestión del poema heroico”, Calíope : journal of the Society for Renaissance and Baroque Hispanic Society, vol. 19, no 1, 2014, p. 2354, p. 36, rappelle l’origine antique de ce procédé imitatif et renvoie à l’article de Giuseppe Giangrande, ““Arte allusiva” and Alexandrian Epic Poetry”, American Quarterly, vol. 17, no 1, Mai 1967, p. 8597.

30 Lara Vilà, ““Historia verdadera” y propaganda política : La Felicísima victoria de Jerónimo Corte-Real y el modelo épico de Virgilio”, in Res publica litterarum. Documentos de trabajo del grupo de investigación “Nomos”, Mai 2005, p. 12. Cette thèse a été développée par la même auteure dans Épica e imperio. Imitación virgiliana y propaganda política en la épica española del siglo XVI, Thèse de doctorat, Barcelone, Universitat Autònoma de Barcelona. Serveix de Publicacions, 2001. Lara Vilà y étudie le modèle de la célébration de l’Empire d’Auguste dans l’Énéide, et sa transposition, dans une double translatio studii et imperii, dans l’épopée de la Renaissance. Dans la lignée de ce travail, le genre épique a été lu comme l’émanation du pouvoir monarchique, célébrant la permanence des valeurs qui faisaient sa grandeur.

31 Pour Hélio Alves, il s’agit là de deux épopées “où la violence esthétisée de l’Énéide dépasse les limites de la virtus et transforme le monde historique en un immense cataclysme” (Camões, Corte-Real, op. cit., p. 419). Une étude complète de la réception de ces poèmes dans l’Espagne et le Portugal de la Renaissance reste à faire.

32 David Quint, Epic and empire : politics and generic form from Vigil to Milton, Princeton, Princeton University Press, 1993. Sur l’opposition entre epos et romanzo, voir la mise au point de Sergio Zatti, Il Furioso fra epos e romanzo, Lucca, Pacini Fazzi, 1990.

33 Craig Kallendorf, The other Virgil : « pessimistic » readings of the Aeneid in early modern culture, Oxford, Oxford University Press, 2007.

34 La confusion est, dans la description de Florence Goyet, le second mouvement de l’épopée. Après avoir cherché à mettre en ordre le présent, l’épopée s’attache à faire apparaître la confusion qui l’habite. Dans l’Iliade, par exemple, c’est l’indistinction entre le monde des dieux et celui des hommes qui est à l’origine d’une confusion dont seule la reconnaissance permet de comprendre en profondeur la crise traversée par le monde contemporain. Voir Florence Goyet, Penser sans concepts…, op. cit., p. 41-52 pour l’Iliade et 423-468 pour les Dits de Hôgen et de Heiji.

35 Comparer la sortie des Enfers (le Siège de Diu, XIII, 654-665 et l’Énéide, VII, 563-571), ainsi que le portrait d’Alecto avec celui de l’Énéide (VII, vv. 451, 448-449 et 325326). Corte-Real imite de très près le poème de Virgile, dont le lecteur ne peut manquer de reconnaître la trace.

36 Thomas Greene, The Light in Troy : Imitation and Discovery in Renaissance Poetry, New Haven-London, Yale University Press, 1982.

37 L’idée et l’expression de parallèle-différence intertextuel m’ont été suggérées par Pierre Vinclair, que je remercie pour sa lecture.

38 Cette situation militaire nouvelle dans le texte traduit un changement dans la stratégie de l’armée espagnole, qui abandonne à l’arrivée du nouveau gouverneur García Hurtado de Mendoza les attaques à découvert pour une tactique défensive menée depuis des forts retranchés. Voir Alonso de Góngora Marmolejo, Historia de todas las cosas que han acaecido en el Reino de Chile y de los que lo han gobernado, Miguel Donoso Rodríguez (ed.), Madrid - Frankfurt, Iberoamericana - Vervuert, 2010, p. 251, chapitre XXIV.

39 “Nous chantons […] un peuple puissant tournant son bras victorieux contre ses propres entrailles”, Lucain, La Guerre civile : la Pharsale, traduit par Alain Bourgery et Max Ponchont [1927], révision de la traduction et édition par Paul Jal, Paris, Les Belles Lettres, 19931997, t. i, p. 2.

40 Martín Lasso de Oropessa, dans son prologue à la traduction de la Pharsale, voyait dans ce détournement de l’intérêt général au profit de l’intérêt particulier l’une de principales causes de la guerre civile romaine : “Porque ningún romano tuvo en todos estos tiempos, que fueron seiscientos años y más, respeto a enriquecer su casa, sino su ciudad, ni codicia de bienes particulares, sino generales. Y así no tenían en que competir otra cosa, sino en cual sería más virtuoso y amador de su patria”, ‘Car aucun Romain, en ce tempslà – et ce furent plus de six-cents ans – ne chercha à enrichir sa maison, mais bien plutôt sa ville, ni ne sentit de convoitise pour des biens particuliers mais au contraire pour les biens communs. Ainsi, ils ne disputaient guère que pour déterminer qui serait le plus vertueux et aimerait le mieux sa patrie’. Voir Lucain, La Historia que escrivio en Latin el poeta Lucano : trasladada en castellano por… secretario de la excellente señora marquesa del Zenete condessa de Nassou, traduit par Martín Lasso de Oropesa, s.l., s.e., 1540, f° Av[5]r°.

41 La Araucana, II, 32, 7-8 et La Pharsale, II, 306-307.

42 Ya la rosada Aurora comenzabalas nubes a bordar de mil labores,
ya la usada labranza despertaba
la miserable gente y labradores,
ya los Marchitos campos restauraba
la frescura perdida y sus colores,
aclarando aquel valle la luz nueva… (II, 50, 1-7)

Déjà l’Aurore rosée commençait
à broder les nuages de mille ouvrages,
déjà le labeur quotidien éveillait
le peuple misérable et les laboureurs,
déjà les champs fanés ressuscitaient
à leur fraîcheur perdue et à leurs couleurs,
éclairant cette vallée d’une lumière nouvelle….

Aux troisième et cinquième vers de l’octave, Isaías Lerner édite “y a” en deux mots, sans que la graphie de l’édition de 1569 ne semble imposer cette lecture. Ne voyant pas la nécessité de la préposition devant les compléments d’objet des vers 3 et 5, j’édite donc “ya” en un seul mot, pour conserver l’anaphore qui ne me semble pas fortuite. Voir Alonso de Ercilla y Zúñiga, La Araucana, Isaías Lerner, éd., Madrid, Cátedra, 2009, p. XXX. Sur l’imitation de la formule virgilienne “Iamque rubescebat […] Aurora” (III, 521 et VII, 25-26), voir María Rosa Lida de Malkiel, “El amanecer mitológico en la poesía narrativa española”, Revista de Filología Hispánica, vol. 8, 1946, p. 77110.

43 La structure de l’épisode, la nature des épreuves et les prix qui récompensent les vainqueurs. Voir Vicente Cristóbal, “De la Eneida a la Araucana”, Cuadernos de Filología Clásica. Estudios Latinos, vol. 9, 1995, p. 67101, ici p. 8991.

44 De même, les jeux nautiques de l’Énéide s’achevaient sur la récompense de tous les participants, y compris les derniers de la course (V, 244-282). Dans l’Iliade XXIII, selon la lecture de Florence Goyet, Achille faisait de même l’apprentissage d’une royauté nouvelle par l’organisation et la gestion parfaite des jeux en l’honneur de Patrocle (Penser sans concepts, op. cit., p. 194-205.

45 Virgile, Énéide. Tome I : Livres I-IV, traduit par Jacques Perret, Roger Lesueur [1999], 2e éd. du 4e tirage rev. et corr., Paris, Les Belles Lettres, 2006, I, 52-63.

46 Dans la terminologie de Walter Pigman III, ‘‘Versions of imitation in the Renaissance’’, Renaissance Quarterly, vol. 33, no 1, Printemps 1980, p. 132, le troisième type d’imitation consiste à “émuler” (aemulari), son modèle, c’est-à-dire adopter une attitude critique qui permette de le dépasser. Ce dernier type d’imitation est dit “éristique”, en référence à la controverse ainsi établie entre le modèle et son imitation.

47 Ercilla prolonge cette réflexion à propos du camp espagnol dans le récit de la bataille de Lépante qu’il fait au chant XXIV, cette fois-ci à travers la figure du parallèle-différence. Les Espagnols y triomphent en tant que résistants à l’envahisseur turc, c’est-à-dire en abandonnant la position de conquérants et en adoptant celle de résistants qui les apparente, de façon surprenante, aux Araucans. Voir David Quint, Epic and Empire, op. cit., p. 157-159.

Pour citer ce document

Aude Plagnard, «Des épopées imitatives et refondatrices ? Le cas d’Alonso de Ercilla et de Jerónimo Corte-Real», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2016_article_228-des-epopees-imitatives-et-refondatrices-le-cas-d-alonso-de-ercilla-et-de-jeronimo-corte-real.html

Quelques mots à propos de :  Aude  Plagnard

Hispaniste et lusiste de formation, Aude Plagnard a consacré sa thèse à l’épopée hispano-portugaise de la fin du XVIe siècle (“Une épopée ibérique. Autour des œuvres d’Alonso de Ercilla et de Jerónimo Corte-Real (1569-1589)”, Paris Sorbonne, 2015). Ses travaux portent sur l’épopée à sujet historique, mais aussi sur la traduction (“Homero hecho ya español ou la traduction comme événement. Poèmes antiques et italiens en vers espagnols (1549-1556)”, Tres momentos de cambio en la creación literaria del siglo de oro, Mercedes Blanco (coord.), paru dans les Mélanges de la Casa de Velázquez (Madrid), 2012, numéro (42) 1, p. 17-34), sur la polémique gongorine et sur l’édition digitale. Elle est actuellement chargée de recherche à Paris-Sorbonne (projet Pólemos, Labex OBVIL) et prépare l’édition numérique des fragments de l’œuvre de Manuel de Faria e Sousa liés à la polémique gongorine.