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Présentations

Épopées et guerres coloniales : histoires connectées. Présentation (2018)

Elara Bertho et Aude Plagnard

Texte intégral

 

En 1912 paraissait en édition illustrée, chez Arthème Fayard, un ouvrage inédit du Colonel Baratier, intitulé opportunément Épopées africaines1. En première de couverture, le lecteur était invité à admirer un haut-fait de l’armée coloniale : des tirailleurs se fraient un passage dans les rangs d’une armée ennemie, emportant avec eux leur officier blanc grièvement blessé. Des lauriers encadrent discrètement le pourtour de la gravure, dont le motif végétal rappelle tout à la fois la jungle où s’est déroulé le glorieux événement et la couronne des vainqueurs de la Rome impériale. La célébration de la conquête coloniale s’inspirant du modèle épique est un grand classique de la littérature des empires2. Des individus charismatiques sont lancés à l’assaut de pays inconnus et triomphent des épreuves en ne cherchant d’autre récompense que la gloire de s’être comportés en héros : Brazza, Marchand, Stanley défraient les chroniques, et le public lit avec avidité les récits de leurs exploits. Edward Berenson a étudié cet “engouement” populaire pour la conquête coloniale3, qui doit beaucoup au fascinant Cœur des ténèbres conradien4.

Pourtant, il existe un second versant de ces « épopées coloniales », reprenant la gloire des explorateurs pour en parer les populations explorées et colonisées : ce que Nathan Wachtel a appelé la « vision des vaincus »5. Les résistants africains deviennent les héros d’épopées nationales en construction, dont les motifs et les personnages sont repris de ces gestes coloniales6.

Le même mouvement de resémantisation héroïque s’observe à la même époque de l’autre côté de l’Atlantique. Le guerrier Lautaro, commandant de la longue résistance araucane à l’occupation espagnole – celle qui valut à l’Araucanie le titre de “Flandre indienne” (Flandes indiano)7 – devient héros de la jeune nation chilienne, constituée en République émancipée de la monarchie espagnole8. Ce réinvestissement politique des grandes figures nationales mobilise un texte fondateur de la tradition épique espagnole : La Araucana d’Alonso de Ercilla, première épopée de langue castillane consacrée à la conquête de l’Amérique, écrite depuis la péninsule au XVIe siècle, par un poète qui avait fréquenté les terres américaines en qualité de soldat pendant une brève période. Ainsi est-ce pour l’anniversaire des premières institutions chiliennes indépendantes que l’érudit José Toribio Medina publia une édition du poème intitulée “édition du centenaire”9.

De même, Pablo Neruda, poète du Chant général qui célèbre sur le mode épique la nouvelle Amérique des Indépendances, fait-il d’Ercilla rien moins que l’“inventeur du Chili” qui, en reconnaissant les constellations caractéristiques de son ciel et en les faisant poésie, le libéra du joug oppresseur espagnol10. Il se trouve que le poème d’Ercilla, de même qu’une partie de l’épopée hispano-américaine, se prête à un tel réinvestissement politique en ce qu’il explore précisément l’ambiguïté des points de vue auctoriaux, que la critique s’attache à décrire depuis une vingtaine d’années. Dans le cas de La Araucana, l’héroïcisation de l’ennemi se réduit-elle à servir la glorification d’un “nous” espagnol, généralement associé à la grandeur du monarque ? Ou bien interroge-t-elle l’intégration des indigènes comme sujets dans le corps complexe de la monarchie colonisatrice ? Plus généralement, l’empire, notion centrale dans les réflexions critiques actuelles sur l’épopée coloniale, devient, sous l’effet des critiques et, surtout, des regards multiples qui y sont portés, une entité mouvante et plurielle11 qui se prête ainsi d’autant mieux à une réappropriation depuis un point de vue américain.

Ce qui nous a intéressées dans ce nouveau numéro du Recueil Ouvert, c’est précisément cette bascule narrative entre les continents et entre les époques : un même événement, la guerre coloniale, donne lieu à des récits aux orientations diamétralement opposées. Lues sous ce prisme, Afrique et l’Amérique partagèrent un même mouvement de réappropriation du matériau épique colonial lors de la décolonisation, suivant deux chronologies différentes. Pour l’Afrique, les deux processus s’enchaînent du XIXe au XXe siècles ; l’Amérique indépendante replonge pour sa part dans un patrimoine épique qui remonte à la charnière des XVIe et XVIIe siècle, époque qui marque la fin de la conquête et voit la mise en place d’une société de colonisation dans l’ensemble des territoires. Cette double chronologie s’accompagne pourtant d’enjeux politiques et esthétiques similaires.

Le renversement de la perspective que nous pratiquons ici s’inscrit dans un vaste mouvement historiographique s’intéressant au croisement des sources et des récits, que Romain Bertrand a nommé la recherche d’une « histoire à parts égales »12. Nous proposons de traiter cette question d’un point de vue littéraire : comment se dit la colonisation de part et d’autre de l’océan Atlantique ? Comment les motifs migrent-ils ? D’un camp à l’autre des armées ennemies, comment se reprennent et se mêlent les épisodes et faits d’armes ?

L’on touche là à une question proprement littéraire, celle de la resémantisation d’un même motif. Une même figure peut générer plusieurs récits contradictoires13, avec plusieurs significations qui se construisent différemment selon les lieux et les circonstances de productions14. Des contre-discours des empires viennent dialoguer avec les « épopées coloniales » rédigées sur le modèle de celle du colonel Baratier. Ce « writing back »15, pour reprendre le célèbre enjeu des littératures postcoloniales, fonde des « contre-épopées »16 des vaincus. L’histoire se renverse et la même trame donne lieu à d’autres récits et d’autres configurations narratives. L’épique en cela est intéressant, non seulement parce qu’il était déjà utilisé dans les récits coloniaux, mais aussi et surtout parce qu’il met en tension des mondes en crise, des mondes au bord du gouffre. Les guerres coloniales ont constitué ce que Florence Goyet a appelé des univers du « chaos » et de la « confusion » dans son ouvrage Penser sans concept. Émergent de ces moments de bascule inédits des récits qui tentent de « penser la crise » : « La projection n’est pas le moyen de pallier une absence de psychologie, mais bien plutôt une façon très adroite d’utiliser le récit pour élaborer des conceptions, pour donner les éléments du choix, pour penser en l’absence de concepts »17. Précisément parce que l’instabilité et l’indistinction saturent le réel, l’histoire et les corps marqués par la colonisation, l’épopée permet de penser cet apparent infigurable dans et par le récit. Cette puissance de l’épique pour penser la crise nous paraît une hypothèse tout à fait précieuse et stimulante pour analyser les récits de la guerre coloniale.

Portées par les propositions théoriques de Florence Goyet, nous avons conçu ce recueil selon trois axes principaux. Le premier traite, généalogiquement pourrait-on dire, des épopées coloniales et de leur constitution comme régime narratif dominant et néanmoins pluriel. Le second s’intéresse plus particulièrement à ce moment de bascule narrative, où ces récits sont resémantisés et réappropriés, en fonction de l’époque et du lieu de production. Le troisième axe interroge la relation qu’entretient le roman historique à l’épopée, et notamment cette « énergie épique »18 contenue dans de nombreux romans consacrés aux guerres coloniales.

1. Autour de l’épopée coloniale

 

Comment s’élaborent les épopées de la conquête ? Comment se raconte la guerre coloniale ? Avec quels outils ? Cet axe montre la diversité de point de vue au sein de ce vaste ensemble de textes, souvent pensé comme homogène, qui intègre néanmoins en son sein des distorsions du regard.  

Cette section inaugurale reconstitue la « généalogie », au sens foucaldien, de notre réflexion. L’épopée coloniale, écrite et rédigée par les vainqueurs19, vise à légitimer la conquête impériale, en dramatisant le conflit et en assurant la promotion de ses soldats.

Le récit du Capitaine Danrit, dans la droite ligne de l’épopée africaine de Baratier, dresse une vaste fresque de l’invasion coloniale française en Afrique. Jean-Marie Seillan montre comment la dystopie est un moyen littéraire pour le Capitaine Danrit d’exalter les valeurs héroïques et les ressorts virilistes du récit colonial. En effet, l’inversion du cadre militaire propose une fiction où les Français sont placés dans une position défensive, qui bouleverse le cadre narratif traditionnel de la colonisation. Cette inversion du regard est particulièrement intéressante puisqu’elle permet de décentrer le point de vue épique canonique pour mieux exacerber les valeurs qu’il véhicule et éviter ainsi la polyphonie caractéristique du genre.

Manuela Gueranger explore pour son travail doctoral, dans une chronologie largement antérieure et pour une épopée anonyme du début du XVIIe siècle, le positionnement tâtonnant d’un point de vue créole sur les guerres de conquêtes menées par la Couronne espagnole, dans le Vice royaume du Pérou. Bien que relevant d’une temporalité toute autre, les enjeux narratifs sont étonnamment similaires. Ainsi, le déplacement géographique et identitaire du regard de l’auteur, écrivant depuis le Pérou, impose une réinterprétation des modèles épiques antérieurs qui avaient été produits de la Cour espagnole. C’est à travers la réécriture du modèle désormais canonique d’Ercilla que l’auteur anonyme met à jour le modèle épique qui permet de penser aussi les évolutions de la guerre chilienne.

La contribution d’Imogen Choi alimente encore cette réflexion sur la guerre moderne. Les épopées hispaniques qui explorent les guerres du Pérou de l’époque moderne, celles qui opposent Espagnols et populations indigènes, sont le lieu d’une réflexion sur la définition de la communauté politique au moment où la monarchie hispanique se heurte à d’autres formes d’organisation politique. Dans les Armas antárticas de Juan de Miramóntes Zuázola, en particulier, se dessine l’histoire singulière, transatlantique, des populations cimarrones qui unissent le devenir africain et américain en une épopée partagée, où émerge le point de vue des populations esclaves.

De son côté, Pascale Pellerin décrit un point de vue colonial en cours de transformation à travers le motif du traître, qui ébranle le discours épique de la conquête algérienne par les Français. Noël Favrelière, dans un récit à la première personne, fait l’expérience de la porosité des deux camps ennemis et devient donc un anti-héros, représentant de ce « souffle épique » décrit par Pierre Vinclair20. Cette fois-ci, c’est au sein de l’expérience individuelle de la guerre, pour reprendre les analyses d’Hervé Drévillon21, que se situe la distorsion du point de vue.

2. Décentrer l’épopée ? Resémantisations de l’épique en contexte postcolonial

 

Comment la guerre coloniale est-elle réinvestie de manière postcoloniale, au sens logique autant que chronologique ? Comment sont resémantisées les figures héroïques ? Cet axe analyse les manières de « décentrer » l’Europe lorsque les colonisés s’approprient les perspectives épiques.  

Notre perspective étend ici la notion de « postcolonial » au sens autant chronologique que logique22. Les récits analysés dans cette section intègrent un héritage textuel et poétique colonial qu’ils font vibrer et dont ils renversent l’axiologie. Ce faisant, ils participent à une « provincialisation » de l’Europe23 : la guerre coloniale devient illégitime, les anciens héros deviennent des repoussoirs, et les mythes fondateurs laissent place à de nouveaux récits nationalistes.

Lise Segas, dans un article au titre évocateur, « Le Nez d’Heredia », met au jour les réécritures parodiques qui lient le roman de Germán Espinosa, Los cortejos del diablo. Balada de tiempos brujas, au récit colonial fondateur de Juan de Castellanos, Elegías de varones ilustres de Indias. Autour du motif du nez et d’autres attributs phalliques du héros, elle analyse les représentations des masculinités dominantes dans la guerre coloniale, et les mises en danger de ces virilités par des personnages de sorcières, subversives, potentiellement castratrices. Si la réécriture postcoloniale moque ces attributs masculins, l’épistémologie coloniale espagnole dans son ensemble est-elle pour autant entièrement disqualifiée dans la Colombie contemporaine ?

Réussissant à comparer les espaces insulaires haïtien et cubain soumis à des impérialismes différents, Marine Cellier propose une analyse de Rhapsodie pour Hispaniola de Jean Métellus et Changó el gran putas de Manuel Zapata Olivella, au prisme du « travail épique » théorisé par Florence Goyet. S’y élaborent des amorces d’épopées collectives, modèles de vivre-ensemble communautaires qui s’émancipent dans leurs représentations de l’héritage colonial.

3. L’épopée romanesque : nouveaux régimes de réflexion sur les guerres coloniales

 

Quelles articulations s’opèrent entre épopée et roman dans la récriture postcoloniale ? Quelles modalités du « souffle épique » émergent dans les descriptions des guerres coloniales ? Ce dernier axe interroge les marges et limites du genre épique, dans sa proximité avec le roman historique, lorsqu’ils prennent en charge la représentation de l’affrontement colonial.  

Félix Terrones, traducteur vers l’espagnol du roman français Conquistador d’Éric Vuillard, participe d’un va-et-vient du point de vue sur la colonisation. Réécrite par un auteur français, à partir de la lecture de chroniques espagnoles de la conquête du Pérou, l’épopée de Francisco Pizzarro en Nouvelle Espagne est ainsi replacée sous les yeux du lectorat péruvien. Dans cet article, Félix Terrones explore la resémantisation du modèle historiographique des chroniques, croisé tout à la fois au modèle épique et romanesque par Vuillard. Par ce mélange générique, l’auteur renverse les attendus et montre que l’impérialisme ne se prête pas à l’épopée : les « vainqueurs de l’histoire » n’en ont pas été, ils sont victimes de leur ambition et de leur propre violence.

Ninon Chavoz, enfin, analyse le célèbre roman de Paul Hazoumé, Doguicimi, en montrant l’intertextualité latente avec le modèle épique de la Chanson de Roland. Partant de l’escamotage du récit de la guerre, elle décrit un corps à corps absent, tout entier concentré dans le personnage féminin d’une Doguicimi recluse, dont le corps devient le lieu du conflit. Par cette lecture, elle revisite les réceptions de ce roman en tant que récit colonial, accusé d’être l’œuvre d’un « assimilé ». C’est bien la question de la représentation de la colonisation qui est en débat : Ninon Chavoz montre comment des stratégies de réécriture peuvent brouiller les cartes et instaurer des pactes de lecture complexes, en contexte colonial africain.

État des lieux de la recherche

Comme à chaque livraison, Le Recueil Ouvert propose des articles hors dossiers permettant de dresser des états des lieux de la recherche sur l’épopée. Trois approches différentes figurent ici dans cette section.

Christina Bielinski Ramalho, d’abord, présente le projet CIMEEP (Centre International et Multidisciplinaire d’Études Épiques) qu’elle dirige depuis 2013 à l’Universidade Federal de Sergipe au Brésil. Ce groupe de recherches est très novateur en ce qu’il entend rassembler des chercheurs du monde entier autour d’un objectif commun : cartographier les épopées du monde, en proposer de courtes notices bibliographiques et une typologie, recenser les recherches en cours. L’article revient sur la genèse du projet et ses premiers résultats, accessibles en ligne. Ce travail s’accompagne d’une lecture de l’épopée comme genre d’actualité, capable de porter les voix des minorités à l’époque de la globalisation.

Amadou Oury Diallo, d’autre part, propose un panorama historique des recherches sur l’épique au Foûta Djalon, en Guinée. L’auteur constate l’étendue du matériel épique toujours déclamé, en pulaar, par des griots, tout en déplorant le peu de collecte et de recherches scientifiques. Hammadi Koumba, Bokar Biro et de nombreux autres héros sont tour à tour présentés par l’auteur, qui illustre ainsi la grande richesse de ce patrimoine littéraire.

Enfin, Marguerite Mouton propose un bilan historiographique des études épiques dans le monde anglo-saxon. Présentant une imposante bibliographie, elle dresse un vaste panorama de la critique anglaise et américaine concernant le genre littéraire. Elle démontre que les réflexions se concentrent davantage sur les études descriptivistes de chef-d’œuvres tandis que les traditions françaises et allemandes, par exemple, se sont attachées davantage à l’analyse de caractéristiques formelles du genre. L’auteur conclut sur les extensions du genre épique et de son avenir, perçu depuis le monde anglo-saxon, en faisant la part belle aux nouveaux romans nationaux, mais également au vaste pan de la fantasy.

Thèses en cours

Les recherches doctorales de Manuela Gueranger, sur les rapports entre épopée et paysage, et d’Imogen Choi sur les guerres coloniales hispaniques dans la vice-royauté du Pérou ont été présentées ci-dessus.

Les travaux de Julien Bruley sur l’épopée de Manas, nous plongent dans l’actualité épique du Kirghizistan et se concentrent sur l’interaction entre le barde et son public dans le moment privilégié de la récitation. À partir d’une observation de terrain de cette interaction, il interroge aussi la relation entre texte oral et texte écrit, la théâtralité codifiée qui accompagne la récitation, ainsi que le contexte culturel, politique et identitaire dans lequel elle s’inscrit.

 

Ces textes et l’ensemble de leurs études font apparaître des points de convergences entre les espaces américains et africains. Dans les deux cas, la geste coloniale européenne n’est pas exempte d’ambivalences, qu’il s’agisse de l’épopée américaine moderne ou du roman africain contemporain. Il nous semble particulièrement urgent et important de comparer les espaces littéraires, en faisant apparaître les circulations et les resémantisations parallèles de motifs. Ainsi, la guerre coloniale, mettant en présence des rôles antagonistes, se prête particulièrement bien à ce jeu de réécritures et de comparaisons. Il est frappant de constater à quel point les textes présentent des similarités dans les réappropriations des enjeux épiques, au moment où se forment les nationalismes, dans des contextes dé et postcoloniaux.

Ainsi, la mise en scène de l’inversion du point de vue porté sur la guerre coloniale et le décentrement de l’écriture de l’histoire sont des ressorts narratifs structurants des récits que nous avons réunis ici, qu’il s’agisse de l’inversion des vainqueurs et des vaincus chez Danrit, la mise en scène de la conversion d’un héros à travers l’expérience de la guerre pour Favrelière, de la réécriture parodique chez Germán Espinosa24, ou encore de la réécriture sérieuse d’un modèle depuis un espace géographique différent dans l’épopée anonyme qu’analyse Manuela Gueranger.

Systématiquement, ce sont aussi les figures héroïques qui caractérisent ce renversement : les anciens héros coloniaux sont mis à l’épreuve, que ce soit par le biais d’une critique historiographique comme celle de Sanjay Subrahmanyam25, ou bien d’une subversion par d’autres modèles subalternes, où les opprimés acquièrent une revanche symbolique. Le personnage de la sorcière notamment fait écho aux narrations féminines à la première personne du singulier, en ce qu’elles contestent toutes deux les modalités hégémoniques de l’écriture de l’histoire impériale. Le héros colonial viriliste26 vacille, et se trouve marginalisé, décentré dans la construction narrative.

À l’œuvre dans ces entreprises de réécriture, une même attention portée aux expériences locales et singulières, venant mettre en danger une représentation globale et univoque des colonisations. C’est ce qui justifie la réunion dans ce numéro du Recueil ouvert de sources éminemment disparates de par leur contexte de production et leur facture, mais incontestablement portées par une réflexion similaire sur ce « vol de l’histoire » par les Occidentaux décrit par Jack Goody et sur les modalités de sa réappropriation par les colonisés.

Nous sommes bien sûr tout à fait conscientes du caractère diversifié de l’expérience coloniale et il ne s’agit pas de vouloir réduire les particularités historiques, mais de tirer parti de cette comparaison audacieuse pour montrer un même geste d’empowerment dans la réécriture et le maniement du modèle épique. Ces textes montrent que l’histoire littéraire doit devenir une histoire connectée27 des littératures.


1 Albert-Ernest-Augustin Baratier, Épopées africaines, Paris, A. Fayard et Cie, 1932.

2 Qui couvre une vaste amplitude chronologique, des premiers officiers de la conquête jusqu’à des textes bien plus tardifs, voir notamment entre de nombreux autres exemples : Louis Gustave Binger, Du Niger au Golfe de Guinée par le pays de Kong et la Mossi : 1887-1889, Paris, Hachette, 1892 ; Marie Étienne Péroz, Par vocation : Vie et aventures d’un soldat de fortune, 1870-1895, Paris, Calmann-Lévy, 1905 ; Jacques-Francis Rolland, Le Grand capitaine, Un aventurier inconnu de l'épopée coloniale, Paris, B. Grasset, 1976 ; Jean Claude Simoën, Les fils de rois : Le crépuscule sanglant de l’aventure africaine, Paris, J.-C. Lattès, 1996.

3 Edward Berenson, Les héros de l’Empire : Brazza, Marchand, Lyautey, Gordon et Stanley à la conquête de l’Afrique, trad. Marie Boudewyn, Paris, Perrin, 2012.

4 Joseph Conrad, Heart of darkness, Charlottesville, University of Virginia Library, 1996 [1899].

5 Nathan Wachtel, La vision des vaincus : les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, 1530-1570, Paris, Gallimard, 1971.

6 Elara Bertho, « Existe-t-il une épopée de la résistance à la colonisation ? De quelques “épopées en devenir” africaines » [en ligne], Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2016 - Extension de la pensée épique.

7 On en doit l’expression au jésuite Diego de Rosales, dans une chronique manuscrite datée de 1674, imprimée pour la première fois à la fin du XIXe siècle (Historia general de el reyno de Chile, Flandes Indiano, por Diego de Rosales, publicada, anotada i precedida de la vida del autor i de una estensa noticia de sus obras por Benjamin Vicuña Mackenna, Valparaiso, Imprenta del Mercurio, 1877).

8 Voir, à titre d’exemple, Carlos Barella Iriarte, Lautaro guerillero, Santiago de Chile, Universidad católica de Chile, 1971.

9 Alonso de Ercilla y Zúñiga, La Araucana, Santiago de Chile, Imprenta Elzeviriana, 1910.

10 Pablo Neruda, « El Mensajero », Don Alonso de Ercilla, inventor de Chile, Santiago de Chile, Editorial Pomaire, 1971, p. 12.

11 Barbara Fuchs, Mimesis and Empire: the New World, Islam, and European identities, Cambridge, Cambridge University press, 2001 ; Imogen Sutton, « De gente que a ningún rey obedecen: Republicanism and Empire in Alonso de Ercilla’s La Araucana », Buletin of Hispanic Studies, vol. 91, no 4, 2014, pp. 417‑435 ; Miguel Martínez, Front lines: soldiers’ writing in the early modern hispanic world, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2016.

12 Romain Bertrand, L’histoire à parts égales : récits d’une rencontre Orient-Occident, (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Seuil, 2014.

13 Sur la figure de Christophe Colomb livrée aux regards d’auteurs contemporains qui en font un support d’inspiration, voir le numéro de la revue dirigée par James Noël (éd.), Intranqu’îllités #3, Port-au-Prince, 2014.

14 Concernant la diversification des contextes pour l’écriture épique en particulier, voir Florence Goyet, Pierre Vinclair, « Extension de la pensée épique. Présentation (2016) » [en ligne], Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2016 - Extension de la pensée épique. Voir aussi l’article de Jean Derive « L’une meurt, l’autre pas. L’épopée au fil du temps », Le Recueil ouvert [En ligne], volume 2017 – Auralité : changer l’auditoire, changer l’épopée.

15 Pour reprendre le célèbre « Write Back » de l’ouvrage clé des postcolonial studies, traduit en français : Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, L’Empire vous répond : théorie et pratique des littératures post-coloniales, trad. Jean-Yves Serra, , trad. Martine Mathieu-job, Sémaphores, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2012 ; voir aussi la publication du Collectif Write Back, Postcolonial studies : modes d’emploi, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2013.

16 Inès Cazalas, Contre-épopées généalogiques : fictions nationales et familiales dans les romans de Thomas Bernhard, Claude Simon, Juan Benet et António Lobo Antunes, Thèse de doctorat, sous la direction de Pascal Dethurens, Université de Strasbourg, Strasbourg, 2011.

17 Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Bibliothèque de littérature générale et comparée, Paris, H. Champion, 2006, p. 11.

18 Pierre Vinclair, De l’épopée et du roman: essai d’énergétique comparée, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

19 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

20 Vinclair, ibid.

21 Hervé Drévillon, L’individu et la guerre. Du chevalier Bayard au Soldat inconnu, Paris, Belin, 2013.

22 Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, ibid. Neil Lazarus, Penser le postcolonial : une introduction critique, Paris, Editions Amsterdam, 2006.

23 Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe : la pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éd. Amsterdam, 2009 ; Jack Goody, Le vol de l’histoire : comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, trad. Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2010.

24 Voir aussi sur les rôles de la parodie en contexte postcolonial, Lise Gauvin, Cécile Van den Avenne, Véronique Corinus, et al., Littératures francophones : parodies, pastiches, réécritures, Lyon, ENS éditions, 2013.

25 Sanjay Subrahmanyam, Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes, trad. Myriam Dennehy, Paris, Alma éditeur, 2014.

26 Todd Shepard, Mâle décolonisation : l’« homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne (1962-1979), trad. Clément Baude, Paris, Payot, 2017.

27 Sanjay Subrahmanyam, Vasco de Gama, op. cit. ; Comment être un étranger : Goa-Ispahan-Venise, XVIe-XVIIIe siècles, traduit par Myriam Dennehy, Paris, Alma, 2013 ; Aux origines de l’histoire globale [leçon inaugurale prononcée le 28 novembre 2013, Paris, Collège de France Fayard, 2014 ; L’éléphant, le canon et le pinceau : histoires connectées des cours d’Europe et d’Asie, 1500-1750, Paris, Alma, 2016 ; Sanjay Subrahmanyam, Jerry H. Bentley et Merry E. Wiesner-Hanks, The Construction of a global world, 1400–1800 CE, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 ; Romain Bertrand, L’histoire à parts égales, op. cit. ; Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde : histoire d’une mondialisation, Paris, Éditions Points, 2006.

Pour citer ce document

Elara Bertho et Aude Plagnard , «Épopées et guerres coloniales : histoires connectées. Présentation (2018)», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2018_article_289-epopees-et-guerres-coloniales-histoires-connectees-presentation.html

Quelques mots à propos de :  Elara  Bertho

Normalienne, agrégée et docteure en lettres modernes, Elara Bertho est chargée de recherches au CNRS, au sein du laboratoire LAM (Les Afriques dans le Monde / Sciences Po Bordeaux). Sa thèse, intitulée, Fictions politiques. Mémoires postcoloniales et résistants africains, paraîtra chez Honoré Champion.Sélection d’articles en ligne :
– « Photographies de Samori Touré. De la carte postale coloniale aux pochettes de vinyles. Le devenir d’une icône », Cahiers d’études africaines, 2018, LVIII, vol. 2, n° 230, p. 301-322, https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes-africaines-2018-2-p-301.htm
– « L’histoire de la Chimurenga (Zimbabwe) : seuils d’une construction partagée des savoirs », Journal des Anthropologues, « Sciences sociales et littérature : actualités, enjeux, et avenir d’une commune passion pour le réel », 2017, n° 148-149, p. 137-159, https://www.cairn.info/revue-journal-des-anthropologues-2017-1-p-137.htm
– « Sur le devenir-épique de quelques figures historiques africaines », in Florence Goyet, Pierre Vinclair (dir.), Le Recueil ouvert [En ligne], volume 2016 – Extension de la pensée épique.

Quelques mots à propos de :  Aude  Plagnard

Hispaniste (et lusiste) de formation, agrégée d’espagnol, Aude Plagnard est maîtresse de conférences en Littératures comparées à l’université Paul-Valéry de Montpellier. En plus de ses travaux sur l’épopée luso-espagnole de l’époque moderne, elle collabore au projet d’édition numérique de la polémique gongorine dirigé par Mercedes Blanco (OBVIL, Paris-Sorbonne). Elle est aussi membre du Réseau Euro-Africain de Recherche sur les Épopées et du CIMEEP. Sélection d’ouvrages et d’articles :– Une épopée ibérique. Alonso de Ercilla et Jerónimo Corte-Real (1569-1589), Madrid, Casa de Velázquez, à paraître en 2019
Literatura áurea ibérica. La construcción de un campo literario peninsular en los siglos XVI y XVII, numéro monographique coordonné par Aude Plagnard et Jaime Galbarro, e-Spania, 27, 2017 [12 articles]
– « Polemos2nodes/polemos2edges : première lecture de la polémique gongorine par l’analyse de réseau », avec Héctor Ruiz, dossier « Nouvelles méthodes pour une nouvelle poésie : Góngora et les humanités numériques » (coord. Mercedes Blanco), e-Spania, 29, février 2018 ; http://journals.openedition.org/e-spania/27470– « Le portugais et la cour des Habsbourg d’Espagne : usages nobiliaires, circulations écrites et pratiques littéraires », Les cours : Lieux de rencontre et d’élaboration des langues vernaculaires à la Renaissance (1480-1620), Jean Balsamo, Anna Kathrin Bleuler (éds.) Eurolab, volume 4, Droz (Genève), pp. 271-295.