Longtemps, le concept d’épopée a été pensé en fonction des seules œuvres de l’Antiquité gréco-romaine: Aristote a bâti sa théorie à partir d’Homère uniquement, et la tradition subséquente privilégiait Virgile et l’Iliade – l’Odyssée elle-même semblant déjà “moins épique”1. La déclaration de la mort du genre par Hegel plaçait quant à elle la critique comme la production épique dans une situation fragile: au XIXe et au XXe siècles, de nombreux textes se sont réclamés de l’épopée, en Occident ou dans l’espace postcolonial, mais paradoxalement se sont vu refuser ce statut, alors même qu’ils essayaient d’en imiter au plus près les traits caractéristiques. Si bien que, le Pierre Ménard de Borges eût-il recopié mot pour mot Homère plutôt que Cervantès, son Iliade n’aurait sans doute pas été une épopée.
Pourtant, depuis quelques décennies, les études épiques ont retrouvé une très grande vitalité, qu’on pourrait dater du moment où la critique a, d’abord, pris acte du fait que l’épopée n’était pas nécessairement morte2. Ce renouvellement n’aurait pas été possible si de grands textes, en France et aux Etats-Unis3, n’avaient dégagé le terrain théorique en rompant avec l’européocentrisme originel et en analysant les épopées sans se soucier des préjugés de la tradition critique. Étiemble, dès 1974, dénonçait le fait que les théories sur l’épopée avaient été élaborées pour et sur la tradition antique européenne, et appelait à “repartir à zéro”. Gregory Nagy, poursuivant les réflexions de Minna Skafte Jensen et Richard Martin, invitait à “recontextualiser” Homère4, et Jean-Marcel Paquette, dans une analyse comparatiste qui repartait de textes très variés, repensait les rapports entre roman et épopée, et dégageait le rôle central du conflit dans l’épopée. C’était s’affranchir de l’idée de l’épopée comme texte transparent et non problématique, héritée de Hegel et Lukács.
Un premier résultat de cette révolution critique a été de mettre au centre de l’attention l’épique moderne5, c’est-à-dire des textes aux antipodes de ce que décrivaient les travaux sur Homère ou Virgile. Une grande richesse de pensée a été gagnée là, qui a permis une avancée pour l’ensemble des travaux sur l’épique, ancien ou moderne – et de prendre enfin au sérieux la revendication de certains textes modernes à être considérés comme des épopées. D’autre part, et dans le même temps, anthropologues et chercheurs en littérature ont décrit et analysé un grand nombre d’épopées étrangères au canon gréco-romain. Issues d’autres traditions et n’en imitant pas les traits caractéristiques, ces épopées (indiennes, turques, africaines, japonaises, tibétaines, etc.) ont ainsi acquis une visibilité critique inédite, à la faveur du renouvellement théorique et méthodologique que leur mise au jour contribuait en retour à imposer. Il s’ensuivit, à tout le moins, l’abandon de la conception classique de l’épopée comme imitation d’Homère6.
L’extension du corpus débouche cependant sur une nouvelle difficulté, en rendant le concept même d’épopée problématique : des textes pourtant tous qualifiés d’“épopées” peuvent ne plus rien avoir en commun ou presque7. Une fois brisées les chaînes de la pensée classique de l’épopée, l’extension ad libitum des corpus ne pourra en effet s’arrêter qu’avec la délimitation précise d’un nouveau concept. Mais quelles théories, quelles méthodes adopter pour relever ce véritable défi théorique ? Peut-on rendre compte de la richesse du genre sans que l’extension du corpus n’en condamne la possible unification conceptuelle ? Nous en sommes, aujourd’hui, précisément là : nous rencontrons de nombreux textes dont il faut décider s’ils sont ou non des épopées, à l’aide de théories qui sont encore en cours d’élaboration, et que la lecture de ces textes permet de tester et de préciser.
Nouveaux corpus, nouveau support, nouvelles méthodes : les études épiques sont un laboratoire. Et c’est l’ambition du Recueil ouvert de se faire l’écho de leur formidable vitalité, et devenir un nœud du grand réseau mondialisé des recherches actuelles sur l’épopée. Adossé à la Bibliographie comparatiste, qui présente les études sur le genre dans le monde entier8, il offre, comme une revue, des livraisons successives, centrées autour d’un colloque ou d’un thème. Mais son ambition, en réalité, est double : car le Recueil ouvert est aussi un agrégateur, organisé en rubriques permanentes qui s’enrichissent au fil du temps pour constituer un véritable livre.
La première d’entre elles, « Théories générales de l’épopée », est comme la pointe émergée de l’iceberg : s’y concentrent les résultats formalisés de recherches ayant l’ambition d’aboutir à un renouvellement théorique du concept d’épopée. Cette rubrique s’adosse sur les deux suivantes, qui se nourrissent l’une l’autre, puisque la première, « Traits et caractéristiques », s’intéresse à repenser et enrichir la description des propriétés génériques, comme l’impose notamment l’extension des corpus qu’étudie la seconde, « Marges et limites ». Très importantes, les deux autres rubriques visent à enrichir notre perception des travaux en cours, qu’il s’agisse de l’ « État des lieux de la recherche dans le monde » qui va se constituer peu à peu à force d’articles précis sur les études de tel ou tel pays, ou de la présentation par des doctorants ou des chercheurs confirmés de leurs « Thèses et travaux en cours ». Redisons ici à quel point toutes les contributions sont désirées dans ces rubriques comme dans les précédentes.
Dans cette deuxième livraison, la rubrique “État des lieux de la recherche” s’enrichit de deux articles. Alireza Ghafouri reconstitue, dans “Recherches récentes sur l’épopée persane : la question des sources du Chahnameh de Ferdowsi”, la controverse scientifique qui oppose les tenants d’une approche anthropologique de l’œuvre de Ferdowsi (qui replace le Livre des rois dans une tradition d’origine orale), et ceux qui, attachant à l’épopée nationale une indiscutable grandeur, sinon une forme de sacralité, s’efforcent de mettre en évidence et de reconstituer la généalogie de ses sources écrites. Pablo Justel, dans “Les études actuelles sur l’épopée hispanique médiévale” présente quant à lui un tableau critique d’une remarquable exhaustivité, tout en mettant en valeur la centralité du Cantar de mio Cid. Le Recueil ouvert s’honore de publier là le résultat d’un travail long adossé à deux programmes de recherche espagnols, qui sera utile autant aux hispanistes qu’aux chercheurs sur l’épopée.
Dans la rubrique “Thèses et travaux en cours”, Floriana Ceresato donne à lire “À propos d’Anseis de Carthage”, article qui présente l’état actuel de sa recherche sur la structure narrative de cette chanson de geste tardive, influencée en partie par le roman. Cette démonstration s’appuie notamment sur certains des points (travail épique, rapport du roman à l’épopée) que développe le dossier de cette deuxième livraison.
Ce dossier, intitulé “Extension de la pensée épique”, doit son titre au constat suivant: le renouvellement critique dont il a été question plus haut, et dont le Recueil ouvert voudrait à la fois être un symptôme et un moteur, est notamment lié au fait que l’épopée nous apparaît de plus en plus comme une forme de pensée. Dans “extension de la pensée épique” l’expression “pensée épique” doit en effet s’entendre à la fois comme la pensée mise en œuvre par l’épopée, et comme la conceptualisation théorique de la recherche qui essaie de comprendre la première. Car pour nous, le renouvellement critique et l’extension du corpus sont notamment liés à la prise en compte du fait que l’épopée est d’abord une forme de pensée.
Le premier texte théorique qui ait répondu aux exigences de cette nouvelle conception de l’épopée est bien celui de Paquette, qui dès 1988 mettait en évidence deux propriétés caractéristiques. L’une, anthropologique – la “territorialisation” – est externe aux textes; l’autre est interne: c’est la “pyramide de conflits”. Repartant ici de ces résultats, Paquette, dans “Le Ramakien siamois à l’épreuve de la théorie”, renouvelle le regard sur une œuvre qui n’était pas d’abord considérée comme une épopée à part entière. Énonçant de nouveau les principes de sa théorie de 1988, il montre que le Ramakien, tant dans ses critères internes que dans ses critères externes, peut être qualifié d’épopée. Sa démonstration, en détaillant le fonctionnement et les enjeux de chacun des critères, rend en outre évidente la corrélation entre renouvellement théorique et extension du corpus: le concept et le texte qu’ils subsument s’appellent réciproquement.
Dans “L’épopée refondatrice: extension et déplacement du concept d’épopée”, Florence Goyet propose de déplacer le problème de la définition du genre, en renonçant à la recherche infructueuse d’une définition globale pour se concentrer sur la catégorie particulièrement intéressante des épopées qui réinventent le politique. On peut alors définir les conditions nécessaires à l’émergence de cet outil intellectuel. L’épopée refondatrice est 1) populaire, visant uniquement le plaisir du public, 2) politique, 3) polyphonique. En redéfinissant le concept, on ouvre le genre à de nouveaux objets. L’hypothèse est d’aller chercher du côté des “œuvres-cultes” – romans ou séries – l’épopée qui, sous nos yeux aujourd’hui, pense obscurément la crise.
Dans “Du récit de l’héroïque résistance à l’épopée: Nehanda, Samori, Sarraounia”, Elara Bertho se penche sur un corpus large, en langues européennes et africaines – textes oraux et écrits, ballets, théâtre... Les résistants africains à la colonisation ont en effet fait l’objet de très nombreux récits, du début du XXe siècle à nos jours. À partir de trois exemples, Bertho montre que si ces figures historiques fascinent, et structurent les imaginaires collectifs, c’est par le travail épique qu’elles permettent en un temps de crise. Si – pour des raisons qui sont analysées, et qui intéressent aussi la conceptualisation du genre – on ne peut guère les définir à proprement parler comme des épopées, ces figures ont incontestablement un “devenir-épique”.
Cette manière de considérer l’épopée comme productrice de pensée a par ailleurs une conséquence aussi inattendue qu’intéressante: c’est que certains textes imitant des épopées (donc essayant de souscrire à l’ancien concept) doivent être considérés comme de véritables épopées, non parce qu’ils leurs ressemblent de traits, mais parce que l’imitation y “travaille”, fonctionnant, par parallèles et différences, comme un moteur de la pensée épique. Dans “Entre l’Arioste et le Tasse: la fabrique d’un modèle épique luso-espagnol dans le dernier tiers du seizième siècle”, Aude Plagnard parvient donc à étendre le corpus épique à des textes qui, d’une certaine manière, y étaient déjà mais pour de mauvaises raisons: le Second siège de Diu de Jerónimo Corte-Real et les trois parties de La Araucana d’Alonso de Ercilla.
Dans “L’épyllion, une petite épopée? Forme et fonction du rêve d’Europe chez Moschos”, Françoise Létoublon montre comment le rêve d’Europe, dans la version du mythe que propose Moschos, inscrit le texte dans le genre épique – alors même que sa petite taille semble ne pouvoir correspondre à un genre habituellement caractérisé par sa longueur. Mettant en évidence le peu de pertinence du critère de la taille, Létoublon enrichit la réflexion sur le genre d’une analyse du fonctionnement et des enjeux de la forme-rêve.
Dans “L’épopée moderne: épopée ‘symphonique’ – Hugo et Tolkien”, Marguerite Mouton ne se contente pas de proposer d’étendre le corpus épique à des œuvres modernes. Elle définit à partir de Tolkien et de Hugo ce qui lui semble le mode propre de l’épopée moderne – comme distincte de l’épopée ancienne. Pour caractériser leur manière propre de mettre en œuvre le travail épique, elle est amenée à proposer le concept d’“épopée symphonique”, manière originale dont ces œuvres s’y prennent pour penser la crise que traverse une modernité en prise avec le désenchantement du monde.
Enfin, dans “Le roman fait l’épopée”, Pierre Vinclair propose également de distinguer, cette fois deux genres de la littérature de fiction, épopée et roman. Les deux genres sont des concepts relationnels qui ne peuvent désormais être pensés que l’un par l’autre (comme épopée et tragédie ont pu l’être dans l’Antiquité). L’“énergétique” dont il se réclame tient que les genres sont définis par leur “effort”, dont il montre qu’il est ici un effort de pensée. Face à l’effort du roman, éthique et qui vise à l’émancipation individuelle, il propose alors de définir la pensée épique comme l’effort, politique, de redéfinition des valeurs communes.
1 Pour l’état de cette question, voir par exemple Dingremont, François, “L’Odyssée est-elle moins épique que l’Iliade ?”, Recueil ouvert, 2015.
2 Voir en particulier Brunel, Pierre, Mythopoétique des genres, Paris, PUF, 2003 ; Madelénat, Daniel, L’Époée, Paris, PUF, 1986 et “Présence paradoxale de l’épopée : hors d’âge et retour” in Neiva, Saulo (éd.), Désirs & débris d’épopée au XXe siècle, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 379-391 ; Derive, Jean, L’épopée. Unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 2002 ; Labarthe, Judith, Formes modernes de la poésie épique : Nouvelles approches, Bruxelles, Peter Lang, 2004 ; Neiva, Saulo (éd.), Déclins et confins de l’épopée au XIXe siècle, Tübingen, Gunter Narr, 2008 et Désirs & Débris d’épopée au XXe siècle, Bruxelles, Peter Lang, 2009 ; Krauss, Charlotte et Mohnike, Thomas (éd.), Auf der Suche nach dem verlorenen Epos : ein populäres Genre des 19. Jahrhunderts / À la recherche de l’épopée perdue : un genre populaire de la littérature européenne du XIXe siècle, Berlin, Lit, 2011, et Krauss, Charlotte et Urban, Urs (éd.), Das wiedergefundene Epos: Inhalte, Formen und Funktionen epischen Erzählens vom Beginn des 20. Jahrhunderts bis heute / L’Épopée retrouvée, Berlin, Münster, Lit, 2013.
3 Nagy, Gregory, “Epic as Genre”, in Beissinger, Margaret H., Tylus, Jane et Lindgren Wofford, Susanne (éd.), Epic Traditions in the Contemporary World : The Poetics of Community, University of California Press, 1999, p. 21-32 ; Skafte Jensen, Minna, The Homeric Question and the Oral-Formulaic Theory, Opuscula Graeco-Latina, Copenhagen, Tusculanum Press, 1980 ; Martin, Richard P., The Language of Heroes : Speech and Performance in the Iliad, Ithaca, N.Y., Cornell University Press,1989 ; Étiemble, Article “Epopée”, Encyclopædia Universalis (dans ses deux premières éditions, 1974 et 1992), repris dans Essais pour une littérature (vraiment) générale, sous le titre “L’épopée de l’épopée”, PARIS, Gallimard, 1974 ; Paquette, Jean-Marcel, “Épopée et roman : continuité ou discontinuité ?”, Études littéraires (Québec), 1971, p. 9-38, et “L’épopée : problème d’une définition”, Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fascicule 49, Louvain, Brepols, 1988, p. 11-35.
4 “[T]he classical Greek idea of epic, as presupposed by these received notions, needs to be situated in its own historical context”, “Epic as Genre”, op. cit., p. 23.
5 Environ trois cents des cinq cents titres de la Bibliographie comparatiste du Projet Épopée sur L’Ouvroir Litt&Arts sont des études de textes modernes ou contemporains.
6 Voir par exemple Beissinger, Margaret H., Tylus, Jane et Lindgren Wofford, Susanne (éd.), Epic Traditions in the Contemporary World, op. cit., et récemment en France, Dussol, Vincent (éd.), Elle s’étend, l’épopée. Relecture et ouverture du corpus épique / The Epic expands. Rereading and widening the epic corpus, Bern / Berlin, P.I.E. Peter Lang, 2012.
7 Voir Derive, Jean, L’épopée. Unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 2002.
8 À ce jour, sont recensés cinq cents titres parus depuis 1997 dans six langues : français, anglais, allemand, italien, espagnol, japonais. Régulièrement mise à jour avec l’aide de chercheurs français et étrangers, cette bibliographie a pour particularités de recenser les travaux sur l’épopée comme genre et d’indiquer chacun des articles qui constituent les très nombreux collectifs parus ces dernières années. Nous remercions d’avance les lecteurs qui nous signaleraient un titre.
Florence Goyet et Pierre Vinclair , «Extension de la pensée épique. Présentation (2016)», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2016_article_234-deuxieme-livraison-presentation-des-articles.html