Les épopées du Foûta-Djalon n’ont pas bénéficié de la même attention que les autres domaines dans les recherches et travaux universitaires. La fermeture de la Guinée après l’indépendance en est la principale cause. Si l’existence du genre est signalée dès 1968, ce n’est qu’en 2009 que l’ère de l’épopée s’ouvre avec la publication de l’Épopée du Foûta-Djalon, suivie en 2016 de L’épopée de Bokar Biro, les deux seuls récits à ce jour édités. Parallèlement à ces textes, il y a quelques travaux universitaires dont L’épopée peule du Fuuta Jaloo, une étude critique fondée sur d’extraits de récits inédits. Principalement, les récits épiques du Foûta-Djalon, déclamés par des griots appelés “Farba”, se caractérisent par un accompagnement musical, un ancrage historique, une prédilection de l’hyperbole et un style formulaire.
Title : “Current situation of research on the epics of Foûta-Djalon”The epics of Foûta-Djalon have not received the same attention as other areas in research and academic works. The closure of the Guinea after independence is the main cause. If the existence of the genre is reported from 1968, it is only in 2009 that the era of the epic opens with the publication of the Epic of Fouta-Djalon, followed in 2016 by The Epic of Bokar Biro, the only two stories published at this day. In a parallel to these texts, there are some academic works including The Fulani epic of Fuuta Jaloo. Mainly, the epics of the Foûta-Djalon, declaimed by griots called "Farba", are characterized by a musical accompaniment, a historical anchorage, a predilection of the hyperbole and a style form.
Depuis 1960, année qui marque à la fois l’accession à l’indépendance de la plupart des pays africains et la publication de la toute première épopée d’Afrique de l’Ouest, les recherches sur l’épopée connaissent un engouement croissant. Pour renouer avec son histoire et ses traditions, l’Afrique avait plus que jamais besoin de revisiter le passé à travers ses différents héros historiques et épiques. Depuis, en effet, que Djibril Tamsir Niane a traduit sous forme romancée Soundjata ou l’épopée mandingue, une version fournie par le griot Djéli Mamadou Kouyaté, les recherches sur l’épique en Afrique subsaharienne font l’objet d’une grande production comme en témoigne la synthèse proposée par l’ouvrage Les épopées d’Afrique noire1. Malgré la riche production épique et l’extraordinaire vitalité du genre dans le contient, il est certaines régions où l’épopée a tardé à se manifester sur le plan de la recherche au point que l’on se demande si les peuples de ces régions ne font pas partie de ceux qui “n’ont pas la tête épique”, pour reprendre l’expression de Malzieu2. C’est le cas du Foûta-Djalon.
Nous envisageons de faire un état des lieux des recherches sur l’épique au Foûta-Djalon en dressant l’historique et l’inventaire des travaux effectués et en dégageant une synthèse des traits fondamentaux des récits existants.
La littérature orale et écrite du Foûta-Djalon est l’une des plus riches et abondantes d’Afrique subsaharienne. La sédentarisation des Peuls à la fin du XVIe siècle et la fondation de la théocratie au début du XVIIe siècle créèrent les conditions favorables à une vaste éclosion littéraire. Née sous l’impulsion de théologiens soucieux de lutter contre l’obscurantisme et d’éveiller les consciences sur les dogmes de la foi, la littérature écrite en langue peule avec les caractères arabes (ajami) vit le jour à l’orée du XIXe siècle autour des années 18253 sous la plume de Tierno Mouhammadou Samba Mombéyâ (1755-1852) avec son œuvre majeure Le Filon du bonheur éternel. Cette œuvre reste “la plus célèbre et la plus classique des œuvres poétiques en fulfulde (ou pulaar) du Foûta-Djalon4”. Après l’instauration de la théocratie, il était tout à fait normal que le pulaar pût répondre au désir d’affirmation identitaire et d’autonomie culturelle. C’est ce qui poussa Tierno M. Samba Mombéyâ à se servir de sa langue comme moyen de vulgarisation de la foi et du savoir :
J’expliquerai les dogmes5 en langue peulepour t’en faciliter la compréhension ; en les entendant, accepte-les.
À chacun, en effet, seule sa langue permet
de saisir ce que disent les Authentiques.
Nombre de Peuls ne pénètrent pas ce qui leur est enseigné
par l’arabe et demeurent dans l’incertain6.
Cette littérature circulait dans les centres ou foyers7 religieux et intellectuels du pays. La diffusion et la circulation du savoir étaient très importantes pendant la théocratie. Ces foyers constituaient des pôles d’échange entre le Foûta-Djalon et d’autres régions tels que le Foûta-Tôro8, le Boundou, le sud mauritanien et une partie du Mandingue9, etc. Faut-il rappeler que des relations étroites liaient particulièrement le Foûta-Djalon au Foûta-sénégalais et au Boundou ? Les princes du Foûta-Djalon allaient souvent se former dans le maniement des armes au Boundou10 tandis que de grands marabouts du Foûta-Tôro comme Elhadj Oumar Tall11 venaient s’instruire au Foûta-Djalon.
Du fait de la pluridisciplinarité de l’enseignement religieux, de la parenté et de la proximité culturelle, une grande mobilité existait entre ces régions. Généralement, les apprenants allaient d’un centre à un autre selon les spécialités qui y étaient enseignées, de sorte qu’on ne pouvait pas prétendre avoir achevé le cycle supérieur sans avoir effectué des séjours d’études pendant de longues années dans ces différents foyers. Ainsi Tierno Samba Mombéyâ, après avoir été libéré12 par son maître, alla-t-il jusqu’en Mauritanie pour se perfectionner, mais trouva que le niveau des études y était le même que celui de son Foûta natal.
Avec la colonisation qui déstructure la société, le mode de transmission du savoir est tombé en déliquescence. L’école coloniale a été substituée à l’école traditionnelle.
En dehors des milieux traditionnels, la littérature du Foûta-Djalon a d’abord été donnée à connaître, à l’époque coloniale, par des ethnologues, Gilbert Vieillard13 notamment, puis par Alfâ Ibrâhîm Sow14, Christiane Seydou15, Tierno Abdourahmâne Bah16 et Bernard Salvaing17. Ces auteurs se sont souvent cantonnés dans le domaine historique et poétique. Des genres tels que l’épopée, le mythe, etc. ont été défavorisés pour des raisons liées probablement au fait qu’ils sont plus complexes à recueillir et demandent plus de travail pour la fixation contrairement à la poésie où l’accès à la copie déjà existante de l’auteur en question pose moins de problèmes18.
Quant à l’épopée, genre intimement lié à l’histoire de la théocratie, elle est l’apanage des griots dits Farba et se diffuse oralement. Elle avait comme contexte d’énonciation les cérémonies d’intronisation des almâmis, les veillées d’armes, les préparatifs de guerre, etc.
L’épopée et le mythe sont restés méconnus jusqu’à un passé récent. Une des raisons du retard des recherches sur l’épique au Foûta-Djalon est liée à l’histoire nationale de la Guinée qui, après le fameux “non” au référendum de 195819, a été complètement isolée et a subi de sévères mesures répressives (politique de boycott et départ des français, entre autres) qui plongent le pays dans un isolement qui ne finira qu’avec le changement de régime en 1984.
Analysant les mémoires produits durant cette période, Roger Botte écrit : “[…] la pénurie d’ouvrages spécialisés, l’impossible accès aux revues et aux publications universitaires en général, la diabolisation de la communauté scientifique internationale […] ont durablement isolé enseignants et étudiants guinéens et expliquent les insuffisances de ces mémoires20“.
Dans le lot de 777 mémoires soutenus dans les deux universités guinéens21 que Roger Botte a pu recenser pour la période de 1968 à 1991, l’épopée y est très minoritairement représentée : deux travaux seulement lui sont consacrés, dont l’un porte sur la figure féminine dans l’épopée22 et l’autre sur les chants épiques peuls23. Sur l’ensemble de ces mémoires, la littérature orale ne compte que trente-quatre travaux. En ce qui concerne le Foûta-Djalon à l’époque de la théocratie, il est lui consacré quarante-deux études dont une sur les chants épiques24 et deux autres sur les griots25.C’est dire donc que les chercheurs guinéens n’ont pas accordé une grande importance à l’épopée.
À cette pénurie d’études sur l’épopée s’ajoute un problème majeur : la disparition d’un grand nombre de travaux. Selon Roger Botte, “des travaux soutenus pendant la période Sékou Touré ont été soustraits, par leurs auteurs, à toute consultation publique26“. D’autres sont accaparés par des chercheurs malhonnêtes qui ne rendent pas les prêts aux bibliothèques. D’autres encore, semble-t-il, sont vendus par des agents de bibliothèques27. Il y a enfin le manque absolu de moyens pour les bibliothèques. Au cours d’un séjour de recherches à Conakry, nous avons pu constater l’état archaïque de certaines bibliothèques, où le personnel d’accueil ne dispose, en lieu et place de catalogue informatisé, que de papiers volants où sont notées à la main quelques références bibliographiques. Il faut dire aussi que depuis les mémoires soutenus à l’UGANC (Université Gamal Abdel Nasser de Conakry) ont été transférés à l’Université de Sonfonia, il n’y a pas eu de véritable travail de catalogage et de rangement des documents. En outre, un certain mythe du savoir secret et le prestige lié à la possession exclusive de certains écrits font que les familles détentrices de manuscrits les gardent jalousement et rechignent à les communiquer.
L’absence de politique étatique pour la promotion du patrimoine oral, l’inexistence de mécénats, les mauvaises conditions des enseignants chercheurs, sont autant d’autres facteurs qui bloquent la recherche.
Malgré ces conditions défavorables, d’importants travaux ont été réalisés dont les plus nombreux à l’extérieur de la Guinée.
D’abord, en 1968, le linguiste Alfâ Ibrâhîm Sow publie deux généalogiques épiques dans Chroniques et récit du Foûta-Djalon28. Ce sont des récits généalogiques sur les dignitaires de la dynastie des Soriya et la lignée des Diallo de la province de Labé. Faits par deux griots, ils sont empreints d’accents fortement épiques. Au-delà de leur fonction mnémonique et historique, l’intérêt de ces généalogies réside dans le fait qu’elles constituent un genre littéraire particulier tenant autant de l’épopée que de l’histoire.
Douze ans plus tard, c’est-à-dire 1980, Thierno Diallo présente au colloque international consacré aux traditions orales du Gabou un poème de l’érudit Alpha Abdourahmane Bah sur quelques épisodes de la guerre entre les Peuls et les Païens29.
Ensuite, en 1983, Alpha Africánus Diallo30 sort Kalevala e Fulbheya31, traduction en langue peule de l’épopée finnoise Le Kalevala32 suivie de quelques résumés de récits mythique et épique peuls. Un travail d’une très grande originalité, mais qui, malheureusement, est resté inconnu au monde de la recherche.
En 1989, l’historien Djibril Tamsir Niane, évoquant la chute de Kansala, capitale du Gâbou, sous l’assaut des Peuls, signale l’existence d’épopées au Foûta-Djalon en écrivant : “Du côté du Fouta, les poètes épiques chantent Thierno Abdourahmane-mo-Koïn, un jeune chevalier de vingt ans33“. Il ajoute dans une note infrapaginale les précisions suivantes : “Les nombreuses expéditions qui ont précédé le tourouban kéloo [la catastrophe] ont donné matière à des récits épiques. […]. La tradition populaire n’est pas en reste. Elle chante parmi tant d’autres un jeune guerrier de Koïn – Alfa Abdourahmane – héros d’épopées aussi célèbre au Fouta […]34“.
Il faudra attendre vingt ans, c’est-à-dire 2009 pour voir s’ouvrir véritablement l’ère de l’épopée à proprement parler avec les travaux d’Amadou Oury Diallo qui publie l’Épopée du Foûta-Djalon, la chute du Gâbou, version peule de Farba Ibrâhîma Ndiâla. Cette épopée a fait l’objet de deux travaux universitaires : un mémoire de Maîtrise35 et une thèse de Doctorat36.
L’Épopée du Foûta-Djalon met en scène la fin du royaume animiste de Gâbou opposé à la théocratie musulmane du Foûta-Djalon en 1867. L’épopée met en avant la figure épique en la personne d’Abdoul Rahmâne, un prince de la province de Koyin37, au détriment de la figure historique, Almâmy Oumar, roi du Foûta-Djalon. La mise au jour de cette épopée a permis de combler une lacune sur les recherches épiques en Sénégambie dans la mesure où elle donne, pour la première fois, la version des vainqueurs (les Peuls du Foûta-Djalon) et rend ainsi possible la comparaison avec les récits mandingues (vaincus). À côté de ce récit, il faut signaler celui de L’enfant prodige : récit épique du Foûta-Djalon qui constitue la seconde partie du corpus de notre thèse précédemment évoquée. Cette épopée, également composée par Farba Ibrîhîma Ndiâla, décrit les démesures d’un héros pétris de paradoxes et présenté comme un héros négatif, le modèle opposé à celui d’Abdoul Rahmâne, figure idéale l’épopée classique. Feignant de mettre en scène les luttes intestines qui agitèrent la théocratie, le récit, telle une allégorie, fait la satire de l’époque post-traditionnelle avec son lot de maux : l’abus d’autorité, la course au pouvoir, la dépravation des mœurs, la corruption, la trahison des élites…
Par ailleurs, en 2011, on enregistre la sortie de L’épopée peule du Fuuta Jaloo : de l’éloge à l’amplification rhétorique38, sous la plume d’Alpha Ousmane Barry. Il ne s’agit pas là d’une épopée, mais plutôt d’une étude théorique fondée sur des extraits transcrits et traduits tirés d’un ensemble d’épopées.
En outre, comme dernière parution, il faut noter L’épopée de Bokar Biro selon Farba Kéba Sow de Labé publié par Maladho Siddy Baldé en 201639. Ce travail retrace la vie de Bokar Biro, le dernier roi du Foûta-Djalon avant la colonisation française. Comme son père Almâmy Oumar qui fut l’artisan de la chute du Gâbou, Bokar Biro a marqué l’histoire pour non seulement s’être opposé à son frère pour accéder au trône mais aussi pour avoir vaillamment combattu les forces coloniales. Malheureusement, la Guinée indépendante ne l’a pas reconnu à sa juste valeur. C’est injustement Alpha Yâya Diallo, qui ne lui arrivait pas à la cheville et qu’il avait d’ailleurs vaincu au cours d’une bataille, qui fut choisi comme un des héros nationaux. L’historien Boubacar Barry, qui a consacré une très belle étude à Bokar Biro, écrit : “Mais, ironie du sort, aujourd’hui, c’est ce même Alfa Yaya qui est consacré héros de la résistance en République de Guinée. Son nom a inspiré l’hymne national, et ses cendres reposent à côté de celles de Samory, le grand résistant à la conquête, dans le jardin de Camayenne (Conakry). Samory doit se retourner dans sa tombe pour n’avoir pas à ses côtés celui qui fut son allié dans le combat pour l’indépendance de la Guinée, Bokar Biro, digne entre tous d’avoir sa place dans le panthéon des héros de la résistance africaine40”.
Signalons enfin à côté de ces publications de monographies épiques et d’ouvrages théoriques celles d’articles qui sont axés sur différents aspects des épopées citées et qui sont produits par Alpha Barry et par nous-même41.
Ce sont là, à notre connaissance, les travaux édités connus à ce jour. Evidemment cela demeure peu par rapport à ce qui aurait dû être sauvé de la perdition. Ce qui reste à faire est de loin encore plus grand. Il y a bon espoir que d’autres œuvres soient mises au jour et publiées42.
Les traits ici évoqués ne sont pas l’apanage des récits épiques du Foûta-Djalon ; ils font partie des invariants du genre. Comme chaque tradition épique privilégie certains traits plutôt que d’autres, il importe d’examiner l’énonciateur, l’air musical, l’ancrage des récits, les figures de style dominantes et l’esthétique formulaire qui semblent caractériser principalement les épopées du Foûta-Djalon.
Un des traits fondamentaux de l’épopée africaine est le fait qu’elle est produite par une catégorie sociale bien déterminée, celle des griots qui sont donc les spécialistes du genre.
Au Foûta-Djalon, les griots, répartis en trois groupes (ñamakala, djéli et farba), appartiennent à la classe des artisans.
Les ñamakala et les djéli, n’étant attachés à aucune famille, sont des chansonniers ambulants, amuseurs de public, dans les fêtes ou cérémonies tel que le mariage, le baptême d’imposition du nom, la circoncision, etc. Leurs instruments de musique sont la guitare à quatre ou cinq cordes (keroona) pour les premiers, la harpe-luth (koora), le balafon (balan), la guitare à trois cordes (goni) pour les seconds.
Quant au farba, grand maître de la parole, jouant du hoddu, instrument musical par lequel il accompagne son récit, il est le spécialiste de l’épopée, de la généalogie épique. Selon Alfâ Ibrâhîm Sow, les farba43 ou :
intellectuels griots, d’un niveau social et culturel élevé, sont des lettrés qui ont étudié et traduit le Coran, en ont fait l’exégèse, connaissent la théologie et le droit musulmans, participent aux discussions littéraires auprès des autres lettrés de la société, généralement à la mosquée de la province après la prière du vendredi. Attachés aux familles oligarchiques des almâmis et des alfâs, ils suivaient ces chefs à travers leurs déplacements, ne jouaient jamais d’un instrument, ont des élèves et des disciples parmi les autres griots ou awluuɓe (gawlo au sing.) et portent le titre de farba ou maître-griot. Chroniqueur et conteur, le farba compose des chroniques ou taariix, des récits et nouvelles, des généalogies épiques ou asko, des contes ou fabliaux… Ces œuvres se disent généralement par l’auteur et ses disciples accompagnent le récit d’une musique de :- hoddu ou guitare à trois cordes (korli au pl.) ;
- bolon-bata ou harpe que d’aucuns appellent bolonru ou bolon […]44.
L’érudition est peut-être ce qui caractérise le mieux le farba. Cela sous-entend, bien sûr, la maîtrise de l’écriture, vecteur important dans la formation et la carrière du griot. Sous la théocratie, l’instruction jouissait d’un grand prestige au point qu’elle s’est érigée comme ce qui fonde le droit de cité et ce qui définit la noblesse dite aristocratie du livre. Ainsi, “lecture et écriture devinrent la conquête de tous les hommes libres de la société et servirent, dans bien des cas, à les distinguer des “serviteurs” et des castes d’artisans (ñeeño). Pour rester dans l’entourage [des rois et] des princes, les griots se virent obligés de s’instruire, tant le mouvement était général et irrésistible45”.
Au cours d’une enquête sur le terrain en mars-avril 2018 en Guinée, nous avons interrogé des griots sur la place de l’écriture dans leur formation et dans la composition de leurs œuvres. Farba Abâssi Seck, maître de cérémonie qui fut un disciple de Farba Ibrâhîma Ndiâla et qui l’assistait dans ses performances46, nous a dit qu’“il est impossible d’exercer cette profession sans une certaine instruction et une pratique de l’écriture”. À ses débuts, pour apprendre à parler en public, son maître lui écrivait la généalogie des personnages qu’il mémorisait. Il dispose, nous a-t-il confié, d’un écrit (compendium ou aide-mémoire) qu’il consulte chaque fois qu’il en a besoin. S’il en est ainsi d’un griot qui n’est – faut-il le rappeler – qu’un maître de cérémonie, que dire d’un véritable maître griot comme Farba Ibrâhîma Ndiâla ? À l’audition, ou au regard de son chef d’œuvre, l’Épopée du Foûta-Djalon, on est frappé par l’équilibre et l’harmonie du récit. Ce griot très cultivé avait une grande maîtrise du Coran ainsi que d’autres écrits islamiques. Son œuvre, émaillée de citations du Livre saint, de références historiques précises, procède du travail d’un érudit qui puise dans diverses sources. La veuve de ce griot nous a raconté qu’il consacrait la majeure partie de son temps à la lecture du Coran pendant le mois de Ramadan et qu’il ne sortait pas la nuit du jeudi à vendredi, occupé qu’il était dans les œuvres pieuses. À la question de savoir à quel moment précis intervient le rôle de l’écriture dans l’art du griot, sa femme nous a dit que ce qu’il raconte provient des écrits historiques faits par ses parents47. C’est donc durant l’apprentissage que l’écriture apparaît comme moyen mnémotechnique servant à la fixation des données indispensables et à la formation de schèmes ou canevas à partir desquels se construisent les récits. Si pour Farba Ibrâhîma Ndiâla tout a été fixé dans la mémoire, d’autres griots ont intégré dans leurs œuvres l’écriture comme moyen de composition. En effet, dans la longue généalogie qu’il consacre à la lignée des Diallo, un autre griot, Farba Ibrâhîm, clôt son récit par : “Karambol deƴƴii ɗoo : la plume, ici, se tait48 ». Soulignons que pour cet auteur, la composition est écrite et la performance orale. Une certaine confusion des étapes de la réalisation de l’œuvre orale amène souvent à ignorer la dimension de l’écriture. Ce que critique Alfâ Ibrâhîm Sow quand il affirme : “On entend souvent dire que le griot, par exemple, parce qu’il représente par excellence l’artiste de la parole, ne produit que des œuvres orales. Il s’agit là d’un point de vue erroné puisque la fonction de griot est, à l’instar de toutes les activités sociales de chez nous, une fonction hiérarchisée. Il existe des intellectuels et maîtres-griots comme il existe des griots de situation plus modeste. […]49”.
De son côté, Bernard Salvaing note que les Farba sont “des lettrés en arabe, ils possèdent des notes, des aide-mémoire, auxquelles ils recourent volontiers. Certains d’entre eux, aujourd’hui lettrés en français, poursuivent cette démarche […]50”.
L’énonciation de l’épopée est associée à une musique exécutée en sourdine au moyen du hoddu, luth à trois cordes. L’épopée peule apparaît ainsi fondée sur la symbiose de deux éléments essentiels : la parole et la musique. Comme le note à juste titre Christiane Seydou, “le “message” est porté autant par la parole que par la musique, la partition étant tout aussi “signifiante” et “opérante” que le texte51“.
Cette musique revêt souvent deux aspects. Par rapport à l’ensemble du récit, elle constitue ce qu’il est convenu d’appeler l’air musical, mais lorsqu’elle est exclusivement dédiée à un personnage, ici en l’occurrence le héros, elle devient la devise musicale. Consubstantielle au genre épique, l’air musical est présent dans tous les récits épiques du Foûta-Djalon connus à ce jour. Il est constitué d’une trame fondamentale sur laquelle se greffent « quelques thèmes communs à l’ensemble du corpus épique et qui, plus descriptifs, évoquent la cavalcade des armées, le champ de bataille livré aux vautours ou, plus abstraitement, la marche irrépressible du destin, etc. Cette combinaison de thèmes est si parlante pour le public peul que la musique, à elle seule, lui raconte l’histoire en question ; et l’illustration verbale développée qu’en donne le texte déclamé n’en fait qu’accroître l’impact sur la conscience de l’auditoire, captivé par cette double évocation et communiant dans la célébration de son identité culturelle ainsi ravivée »52.
L’air musical est joué par l’instance narratrice principale, le griot, ou, parfois, par un deuxième narrateur accompagnant le premier. L’exécution de la musique par le griot principal convient le mieux à la synchronisation et à l’harmonisation de la narration et de la mélodie53. Dans l’Épopée du Foûta-Djalon, les intermèdes musicaux sont indiqués puis accompagnés de commentaires chaque fois qu’ils varient comme l’illustre, à ce propos, l’extrait suivant :
L’Almâmy de Timbo disait alors :“Puisse la miséricorde d’Allah descendre sur le défunt !”
- Oui.
Intermède.
Le rythme s’accélère, halète, et le griot semble être pressé.- Et les armées du Foûta passaient.
- Oui.
- C’est ce jour-là !
Tellement les armées du Foûta-Djalon étaient nombreuses,
Apercevant une antilope qui traversait la piste devant eux,
-Oui.
-Avant que quelqu’un dise : “Voici une antilope qui traverse »,
Il se trouvait que les flèches avaient déjà emporté sa peau.
Ce sont des os sans chair et sans mœlle qui tombaient à terre.
-Oui.
Intermède.
Le rythme s’accélère, halète, et le griot semble être pressé.- Ensuite,
- Oui.
- Ensuite, le Foûta-Djalon chevaucha onze jours durant54.
C’est à peu près le même procédé qu’adopte Maladho Siddy Baldé pour traduire les intermèdes musicaux dans la version de Farba Kéba Sow de L’épopée de Bokar Biro55.
Au Foûta-Djalon, l’épopée de type historique est prédominante. Dans la plupart des cas, les récits tirent leur matière de l’histoire dont les griots sont les dépositaires attitrés. L’Épopée du Foûta-Djalon... a ainsi pour référent la guerre de Kansala entre les Seɓɓe (païens) et les Peuls musulmans. Le cas de L’enfant prodige…est plus complexe parce qu’il apparaît comme une parodie de l’épopée traditionnelle classique qui brouille les repères spatio-temporels. On sait néanmoins qu’il renvoie aux luttes intestines entre princes héritiers alphaya et soriya, les deux familles dynastiques et qu’il convoque en même temps l’histoire récente de la guerre civile sierra léonaise. Le récit sur Bokar Biro lui “s’inspire d’une histoire réelle, vécue et connue56” relative à son règne (1894-1896). Les batailles (Bantighel, Petel Jiga et Porédaka) qui ponctuent ce récit sont avérées comme le confirme la tradition historiographique57.
Cependant, des récits tels que Samba Danna, appartenant à l’épopée animale, n’ont pas d’ancrage historique, de même que d’autres formes hybrides telles que Ngâri Jinna mettant en scène Hammadi Koumba, un héros humain et Ngâri Jinna, un djinn déchu. Ngâri Jinna, après avoir obtenu de Dieu la garde de son âme, se rebelle contre l’autorité divine et sème le désordre sur terre en ravissant toutes les nouvelles mariées y compris l’épouse de Hammadi Koumba, la plus belle de tout l’univers. Hammadi Koumba, aidé de tous les animaux, parvint à vaincre le djinn rebelle, figure satanique, après une interminable aventure héroïque. Si pour son auteur, ce récit est un conte, il présente néanmoins tous les traits de l’épique.
Il existe des récits hybrides, transgénériques et polyphoniques tenant tant du conte que de l’épique et s’inspirant de la tradition orale peule ou de la culture islamique.
Au nombre des figures principales des épopées du Foûta-Djalon, il y a l’hyperbole. Elle “augmente ou diminue les choses avec excès, et les présente bien au-dessus ou bien au-dessous de ce qu’elles sont dans la vue, non de tromper, mais d’amener à la vérité même, et de fixer, par ce qu’elle dit d’incroyable, ce qu’il faut réellement croire58”.
Comme figure jouant sur la caractérisation intensive de l’énoncé, elle a une place de prédilection dans les épopées car l’éloge, le blâme aussi bien que la description des actions des personnages s’énoncent souvent avec force amplifications et superlatifs. Selon Laurent Pernot, l’hyperbole s’effectue par comparaison de supériorité, par comparaison d’égalité ou par pure exagération sans aucun référent59.
Dans un épisode de l’épopée de Boubacar Biro, le griot se sert de l’exagération pure et simple pour montrer que le héros, naturellement imposant et charismatique, est doué d’une puissance, d’une force irrésistible agissant d’elle-même, indépendamment de toute action du personnage et de façon presque surnaturelle :
L’Almâmy vint s’accouder sur un palissandre Pendant que l’heure de la prière du crépuscule approchait.
Il commença à s’assoupir.
Il s’y endormit en s’accoudant au palissandre.
- Oui.
- Une femme enceinte de quatre mois environ quitta le village et vint.
Elle s’apprêtait à aller puiser vite de l’eau
Avant que le crépuscule ne fût plus sombre.
Elle vint jusqu’à être près du lieu où Almâmy Boubacar trônait,
(Quand) la force qui se dégageait de lui la saisit.
Elle fut incapable à soulever ses pieds ; Elle ne bougea pas le moindre pied.
Tellement que la frayeur avait dominé la femme,
Les ustensiles quittèrent sa tête pour s’abattre par terre.
C’est le bruit des ustensiles au sol qui fit sursauter l’Almâmy dans son sommeil
Qui, à ce moment-là, dit : “Mère, offre-moi de l’eau à boire.
C’est un homme qui est là, mais un homme en difficulté”.
Alors, la femme partit.
Elle prit une petite calebasse et alla au fleuve.
Mais tous ses esprits avaient fini par se tourner. Jusque-là, elle n’avait jamais vu une créature pareille à lui.
Elle alla puiser de l’eau, sans nettoyer la petite calebasse,
Ni vérifier si l’eau était potable.
Elle puisa l’eau, vint jusqu’à près de l’Almâmy,
Mit genou60 à terre, tendit sa main
Et donna l’eau à Almâmy Boubacar.
Almâmy Boubacar se renfrogna au-dessus de l’eau et s’exclama :
“Uu ! que tu m’as, hélas, apporté ici de l’eau sale !”
Quand il s’est exclamé : ”Uu !”, la femme y accoucha de son bébé”. (Almâmy Boubacar Biro dit par Farba Ibrâhîma Ndiâla, inédit)
Nous avons là une suite d’hyperboles visant à montrer le charisme naturel du héros et l’ascendance qu’il exerce sur les autres. Le fait de le voir seulement suffit à mettre la femme sous l’emprise d’une sorte de commotion qui la paralyse et la fige complètement en la rendant incapable du moindre mouvement. Comme on le voit, c’est la demande du héros (“Mère, offre-moi de l’eau à boire”) qui fait sortir la femme de son immobilisme. Mais pour avoir repris le contrôle de ses membres, elle n’en demeure pas moins inconsciente puisque agissant par réflexe, sans s’en rendre compte et ayant presque totalement perdu la raison (“tous ses esprits avaient fini par se tourner”). Effrayée, la femme est marquée à jamais par cet homme à nul autre pareil. L’exagération atteint son comble lorsque la simple exclamation du héros provoque chez la femme un accouchement immédiat et prématuré.
Dans un autre passage de ce même récit épique, le griot use de l’hyperbole par comparaison de supériorité pour mettre en parallèle la marche d’un aveugle rescapé de justesse à la mort et celle d’une voiture Peugeot 504. L’exagération est plus qu’évidente : un aveugle qui, en un après-midi, fait à pieds le trajet (environ 400 kms) qu’une voiture parcourt pendant une journée ! Pour l’aveugle, d’ailleurs, la distance est négligeable. Les propos exagérés du griot arrachent le rire à l’auditoire :
Ce jour-là, les guerriers d’Almâmy Abdoul attrapèrent un aveugle.Ils étaient sur le point de l’égorger quand arrive Almâmy Abdoul
Qui leur dit : “Je supplie Dieu et je vous demande grâce -
Certes nous sommes angoissés, mais ne tuons pas un aveugle -
Laissons-le, s’il faut qu’il meure, qu’il aille mourir chez lui.
Ils le relâchèrent. Aussitôt à terre, il s’empara de son sac
Et alla passer la nuit à Kourahoy Dalin.
Pendant que son hôte et lui causaient,
Il lui dit : “qu’il est triste d’être aveugle !”
L’hôte lui demanda : “Pourquoi [tu dis cela] ?”
Il répondit : “Je serais arrivé chez moi aujourd’hui…”.
L’hôte dit : “D’où viens-tu ?”
Il dit : “Eh ! malgré que je ne voie même pas les traits de ma main,
Que je n’aie pas de guide…
[Je viens] de Timbo ici”.
[Rires de l’assistance]
Quatre cent kilomètres et plus !
Une journée de course d’une voiture 504 !61“
Pour illustrer l’hyperbole par comparaison d’égalité, empruntons à Alpha Ousmane Barry sa traduction de l’épisode entre Sayku Umaru, plus connu sous le nom d’Elhadj Oumar, et Tierno Samba Mombéyâ (le savant de Mombeyaa) :
Lui, Sayku Umaru, quand il a continué, il est entré au Fuuta TooroC’est dans sa science qu’il priait au début de l’après-midi à La Mecque
Il priait en fin d’après-midi, il priait au crépuscule, il priait dans la soirée
Nous aussi nous disposons également d’hommes éclairés au Fuuta
Comme le savant de Mombeyaa
Lui aussi, c’est dans sa science qu’il priait dans l’après-midi à La Mecque
Il priait en fin d’après-midi, il priait au crépuscule, il priait dans la soirée
Lui et sayku Umaru, ils se croisaient régulièrement sur la route de
La Mecque62“.
Ici, la comparaison porte sur le niveau de réalisation spirituelle atteint par les deux religieux. Dans la tradition soufie, le fidèle acquiert des aptitudes particulières en fonction de son avancement dans la voie. Ainsi les charismes consistant en la contraction de la distance font-ils partie des signes d’un haut niveau spirituel. L’égalité entre Sayku Umar et Ceerno Samba Mombeyaa est parfaite, quoique dans une autre version, ce dernier prend le dessus. Il faut noter que les chroniques historiques se confondent quelquefois aux récits épiques et vice versa. D’ailleurs certaines épopées sont désignées par le terme “taarix” (histoire, chronique) par les griots (cf. incipit de l’Épopée du Foûta-Djalon, op. cit.). L’hyperbole, très présente dans ces récits, constitue un de leurs traits stylistiques. Selon Jean Derive :
Qu’il s’agisse des actions ou de l’expression des sentiments, des qualités d’un individu ou d’un objet, tout est représenté à l’extrême. […] Les beautés comme les horreurs sont toujours incomparables et décrites avec force superlatifs qui sont une construction significative de ce type de récit. “Toujours”, “jamais”, “rien”, “aucun”, “tous” désignent de même les modalités habituelles du cadre épique qui, ignorant la demi-mesure, ne connaît que l’absolu63.
Enfin, un autre point essentiel des récits épiques du Foûta-Djalon est l’emploi récurrent de formules diverses et variées. Depuis les travaux de Milmann Parry sur L’Épithète traditionnelle dans Homère64, l’écriture formulaire apparaît comme la forme de composition la plus commune au genre épique. “Schème textuel indéfiniment réutilisable65”, la formule entre dans la confection de canevas narratifs dont se servent les poètes épiques ; c’est un outil précieux à la composition, la mnémotechnie et l’improvisation.
Les narrateurs épiques du Foûta-Djalon usent de cette poétique formulaire pour composer leurs œuvres. La théorie formulaire telle qu’elle apparaît dans ces œuvres comprend la formule, le motif et la devise.
L’art du griot étant essentiellement oral, formule, motif et devise constituent différents pans de la structure des récits. Les formules, très nombreuses, traduisent diverses situations : l’insistance du narrateur principal (“c’est moi qui te le dis”), l’attitude d’un interlocuteur (« releva la tête, le regarda et dit », « releva la tête et observa… », « se relève », « se redresse », « regarda », etc.), les formules gnomiques (Certes, ce n’est pas le jour où tu avales le margouillat//Que tes lèvres rougissent”), l’étirement du temps (“le temps qu’il a fallu au temps pour être le temps”), ou encore les épithètes épiques (“n’étant en rien inférieur à tes ancêtres”).
Les motifs66 se rapportent aux actions. Le griot de l’Épopée du Foûta-Djalon emploie le motif suivant pour décrire la manière dont le héros enfourche son destrier :
Simiti sella le cheval d’Abdoul Rahmâne de KoyinSi bien que le destrier expulsa ses boyaux
Du fin fond de son ventre.
Abdoul Rahmâne mit le pied sur le forgeron, tira le cordonnier,
Il s’assit sur Mâma le bûcheron,
Il éperonna le cheval et se dirigea vers Labé67.
C’est là un des motifs les plus communs, usité par différents auteurs dans plusieurs récits et qui fait l’objet de reprises dans les contes à forte tonalité épique.
La devise, elle, constitue une forme achevée de l’expression formulaire. En tant que caractérisation individualisante, la devise correspond d’une certaine manière à l’épithète épique. Évocation et invocation68, définissant de façon élogieuse et distinctive un personnage, la devise peut se constituer d’une formule unique comme : “Celui que les devanciers n’ont pas surpassé et que les suivants ont imité sans égaler” (devise de Bokar Biro), ou “celui qui ne provoque pas mais qui ne pardonne pas” (devise d’Almâmy Oumar). Plus élaborée, elle peut renfermer un ensemble de formules comme cette devise d’Abdoul Rahmâne, le héros de l’Épopée du Foûta-Djalon :
Il appela celui qui n’a pas de maître,Alfâ Abdoul Rahmâne de Koyin.
“Samba, fils de Atoumâni [le brave],
Tu n’es ni cuisinier ni cultivateur,
Ali Djôri Bourâma peu porté à l’insouciance,
Apprenti à l’heure de la prière du matin, djinn accompli le soir dans les mêlées du combat,
C’est toi le docteur des pauvres, l’hôte des voyageurs,
Le père des braves, la mère de ceux qui prient
Dans les villages afin que ceux qui sont allés en guerre reviennent sains et saufs.
C’est toi le Peul qui secoue le foyer paternel des gens,
Mais dont le foyer paternel n’est jamais secoué.
C’est toi qu’on nomme Alfâ Abdoul Rahmâne de Koyin.
C’est toi qui es l’intercesseur des croyants :
Abdoul Rahmâne,
Noble fils, tu es issu d’une mère et d’un père honorables.
- Oui.
-Tu es intrépide
Et tu es savant.
- Oui.
- Tu es généreux.
- Oui.
- Tu es d’une illustre lignée.
Ce sont la grandeur et le prestige de ton père
Qui font l’honneur et la fierté de ta lignée.
- Oui.
- N’étant en rien inférieur [à tes frères], tu es issu de Cheikh Sâliou Ballah de Koyin.
Qui engendra Tierno Ibrâhîma.
C’est Tierno Ibrâhîma qui t’a engendré,
Toi, Alfâ Abdoul Rahmâne de Koyin !69
Comme on l’aura remarqué, cette devise, composée d’épithètes et de formules, est un condensé de l’esthétique formulaire.
Tel est, au moment où nous écrivons ces lignes, l’état des recherches sur les récits épiques du Foûta-Djalon. Malgré leur richesse et leur abondance, peu de textes ont été fixés et publiés.
Les quelques récits édités se caractérisent essentiellement par le statut particulier du griot narrateur qui appartient à la catégorie des artisans, l’air musical qui accompagne la déclamation, l’ancrage souvent historique des récits, la prédilection de l’exagération et l’esthétique formulaire.
Le travail qui reste à accomplir est, sans doute, de très loin plus nombreux. Au vu de l’immensité du corpus, il ne sera pas exagéré de dire que le Foûta-Djalon est une terre d’épopées. Vivement que ces récits soient mis au jour car seule la publication peut véritablement favoriser leur diffusion. Une politique étatique visant la sauvegarde et à la promotion du patrimoine oral serait la bienvenue. En ce qui nous concerne, nous nous attelons à la fixation de ce riche et fragile patrimoine avant qu’il ne disparaisse. En plus de L’enfant prodige évoqué plus haut, nos travaux en cours portent sur d’autres récits tels que Bokar Biro, une version de Farba Ibrâhîma Ndiâla différente de celle que Maladho Siddy Baldé a publiée. Nous travaillons également en collaboration avec un étudiant guinéen sur les contes, un autre domaine extrêmement riche de la littérature orale du Foûta-Djalon.
Malgré les mauvaises conditions de la recherche en Guinée, la tradition orale garde sa vitalité et constitue une source où s’abreuvent entre autres le roman historique et la musique moderne : Tierno Monénembo dans Peuls70, Sékouba Fatako dans son disque 100 % Guigol71, etc. Nous augurons ainsi bien de l’avenir des recherches sur l’épopée car ce n’est pas un hasard si l’Hymne national du pays provient d’un air épique consacré à Alpha Yaya72, héros peul.
1 Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng, Les épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1997.
2 Malézieu, commentant la Henriade de Voltaire, dit ceci : “Les Français n’ont pas la tête épique”, cité par Voltaire dans La Henriade, poème, avec les notes et variantes, suivi de l'Essai sur la poésie épique, Paris, éd. Stéréotype d'Herhan ; A. Égron 1816, p. 402, disponible sous l’Url : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5718220w
3 Si nous partons du fait que la première copie (reproduction) du Filon date de 1825 (cf. Filon… op. cit., p. 21), on peut dire que l’œuvre a été rédigée autour des années 1820.
4 Tierno Mouhammadou Samba Mombéyâ, Le Filon du bonheur éternel, Paris, Armand Colin, “Classiques Africains”, n°10, 1971, p. 11.
5 “J’expliquerai les dogmes” est la première traduction adoptée par Sow dans La femme, la vache, la foi, Paris, Julliard, 1966, p. 15.
6 Tierno Mouhammadou Samba Mombéyâ, Le Filon… op. cit., p. 43.
7 Alfâ Ibrâhîm Sow cite pas moins de vingt-trois centres parmi les plus célèbres, cf. La femme, la vache, la foi, op. cit., p. 14. Voir aussi Paul Marty, L’islam en Guinée : Fouta-Djalon, Paris, E. Leroux, Collection de la Revue du Monde musulman, 1921.
8 Paul Marty, L’islam en Guinée : Fouta-Djalon, op. cit., p. 172.
9 Le titre “Almâmy” que portait Samory Touré lui a été “conféré en 1879 par l'Almami Ibrahima Sori Dara de Timbo”, cf. Ibrahima Khalil Fofana, L’Almami Samori Touré. Empereur. Récit historique, Paris, Présence Africaine, 1998.
10 Bokar Biro au Boundou cf. Boubacar Barry, Bokar Biro, le dernier Grand Almami du Fouta Djallon, Dakar, NEA, 1976 et La femme, la vache, la foi, op. cit., p. 14-15.
11 ’Abd al-Karim al-Naqil (Nadhel, Labé) fut le premier maître d’Elhadj Oumar, cf. Bernard Salvaing, “Sources orales au Fouta Djalon, mémoires, écrits et discours politiques”, Nicoué T. Gayibor at all. (dir.) L’écriture de l’histoire en Afrique, Paris, Karthala, 2013, note 19, p. 406.
12 Au Foûta-Djalon, la fin des études est sanctionnée par un titre au cours d’une cérémonie pendant laquelle on couronne l’étudiant d’un ruban symbolisant son admission au grade postulé. Tant qu’on n’a pas procédé à ce rituel, on reste attaché à son maître. D’ailleurs, même après cela, certains préfèrent rester à côté de leur maître pour les seconder et profiter de leur baraka.
13 Vieillard Gilbert, Bulletin du Comité d'Études Historiques et Scientifiques de l'Afrique Occidentale Française (CBCEHSAOF), 1937, p. 225-311. Voir aussi “Notes sur les coutumes des Peuls au Fouta Djallon”, BIFAN 1939, p. 85-210.) Deux importants fonds (“fonds Vieillard” et “fonds Gaden”) sur le Foûta-Djalon sont conservés à l’IFAN.
14 En termes de publication le travail de Sow est nettement plus intéressant. Son ouvrage La femme, op. cit, est une référence en ce qui concerne la poésie religieuse et pastorale.
15 “Panorama de la littérature peule”, Bulletin de l’IFAN, t. XXXV, série B, n°1, 1973, p. 176-218.
16 Il est le seul poète, à notre connaissance, à voir réuni et publié ses poèmes, cf. Elhadj Ibrahîm Kaba Bah, Cerno Abdourahmane Bah. Éléments biographiques suivis de quelques poèmes Pular traduits en français, Labé, Defte Cernoyà, 1998.
17 Bernard Salvaing, La littérature ancienne du Fouta Djalon rédigée en arabe et en peul, et l'historien d'aujourd'hui , Thèse HDR, Université Paris Diderot - Paris 7, 2005 ; “À propos d'un poème en peul du Fouta-Djalon provenant de la collection d’Al-Hadj Omar Diallo (Bambeto) », Islam et Sociétés au sud du Sahara, n°8, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1994, p. 123-138 ; “Les mystères des choses qui sont dedans les tombes...”, édition, traduction et commentaire d’un poème en peul, Afrique et Histoire, n° 2, automne 2004, p. 235-264.
18 Il faut dire que certains détenteurs de manuscrits se montrent parfois réticents à les communiquer.
19 Le référendum visant à la création d’une Communauté française dans les colonies fut plébiscité sauf en Guinée qui proclama son indépendance le 2 octobre 1958.
20 Roger Botte, “Guinée : mise au jour du patrimoine, ou retour aux sources”, Journal des Africanistes, 1993, 63-1, p. 93-137.
21 Institut Polytechnique Gamal Abdel Nasser (devenu Université Gamal Abdel Nasser de Conakry) et Institut Polytechnique Julius Nyerere de Kankan.
22 Camara Ansoumane, La femme dans l’épopée mandingue, Conakry, Uganc, 1987.
23 Bah Aïssatou, Étude littéraire des chants épiques au Fouta, Conakry, (sans date).
24 Cf. la note précédente.
25 Dieng Bonata, Monographie des awlubhe du Fouta Djallon, Conakry, Ipgan, 1971 et Diallo Boubacar, Contribution des awlubhe à la consolidation du pouvoir théocratique au Fouta, Conakry, Uganc, 1989.
26 Roger Botte, “Guinée : mise au jour du patrimoine, ou retour aux sources”, art. cit.
27 Informations difficiles à vérifier.
28 Farba Ibrâhîm, « Les Diallo du Labé », p. 84-135 et Farba Sek, « Les almâmis de la maison des Soriyâ », p. 54-83, tous deux publiés par Alfâ Ibrâhîm Sow, Chroniques et récits du Foûta-Djalon, Paris, Klincksieck, 1968.
29 Thierno Diallo, « Le Fuuta Jalon et le Gabu », Éthiopiques, numéro spécial colloque international sur les traditions orales du Gabou, n° 28, Dakar, 19-24 mai, 1980, en ligne : http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?article867 (consulté le 19 août 2018).
30 Il y a peu d’informations sur cet auteur. Mises à part quelques données sur sa vie et son œuvre, nous n’avons pu obtenir que très peu d’informations sur lui en Guinée. Il était un fervent défenseur et promoteur des cultures africaines ; c’est sans doute cela qui l’a poussé à adopter comme deuxième prénom le fameux “Africánus” qui est aussi le nom de sa maison d’édition. Entre 1979 et 1984, date de sa mort, il a publié huit ouvrages (cf. http://afrikatudastar.hu/en/database/item/2284-diallo-alpha-africanus-munkassaga-bibliograpby-of-alpha africanus-diallo-1952-1984-b-sz-sz-b, consulté le 19 août 2018).
31 Budapest, Alphá Africánus Éditions, 1983.
32 Elias Lönnrot, Kalevala taikka Wanhoja Karjalan Runoja Suomen kansan muinosista [Le Kalevala ou les Vieilles Chansons caréliennes du peuple finnois d'antan], Helsinki : J.C. Frenckell, 1835.
33 Djibril Tamsir Niane, Histoire des Mandingues de l’Ouest, Paris, Karthala, Arsan, 1989, p. 192.
34 Ibid., note 9, p. 193.
35 L’Épopée d’Abdoul Rahmâne du Foûta-Djalon : histoire et épopée, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Dakar, 2007, 243p (version du griot Farba Ibrâhîma Ndiâla).
36 Histoire et fiction, contextes, enjeux et perspectives : récits épiques du Foûta-Djalon (Guinée), Université Nice Sophia Antipolis, 2014.
37 Parfois écrit Koïn.
38 Paris, Karthala, 2011.
39 Paris, L’Harmattan.
40 Boubacar Barry, Bokar Biro, le dernier Grand Almami (…), op. cit., p. 85-86.
41 Cf. Bibliographie.
42 Nous travaillons sur des récits que nous comptons publier bientôt.
43 En pulaar, le pluriel de farba est farbaaɓe. L’emploi de farba comme pluriel n’est correcte que dans la forme francisée.
44 Alfâ Ibrâhîm Sow, Chroniques… op. cit., p. 11.
45 Alfâ Ibrâhîm Sow, La femme, la vache, la foi, Paris, Julliard, coll. Classiques africains, 1966, p. 13.
46 Il a été notamment le répondeur dans l’Épopée du Foûta-Djalon.
47 Entretien, avril 2018, Conakry.
48 Alfâ Ibrâhîm Sow, Chroniques… op. cit., p. 135.
49 Ibid., p. 11.
50 Bernard Salvaing, “Sources orales au Fouta Djalon, mémoires, écrits et discours politiques”, in Nicoué T. Gayibor at all. (dir.) L’écriture de l’histoire en Afrique, Paris, Karthala, 2013, p. 391-413 ; p. 393.
51 Christiane Seydou, “Musique et littérature orale chez les Peuls du Mali”, L’Homme, n° 148, 1998, p. 139-158 ; p. 143.
52 Christiane Seydou, “Épopées africaines : formes et fonction”, in Walther Heissig (éd.) Formen und Funktion münndlicher Tradition (Düsseldorf, Westdeutscher Verlag 1995, Abhandlungen der Nordrhein-Westfälischen Akademie der Wissenschaften), p. 41-49; p. 47.
53 Christiane Seydou, “Musique et littérature orale chez les Peuls du Mali”, L'Homme, 1998, tome 38 n°148. Lignage, mariage, héritage. p. 139-157.
54 Amadou Oury Diallo, Épopée du Foûta-Djalon... op. cit., p. 143-145.
55 Ibid., p. 142-143.
56 Maladho Siddy Baldé, L’épopée de Bokar Biro… op. cit., p. 79.
57 Cf. Thierno Diallo, Les institutions politiques du Fuuta-Dyalon au XIXe siècle, Initiations et Études Africaines, n° XXVIII, Dakar-IFAN, 1972, Thierno Mamadou Bah, Histoire du Fouta-Djallon : des origines au XXe siècle, Conakry, Société africaine d’édition et de communication, 1999, Chroniques et récits, op. cit.
58 Pierre Fontanier, Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 123.
59 Laurent Pernot, La Rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain, tome l, Histoire et technique, Paris, Institut d'Études augustiniennes, 1993.
60 Marque de déférence : on s’agenouille pour donner à boire ou pour saluer une personnalité ou quelqu’un de plus âgé que soi.
61 Amadou Oury Diallo, L’épopée de Bocar Bir (inédit).
62 Alpha Ousmane Barry, L’épopée du Fuuta Jaloo, op. cit., p. 281.
63 Jean Derive, L'épopée : unité et diversité d'un genre, Paris, Karthala, 2002, p. 126-127.
64 Paris, Les Belles-Lettres, 1928.
65 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983, p. 116.
66 Le motif est “un ensemble plus ou moins étendu de vers (de deux à quinze environ), qui évoquent sous une forme stylisée une action physique ou une réaction morale”, selon Anne Iker Gittleman, Le Style épique dans Garin le Loherin, Génève, Droz, 1967.
67 Amadou Oury Diallo, Épopée du Foûta-Djalon... op. cit., p. 89, 169, 199.
68 Christiane Seydou, « La devise dans la culture peule : évocation et invocation de la personne », in G. Calame-Griaule (éd.), Langage et cultures africaines. Essais d'ethnolinguistique, Paris, Maspero, Bibliothèque d'anthropologie, 1977, p. 187-264.
69 Épopée du Foûta-Djalon, op. cit., p. 211-213.
70 Paris, Seuil, 2004.
71 100% Guigol, Disque musical enregistré chez Syllart Records, 2008.
72 Mamba Sano, “De la mélodie populaire Alpha Yaya à l'hymne national Liberté”, Recherches africaines, nos 2-3, avril-septembre 1963, p. 28-32, en ligne : http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.webguinee.net%2Fbibliotheque%2Farchives%2FrechAfric%2F1963%2F2-3%2FAYHymneNational.html (consulté le 1.09.2018).
Amadou Oury Diallo, «État des lieux de la recherche sur les épopées du Foûta-Djalon», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 29/10/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2018_article_306-etat-des-lieux-de-la-recherche-sur-les-epopees-du-fouta-djalon.html