En 1912 paraissait en édition illustrée, chez Arthème Fayard, un ouvrage inédit du Colonel Baratier, intitulé opportunément Épopées africaines1. En première de couverture, le lecteur était invité à admirer un haut-fait de l’armée coloniale : des tirailleurs se fraient un passage dans les rangs d’une armée ennemie, emportant avec eux leur officier blanc grièvement blessé. Des lauriers encadrent discrètement le pourtour de la gravure, dont le motif végétal rappelle tout à la fois la jungle où s’est déroulé le glorieux événement et la couronne des vainqueurs de la Rome impériale. La célébration de la conquête coloniale s’inspirant du modèle épique est un grand classique de la littérature des empires2. Des individus charismatiques sont lancés à l’assaut de pays inconnus et triomphent des épreuves en ne cherchant d’autre récompense que la gloire de s’être comportés en héros : Brazza, Marchand, Stanley défraient les chroniques, et le public lit avec avidité les récits de leurs exploits. Edward Berenson a étudié cet “engouement” populaire pour la conquête coloniale3, qui doit beaucoup au fascinant Cœur des ténèbres conradien4.
Pourtant, il existe un second versant de ces « épopées coloniales », reprenant la gloire des explorateurs pour en parer les populations explorées et colonisées : ce que Nathan Wachtel a appelé la « vision des vaincus »5. Les résistants africains deviennent les héros d’épopées nationales en construction, dont les motifs et les personnages sont repris de ces gestes coloniales6.
Le même mouvement de resémantisation héroïque s’observe à la même époque de l’autre côté de l’Atlantique. Le guerrier Lautaro, commandant de la longue résistance araucane à l’occupation espagnole – celle qui valut à l’Araucanie le titre de “Flandre indienne” (Flandes indiano)7 – devient héros de la jeune nation chilienne, constituée en République émancipée de la monarchie espagnole8. Ce réinvestissement politique des grandes figures nationales mobilise un texte fondateur de la tradition épique espagnole : La Araucana d’Alonso de Ercilla, première épopée de langue castillane consacrée à la conquête de l’Amérique, écrite depuis la péninsule au XVIe siècle, par un poète qui avait fréquenté les terres américaines en qualité de soldat pendant une brève période. Ainsi est-ce pour l’anniversaire des premières institutions chiliennes indépendantes que l’érudit José Toribio Medina publia une édition du poème intitulée “édition du centenaire”9.