Le Recueil ouvert

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Section 4. État des lieux de la recherche

Chansons de geste où épopée ? Tendances récentes et nouveaux développements “anthropo-littéraires” dans l’étude de l’épopée romane

Andrea Ghidoni

Résumé

L’article présente un compte-rendu des articles les plus récents (publiés autour de la dernière décennie) qui proposent de nouvelles études de l’épopée romane avec des perspectives théoriques et anthropologiques. La réflexion a été menée dans trois directions : 1. le statut d’épopée des chansons de geste ; 2. le concept général d’épopée construit à l’aide de textes romans ; 3. le développement de concepts anthropologiques dans les études littéraires romanes.

Abstract

The article presents a review of the most recent articles (published around the last decade) proposing a theoretical or anthropological examination of the Romance epic. The reflection was conducted in three directions : 1. the status of “epic” of chansons de geste ; 2. the concept of epic genre built with the help of Romance texts ; 3. the development of anthropological concepts in Romance literary studies.

Texte intégral

Introduction

Chanson de geste ou épopée ? demandait D. Poirion1 en 1972 dans un article destiné à rester la pierre angulaire de la réflexion théorique sur le genre auquel pouvait appartenir la poésie héroïque romane – et en particulier la riche production de textes en ancien français. Le texte mettait en cause l’automatisme qui avait toujours conduit les médiévistes à identifier les chansons de geste au plus vaste genre épique, en la rapprochant de l’épopée antique et classique. Au contraire, Poirion soulignait au contraire le caractère unique de ce genre de la littérature médiévale et préférait utiliser le terme héroïque pour la désigner. En somme, la question était la suivante : est-il légitime d’appliquer des étiquettes étiques (diraient aujourd’hui les anthropologues)2 aux textes de la “littérature” médiévale3 ? C’est la première question qu’une approche anthropologique et théorique des chansons de geste et d’autres textes héroïques romanes doit prendre en considération. Deux autres questions, deux autres problèmes conceptuels, se laissent cependant entrevoir derrière cette interrogation.

La relation théorique entre le texte “épique” médiéval et le concept d’épopée ne doit en effet pas être comprise uniquement dans un sens monodirectionnel, sous un point de vue purement médiéviste, qui se limiterait à demander comment l’inclusion des chansons de geste et des cantares castillans dans le cadre de l’épopée internationale peut être productive pour ces familles textuelles médiévales. La relation peut en effet être bidirectionnelle et il est légitime de se demander également dans quelle mesure l’extension du concept épique aux textes romans peut contribuer au développement de l’idée même que nous avons de l’épopée. Ainsi, comment interagissent la Chanson de Roland ou le Cantar de Mio Cid avec des textes tels que l’Iliade, l’Odyssée, l’Eneide, le Gilgamesh, le Mahabharata, le Beowulf, et comment se construit ainsi le concept d’épopée ? Ces questions constitueront le deuxième axe de notre travail.

Une troisième modalité de comparaison entre les textes épiques est cependant possible : si nous considérons comme indubitablement épiques les textes littéraires comparés, nous pouvons alors les rassembler et les confronter pour les mettre en regard et les penser comme des documents anthropologiques qui nous permettent d’étudier en quoi certains aspects individuels sont communs à différentes traditions culturelles, par exemple grâce à la manière dont chaque texte traite un même thème.

Les trois axes que nous venons d’exposer constitueront la structure de cet article. Ce dernier s’appuiera sur des livres et des articles publiés durant la dernière décennie, en études romanes, qui interrogent les textes héroïques du Moyen Âge roman4 par le biais de réflexions théorique ou comparative. Le présent travail ne prétend pas être exhaustif, mais illustratif, fournissant simplement une orientation dans la réflexion sur le genre épique en ce qui concerne les études romanes. Nous esquisserons, à travers les exemples proposés, une triple modalité dans laquelle la réflexion générique théorique-comparative sur l’épopée romane peut être canalisée : 1. le statut épique de la littérature héroïque romane, condition nécessaire à toute réflexion anthropologique et comparative incluant des chansons de geste ou cantares ; 2. la construction d’un concept de genre épique qui tienne également compte des textes épiques romans – c’est-à-dire la redéfinition du genre à travers la confrontation des conceptions générales du monde, de la société ou de l’homme, exposées dans les textes épiques de provenance diverses – ; 3. les aspects individuels – thèmes, motifs, formes – qui peuvent permettre la comparaison entre les textes “épiques” romans et d’autres traditions épiques de cultures différentes (dans ce cas, les tendances récentes révèlent un intérêt pour outils comparatifs tels que les émotions, l’animal ou le désir mimétique etc.)5.

I. Le statut épique des chansons de geste

1. Genres médiévaux et genres médiévistes

L’article le plus récent sur les relations entre les genres héroïques médiévaux et le genre épique a été publié dans Romania en 2018 par Patrick Moran6. L’article se propose comme la continuation, après presque cinquante ans, de l’article phare de Poirion mentionné dans l’introduction.

Moran prend pour point de départ le problème lié à l’utilisation du concept de genre dans les études médiévales, une catégorisation dont les philologues se méfient de l’héritage classiciste en ce qu’elle a de figé, écrasant ainsi la notion de genre sous la définition qui descend de la Poétique aristotélicienne. Mais la prudence que Paul Zumthor7, la même année où paraît l’article de Poirion, recommandait d’observer avant d’utiliser les étiquettes de genre a fini par brouiller toutes les réflexions sur les types de la littérature médiévale, sur l’applicabilité du concept même de genre dans le domaine médiéval ainsi que sur la recherche de définitions rigoureuses pour les notions génériques qui, malgré tout, ont été et sont encore utilisées : “ces références semblaient indiquer une direction novatrice pour les réflexions en théorie générique, force est de constater qu’elles se sont limitées, pour l’essentiel, aux années 1980, et qu’à ce jour la question semble stagner au même point. Les études médiévales actuelles adoptent donc un compromis pragmatique face aux questions génériques”8. Ce compromis consiste à rappeler le fait que la notion de genre est mal adaptée à la littérature médiévale, tout en acceptant passivement les étiquettes conventionnelles héritées d’études antérieures. Moran insiste cependant sur le fait que les œuvres médiévales peuvent être classées en groupes, familles ou classes, dans la mesure où elles renvoient à la tradition de leur temps et que le nombre d’œuvres difficiles à classifier est plutôt limité. Selon l’auteur, le concept de genre a donc une validité et son utilisation – si l’on s’abstient de l’utiliser de manière prescriptive et classique – n’est même pas anachronique. Le problème, en tout état de cause, ne réside pas dans le fait que les œuvres du Moyen Âge seraient fluides et inclassables, mais dans le fait que les genres médiévaux et médiévistes ne coïncident pas : le tableau fragmentaire laissé par la tradition manuscrite empêche une reconstruction claire du cadre des genres médiévaux, pour lesquels, même lorsque nous bénéficions des termes utilisés alors par les contemporains, nous avons du mal à reconnaître sur la base de quels critères (prosodiques, idéologiques, pragmatiques, sociaux ou thématiques de contenu) ces types ont été définis.

Le domaine par excellence dans lequel une définition stricte du genre fait défaut alors même que les étiquettes hétérogènes sont utilisées avec trop de désinvolture, est celui des chansons de geste, auxquelles on se réfère de façon adiaphore avec les termes chanson de geste et épopée. “L’indicateur le plus net de cette synonymie presque parfaite se trouve dans l’emploi systématique que font les médiévistes de l’adjectif épique lorsqu’ils font référence à des éléments issus de la chanson de geste [...]. La locution chanson de geste n’a produit aucun adjectif propre : [...] le recours permanent à l’adjectif dérivé du substantif épopée mérite tout de même d’être interrogé”.9

“Chanson de geste” désigne ainsi un groupe textuel plutôt figé, défini grâce à des critères de forme et de contenu et dont les limites peuvent être perméables : sauf exceptions individuelles, il est facile de distinguer typologiquement un texte dont les laisses assonancées ou rimées, les vers décasyllabiques ou les alexandrins narrent des récits se rapportant au chronotope caroligien, d’un autre dont les octosyllabes à rimes plates racontent des aventures se déroulant à la cour arthurienne. Il s’agit donc ici d’une définition formelle.

Le concept d’épopée, quant à lui, renvoie à une typologie transculturelle, qui est avant tout forgée sur le modèle homérique et qui correspond plus ou moins à la définition suivante : “l’épopée est le chant guerrier d’une société qui naît”. Les deux niveaux de lecture, à la fois légitimes et féconds, doivent toutefois rester distincts, sous peine d’ambiguïté au niveau des définitions. L’hétérogénéité des fondements de ces deux concepts est mise en lumière dans le discours de Moran par le recours aux divers mécanismes de production des genres littéraires formulés par J.-M. Schaeffer10. Le premier mécanisme est basé sur les propriétés énonciatives des textes (discours, narration etc.) tandis que le second définit le genre à partir d’un ensemble de règles. Le troisième mécanisme est généalogique : différents textes peuvent être attribués à la même typologie car ils partagent une tradition commune, une convention qui peut également évoluer dans le temps. Enfin, le quatrième mode est analogique : les textes sont regroupés a posteriori sur la base de caractéristiques communes. L’utilisation du syntagme chanson de geste trace ainsi un isomorphisme généalogique, en rappelant la tradition de l’art poétique médiéval. Parler au contraire d’épopée fait appel au quatrième mécanisme, celui de l’analogie, qui regroupe les textes sur la base d’une perspective comparative et distanciée : “le principe analogique suppose nécessairement un acte interprétatif : dans le cas de l’épopée, cet acte interprétatif est de nature anthropologique”11.

Pour Moran, une autre façon de distinguer le périmètre de la chanson de geste de celui de l’épopée réside en la manière dont les éléments de ces classes sont hiérarchisés. S’appuyant sur le concept de prototype12, c’est-à-dire la définition d’une classe à partir de quelques spécimens, il précise que l’identification du prototype des chansons de geste a été conditionnée par le prototype épique, à savoir l’Iliade, au bénéfice de l’élévation du Roland au statut de modèle exemplaire pour établir ce qui est la chanson de geste et ce qui ne l’est pas : le choix s’est porté sur ce texte car il partage avec l’épopée homérique un contenu guerrier affirmé et constitue l’un des premiers textes de sa propre tradition culturelle, ajoutant ainsi à une caractérisation par le contenu un critère stadial, puisque “l’épopée est un genre de fondation, un genre auroral”13.

Moran propose un autre exemple d’hétérogénéité des critères cognitifs : les deux types sont construits sur la base de deux gradients différents14. Alors que les textes épiques sont regroupés sur la base d’un membership gradience – les membres de ce groupe appartiennent à la classe de manière plus ou moins complète ­­–, les chansons de geste se distinguent par leur centrality gradience – les membres se divisent entre périphériques et centraux, mais tous appartiennent pleinement à la classe – : ainsi, si les frontières de l’épopée sont fluides, celles des chansons de geste sont plus claires. En ajoutant une apostille aux types de classification décrits par Moran, j’estime qu’il pourrait être approprié d’utiliser le concept de classification polythétique de R. Needham. Les classifications polythétiques dans le domaine anthropologique ont été partiellement empruntées à des réflexions similaires dans les sciences naturelles : c’est un outil de comparaison qui présente l’avantage de préférer à la clarté d’une taxonomie homogène (monothétique) une sorte de classification floue dans laquelle l’objet d’étude est dissous dans un faisceau de traits (sans aucune hiérarchie entre eux ni contrainte de nécessité pour déterminer leur inclusion ou non au sein de la classe) présents dans de nombreux objets comparés mais pas nécessairement dans tous. Il me semble donc que le concept d’épopée, qui est après tout une notion de moule anthropologique et transculturelle, évolue dans un horizon polythétique à l’intérieur duquel les critères de sélection pour les chansons de geste sont beaucoup plus stricts et dont les similitudes entre les membres, bien que non intégrales, sont beaucoup plus claires15.

Moran en conclut qu’il faut redéfinir le périmètre des chansons de geste en éliminant l’ambiguïté du prototype établi avec des critères hétérogènes, en raison desquels le Roland se trouve survalorisé. Il serait plus approprié de suivre une logique différente et d’adopter comme prototypes les textes composés entre 1150 et 1250, le groupe majoritaire de la tradition. Cela permettrait de considérer des aspects marginaux ou absents du Roland qui caractérisent la production de l’époque ultérieure.

“Les caractéristiques du Roland, plutôt que représentantes d’une forme parfaite du genre qui n’a pu que se dégrader pendant les décennies et les siècles subséquents, apparaîtraient plutôt comme les marques d’une ère précoce, où le genre n’a pas encore développé toutes ses potentialités et tendances”16.

2. Poétique des traditions “gestiques”

Mes propres travaux m’ont mené à des conclusions parallèles, et je me permets d’en indiquer ici quelques prolongements possibles17.

Les individualistes et les traditionalistes ont proposé des modèles généalogiques pour les chansons de geste à partir de traditions ou de textes uniques : le Roland du ms. O a-t-il été produit par un poète qui a étudié les chroniques monastiques ou est-il le dernier résultat d’une longue tradition principalement orale et dérivée de faits historiques ? La même question a été posée pour le Guillaume, pour le Gormund et Isembart et pour tous les autres poèmes. Mais le tableau a été parcellisé et une vue d’ensemble nous fait défaut : si nos premières chansons (Roland, Gormund, Guillaume) présentent des affinités remarquables (ainsi que des différences indéniables : le Gormund est en octosyllabes) tout autant pour leur forme que pour leur contenu (le modèle “martyrologique” commun à tous, avec un héros qui meurt selon une topique commune), quand et comment naquit le genre des chansons de geste – non pas les poèmes individuels, mais leur tradition formelle ?

Mon hypothèse de travail est que les trois témoins archaïques représentent une phase de la tradition des gestes, à la fin du XIe siècle ou au commencement du siècle suivant, dans laquelle un ou plusieurs ateliers, composés de “professionnels” de l’art verbal dotés d’une certaine culture qui savaient pour le moins écrire en une langue vernaculaire formalisée, élaboraient peu à peu, non sans contacts et influences réciproques, un modèle formel, linguistique et de contenu, qui aurait profondément modifié la nébuleuse polymorphe et instable des traditions héroïques précédentes (principalement orales et folkloriques)18. L’introduction de l’écriture, ou du moins de nouveaux modèles écrits qui s’imposent et se diffusent, aurait donné naissance au genre des chansons de geste tel que nous le connaissons aujourd’hui : un nombre limité de textes lançant un modèle prestigieux devenu tôt essentiel, au moins au niveau formel. Le modèle “martyrologique” cesse bientôt d’exercer son influence au niveau du contenu, tandis que la tradition formelle persiste de manière plus ou moins stable. Par conséquent apparaissent des textes qui ressemblent aux premiers spécimens du point de vue de la prosodie et du langage, mais s’en écartent pour les sujets, les schémas narratifs et le modèle héroïque. Pour représenter graphiquement ce passage, j’ai personnellement proposé à titre de comparaison la figure du sablier19, qui a deux extensions divergentes séparées par un passage étroit : une série de traditions dispersées et bigarrées est réorganisée sous l’influence du prestigieux modèle de textes archaïques (notamment le Roland), qu’incarne un nombre limité de textes (réellement limité, et ce pas seulement à cause du caractère aléatoire du legs manuscrit) ; ce modèle de contenu disparaît ensuite, permettant ainsi à une pluralité de modèles héroïques de réapparaître, bien que dans les nouveaux textes écrits l’empreinte de ce premier modèle soit reconnue. La vague qui suit les textes fondateurs, au XIIe et au début du XIIIe siècle, tire ses propres schémas narratifs de la tradition populaire précédente. La préséance est alors de type formel et non seulement chronologique : elle désigne les traditions non encore reformulées selon le canon des nouvelles gestes. Prenons pour exemple un modèle “obsidional” dans lequel les Aymérides combattent non pas dans une bataille rangée mais pendant un siège : la nature archaïque de ce modèle narratif est attestée dans le Fragment de la Haye (Xe-XIe siècles) ; les motifs qui y sont rattachés ressurgissent par morceaux ou directement dans les Narbonnais, dans le Siège de Narbonne assonancé, dans le Siège de Barbastre, dans la Prise d’Orange. On a là un modèle de guerre héroïque tout à fait différent du modèle rolandien, propre à un groupe de personnages (les Aymerides)20. Grâce à des schémas narratifs, à leur reproduction dans des chansons et dans des contextes très précis ainsi que par leur attestation possible dans des textes très anciens, il est possible de retracer les groupements de traditions héroïques – qui se coagulaient autour des identités schématiques, sorte de micro-genres – antérieurs à la modélisation de la fin du XIe siècle.

Pour tenter de combler le manque de terminologie pour indiquer ce qui est spécifique – propre aux chansons de geste –, j’ai proposé le néologisme gestique (gestico en italien). De cette manière, le terme épique, imprécis et vague pour designer la spécificité de la famille historique, est abandonné pour parler de ces textes. Pour identifier à la place les matériaux narratifs qui précèdent la modélisation et qui refont surface au XIIe siècle, nous pouvons parler de proto-gestique, terme dans lequel le préfixe proto- n’a pas de valeur chronologique rigide.

La valeur prototypique du Roland, qui ne doit en aucun cas être isolé des autres textes archaïques dans la mesure où la force de modélisation doit être divisée en une étroite pluralité de textes, est nuancée au sens historique : le Roland est exemplaire pour une époque donnée, le tournant de la fin de XIe siècle, après quoi le modèle héroïque martyrologique est remplacé par d’autres modèles héroïques au XIIe siècle, schématisés selon des conventions narratives folkloriques. Le modèle martyrologique, considéré comme approprié pour une expérience idéologique et formelle, aurait ainsi pu être formulé dans ces quelques textes initiaux ou, plus probablement, aurait été l’un des modèles en vigueur dans la tradition légendaire carolingienne.

Selon mon point de vue, le caractère “épique” des chansons de geste ne concerne pas tant le contenu, le modèle héroïque, l’idéologie exprimée, que la fonction culturologique de ces textes qui établissent de nouvelles traditions écrites à partir d’un matériau oral sans forme et faiblement déterminées par des traditions littéraires21. Ces textes oscillent entre canonisation et expérimentalisme et souvent les opérations culturelles qu’ils proposent n’ont souvent pas de suite. C’est en somme en termes de dispositifs textuels au sein des cultures qu’un profil “épique” peut être identifié.

II. Contributions romanes au concept d’épopée

Moran présentait ainsi des propositions sur le caractère “épique” des chansons de geste et tentait de définir le concept de genre médiéval. Les travaux qui suivent seront plutôt considérés comme des exemples d’un autre type d’approche : une définition de l’épopée qui puisse aussi prendre en compte les textes du Moyen Âge roman. Si, dans les cas précédents, on s’interrogeait sur la possibilité d’examiner un genre littéraire d’une culture spécifique dans une perspective anthropologique, ici l’intention est au contraire de construire des concepts transculturels, à validité anthropologique, en comparant des textes qui partagent un air de famille – même si cette affinité est en partie préconisée et véhiculée par la tradition scientifique.

De façon plus ou moins accentuée, les exemples de critique que nous allons analyser s’opposent à une conception aristotélicienne de l’épopée, qui la définissait comme étant notamment monolithique et monologique, purement guerrière, et cherchent au contraire à promouvoir une interprétation des textes classés dans ce genre qui souligne la polyphonie, au sens bakhtinien du terme, ainsi que le fonctionnement (le “travail”, Wirkung) de ces “dispositifs” textuels au sein des cultures et des sociétés qui les façonnent. Le résultat de ces comparaisons peut ne pas s’étendre à tous les produits de la famille épique : on tend plutôt à définir des types particuliers d’épopées ou de textes épiques. Au sein de ce genre, parfois trop indifférencié, il est possible en effet d’établir des distinctions fondées sur la manière dont les textes sont composés, sur leur forme, sur leur contenu – distinctions qui permettent de penser plus précisément des textes importants. En amplifiant les conditions socio-culturelles dans lesquelles ces dispositifs textuels naissent, on démonte également la rigide logique stadiale qui ne fait des épopées que les témoins les plus anciens d’une tradition culturelle.

1. Epische Wirkung et travail épique

Joachim Küpper22 propose une analyse de l’épopée comme effort pour construire une nouvelle réalité en étudiant la relation entre le récit et son sens transcendant et métaphysique dans certains textes épiques de l’Europe occidentale. Il étudie l’Iliade, l’Odyssée et l’Énéide pour le monde antique et se concentre sur trois œuvres pour le monde médiéval : le Roland, le Cantar de Mio Cid et le Nibelungenlied. L’enjeu est ici la relation entre le plan terrestre et le plan transcendant, donc entre l’homme et la sphère divine : la relation entre les vicissitudes humaines de la guerre et la divinité détermine également le sens de l’histoire humaine ou des événements relatés. Si le concept d’epische Wirkung (un travail épique) y est central, son action et son résultat changent dans les diverses cultures qui ont laissé des textes épiques. Par ce travail, c’est un modèle métaphysique qui émerge.

J. Küpper oppose épopée antique et médiévale. Ainsi, dans l’épopée homérique, les dieux ne sont pas du tout transcendants, car ce sont des entités anthropomorphes qui, comme les humains, sont soumises aux valeurs et aux faiblesses de l’homme. Il n’y a donc pas de sens transcendant des événements, qui restent des solutions publiques à des faits privés ; le monde homérique héroïque est “un monde sans sens élevé”23. Le motif de l’action héroïque réside purement dans sens de l’honneur, dans un cadre social tribal et patriarcal. C’est dans cette conception de la transcendance, que l’on peut voir “l’élaboration des différences entre les épopées anciennes et occidentales”24.

Le passage du polythéisme au monothéisme provoque en effet un changement de perspective dans des épopées telles que le Roland et le Mio Cid. Dans ces textes (surtout dans le poème français, plus faiblement dans le cantar castillan), prévaut un sens presque eschatologique, de sorte que la fonction du héros est la défense et la propagation de l’idéal chrétien, qui se manifeste pour lui, dont le devoir sera d’être sacrifié, comme une mission et comme une histoire sacrée. Puisqu’il n’y a pas d’autre réalité que l’histoire guidée par la Vérité, tous les événements sont une répétition de faits sacrés, selon la superposition figurée des Écritures. Tandis qu’à l’épopée antique, la fonction du récit épique consistait à afficher une échelle de valeurs purement humaine (le sens de l’honneur), au Moyen Âge, s’y articulent d’autres fonctions : “Les épopées sont des exhortations fonctionnelles au combat. [...] Plus que tout autre genre que nous rangeons sous la rubrique “littérature”, les épopées sont des textes propagateurs – et peut-être producteurs – d’idéologies. Ce que l’on pourrait appeler le caractère militant ou encore l’efficacité de l’Occident chrétien au combat peut bien reposer sur des fondements technologiques. Mais encore ceux-ci doivent-ils d’abord être créés. Ainsi, il n’est en rien exclu que nombre de ce qui nous distingue de nos racines antiques ainsi que d’autres qui leur sont concurrentes, tienne au fait que le monde monothéiste est complètement significatif et rempli d’avenir”25. Tel est l’epische Wirkung, une étiquette qui met l’accent sur le travail épique, sur l’effort entrepris pour construire une nouvelle réalité, pour la fonder.

Une Sonderstellung dans l’épopée médiévale serait toutefois représentée par le Nibelungenlied, qui, bien que partageant avec l’épopée antique et médiévale la même échelle de valeurs guerrières, acquiert un statut singulier, en tant que “l’histoire s’y dit par énigmes. Le texte ne présente au premier plan aucun jeu de courage ni d’honneur, il ne met pas en scène un monde qui ait un sens supérieur, il est une unique énigme narrative déployée”26. Par exemple, la malédiction du trésor des Nibelungen plane sur tout le récit, mais elle n’est jamais explicitée : “sous la forme d’une rupture de tous les fondements de la cohérence sémantique, le sol primal mythique, qui précède l’intrigue du Nibelungenlied, est immédiatement introduit de manière fragmentaire dans le flux narratif de l’Aventure”27. Alors que l’épopée ancienne réduit les événements à un jeu d’honneur et d’affection tout à fait humains et que l’épopée médiévale relie l’histoire à la transcendance chrétienne, le monde du poème germanique suit sa propre logique mais ne l’articule pas.

Küpper en tire la conclusion que “l’épopée en tant que genre est une littérarisation non homogène d’un horizon encore “caché””28. La forme et le contenu idéologique des textes épiques changent ainsi en fonction de la manière dont cet horizon est “habité”, et l’épopée, à travers le poème des Nibelungen, peut également apparaître sous une forme fragmentaire.

Une représentation de l’épopée en tant que machine, dispositif, mécanisme qui “travaille” était aussi au centre du livre de 2006 de F. Goyet Penser sans concepts29. L’essence même du genre épique est ici sa fonction, à savoir une forme de pensée politique30. La Chanson de Roland présente par exemple sous une forme narrative le problème du pouvoir royal déchiré au début du XIIe siècle par les forces centrifuges du féodalisme et prépare ainsi l’avènement du renouveau de la monarchie vers l’an 1200. Le texte épique fait face à la crise politique en introduisant dans la narration les valeurs antagonistes en jeu, qui seront interprétées par les personnages. L’opération s’accomplit doublement : si elle simplifie à la surface le cadre politique en créant des oppositions claires et bipolaires, elle le complexifie en profondeur et rend ambiguës les parties en cause. Ganelon sera donc inexorablement reconnu coupable de la pire des traîtrises bien qu’il agisse conformément aux règles féodales ; pour parvenir à sa condamnation il faut d’ailleurs recourir au jugement de Dieu via le duel judiciaire. Le travail épique consiste ici précisément à “traiter une matière politique de façon polyphonique [...] ; l’épopée est un texte absolument non-partisan”31. Cette théorie permettait, dans un article de 201632, de penser l’épopée tant dans le monde moderne qu’ancien. Certes, F. Goyet précise qu’elle ne s’adresse là qu’à un type particulier de texte épique, qu’elle propose d’appeler épopée refondatrice – et non à l’épopée en général33, mais ce type de textes est aussi bien moderne qu’ancien : l’essentiel est ce “travail” qui permet d’articuler des positions politiques et que la littérature accomplit encore et toujours. L’analyse du sous-genre de l’“épopée refondatrice” s’articule alors autour deux points fondamentaux : son rôle public et la polyphonie du texte. L’épopée est politique, parce qu’elle est le produit d’une époque troublée. Les valeurs de la société ne sont pas simplement exposées comme le voulait la définition conventionnelle de l’épopée ; Goyet, comme Küpper, y voit une réflexion avec des conséquences politiques bien plus grandes. Pour elle, cette réflexion mobilise l’ensemble des traits épiques : on a besoin de toute la longueur du texte, de tous les conflits qu’il représente et des innombrables récits secondaires qu’il met en parallèle, pour voir peu à peu émerger toutes les implications des modèles politiques concevables. Le concept de polyphonie, considéré par Bakhtine comme un trait distinctif du roman moderne, est également revendiqué pour l’épopée, sans pour autant en écarter le monologisme : ce dernier est déclassifié par la poétique politique de l’épopée car la dialectique des modèles politiques est réalisée par la simplification et le schématisme.

2. Le texte épique comme “dispositif” culturel

Alors que Küpper voit dans l’épopée une représentation métaphysique de la réalité, de la société et de l’histoire et que Goyet considère la présence d’un modèle politique innovant comme une condition des textes épiques refondateurs, mes propres travaux34 m’ont mené à penser que le caractère épique d’un texte peut également être déterminé par sa fonction dans une culture. Mon point de départ est l’importation au sein du périmètre (chronologique et géographique) du Moyen Âge européen d’une définition formulée par Richard Martin35 dans le domaine de la littérature homérique. L’épopée n’est pas un genre mais un super-genre : un texte épique est un contenant unmarked d’autres formes traditionnelles, un texte expansif qui s’impose (ou tente de s’imposer) comme une synthèse ou une refonte d’une culture et de ses formes narratives. Mais c’est en même temps un texte marked, omniprésent, car il occupe une place centrale dans la culture sur laquelle il agit. Cette définition est davantage axée sur la fonction du dispositif textuel et ses relations avec la mémoire culturelle dans laquelle il s’inscrit que sur une qualité substantielle. Nous pourrions à la rigueur, pour réduire le rayon de cette définition, placer une contrainte de contenu : le récit doit présenter un sujet héroïque (bien que chaque culture ait son propre concept de héros). Beaucoup des premiers textes des cultures vulgaires médiévales – parmi lesquels nous pouvons inclure le Beowulf, le Hildebrandslied, le Culhwch ac Olwen, la Chanson de Roland, le Nibelungenlied, le Digenis Akritas (avec l’ajout de deux textes profanes en latin, Waltharius et Ruodlieb) – présentent de manière plus ou moins prononcée une propension au “recueil” culturel : par exemple le Beowulf a été défini comme summa litterarum36 et pourrait par ce fait être considéré comme le texte épique par excellence. Un autre texte investi de cette fonction de “sylloge”37 dans la tradition narrative qui cherche à innover, synthétiser et reformuler est le Culhwch ac Olwen, texte gallois de la fin du XIe siècle. Il s’agit d’un récit, faiblement encadré par une Brautwerbung (quête de la fiancée), dans lequel s’insère une collection sérielle d’aventures mettant en vedette le roi Arthur – le personnage central du roman arthurien, un court-circuit paradoxal entre les deux genres. Ainsi, le caractère polyphonique de l’épopée et sa fonction de refondation, dont Goyet met en lumière les applications dans les sphères de la politique et de l’idéologie, s’inscrivent également au cœur de cette perspective centrale, même s’ils sont transférés dans la culture narrative.

Reprenant la notion cognitive de graduality membership mentionnée par P. Moran, on comprend que le Roland – qui se limite à greffer la bataille contre Baligant sur un support narratif traditionnel, à savoir la mort de Roland à Roncevaux – présente un caractère épique mineur par rapport à d’autres textes mentionnés ci-dessus, mais aussi à d’autres chansons de geste. Selon ma lecture38, les Narbonnais reprendraient un mythe familial archaïque qui porte sur les premiers exploits des fils du vieux comte Aymeri39 et narre le départ de Narbonne, contraints par le père ou par Charlemagne40, du groupe de frères vers la cour du roi, où ils auraient été adoubés chevaliers. Ce motif de l’expulsion de Narbonne aurait permis de faire des frères les protagonistes – individuellement ou en groupes – de courtes aventures parallèles réalisées selon les patterns et les motifs typiques de la tradition des chansons de geste, une sorte de recueil et échantillonnage de la topique du sous-genre des enfances. Une histoire traditionnelle devient ainsi un cadre pour inclure d’autres épisodes calqués, à leur tour, sur des modèles également traditionnels. À mes yeux, c’est en ce sens que les Narbonnais pourraient posséder un degré “épique” plus significatif que le Roland. Bien entendu, nous devons également prendre en compte l’autre aspect fondamental de la définition de Martin, à savoir l’omniprésence du texte dans la culture : c’est la condition de “popularité” également soulignée par Goyet. À cet égard, le Roland semble avoir joué un rôle plus incisif dans la littérature française médiévale que les Narbonnais. On peut en conclure que dans le contexte des chansons de geste, des textes véritablement épiques sont absents, du moins selon la définition du super-genre, bien qu’il soit bon d’ajouter que beaucoup de ces textes médiévaux sont aussi des “ponctuations” presque isolées, pour lesquelles la condition marked dans leur culture respective est faible ou absente.

III. Thèmes anthropologiques comme outils de comparaison

Dans les parties précédentes, nous avons observé de quelle manière la dialectique entre les textes romans héroïques et le concept plus large d’épopée permet un enrichissement mutuel des deux pôles : d’une part, le concept de genre épique a été approfondi au sein de chaque tradition culturelle, grâce à l’introduction en son périmètre définitionnel de modèles anthropologiques, qui permettent de considérer la production locale comme une déclinaison d’un phénomène plus large et presque universel ; d’autre part, l’annexion de genres héroïques romans ou de textes prototypiques au sein du domaine épique sur une base anthropologique nous a permis de voir comment il est possible de construire de nouveaux concepts d’épopée – et de types particuliers d’épopée.

Outre la définition générale de l’épopée et la comparaison entre des cultures plus ou moins disparates réalisée au moyen de textes représentatifs et exemplaires, la comparaison peut également concerner des aspects plus précis. Si l’on pouvait parler d’anthropologie des cultures ou de littérature dans les cas susmentionnés, nous pourrions également parler d’anthropologie du texte (littéraire) dans les études dont nous allons parler maintenant, car les comparaisons entre les textes isolés ou les groupes de textes mettent en lumière des aspects spécifiques. Le but de ces études n’est pas la (re)définition du genre narratif épique, et l’utilisation de textes épiques en tant qu’objets de comparaison interculturelle est purement instrumentale. Dans les précédents cas de comparaison, nous avions essayé de nous concentrer sur la spécificité de l’épopée ainsi que sur la spécificité des membres de cet ensemble à l’aide d’une sélection d’un groupe de textes. Dans les études que nous allons à présent examiner, les textes épiques sont utilisés comme des documents qui témoignent de phénomènes anthropologiques à portée plus large. Si ces derniers peuvent se manifester dans des textes épiques, avec des variations particulières, le choix des textes héroïques est contingent.

La comparaison entre des textes épiques de différentes cultures se fait donc sur la base de constructions épistémologiques qui ne découlent souvent pas de la littérature, mais se développent dans d’autres domaines de la connaissance tels que l’anthropologie, la sociologie, la philosophie, la psychologie. Le concept d’épopée est évidemment un concept étique, produit par un observateur théoriquement éloigné des cultures et des produits culturels comparés, mais ce concept a été traditionnellement formulé dans le champ littéraire, pour identifier des qualités communes à un certain nombre de textes. Je choisirai ici une quantité limitée de ces études, qui se distinguent par leur participation à des tendances plus ou moins larges au sein des sciences humaines – et qui ne sont donc pas des expériences isolées.

1. Les émotions

Un courant d’études littéraires particulièrement développé en Allemagne adopte le concept d’émotion comme base de comparaison entre les textes41. Selon cette approche anthropo-littéraire, les émotions, qui peuvent être attribuées à un personnage peuvent fournir une base pour des réflexions transculturelles : ce sont en fait des conditions universelles, qui sont présentes dans chaque être humain – et l’équation, peut-être pas tout à fait acceptable, prévoit que le personnage narratif est comparable à un être humain –, mais qui émergent cependant dans des contextes sociaux particuliers, pour lesquels il existe un croisement d’éléments universels et de déclinaisons particulières limitées aux circonstances dans lesquelles le personnage individuel exprime les sentiments examinés.

Un récent exemple de cette tendance, appliqué aux textes épiques du Moyen Âge roman, est un article de 2017 d’Evamaria Freienhofer42 , qui analyse l’expression de la colère dans la chanson en ancien français Aliscans et sa récriture en territoire germanique par Wolfram von Eschenbach, le Willehalm. L’étude proposée par l’article se situe au carrefour de deux tendances suivies par les recherches contemporaines dans le domaine des sciences humaines. D’un côté, l’on adopte la perspective de la recherche transculturelle, qui examine des objets et des phénomènes historiques et culturels dans un processus dynamique d’influences, de différenciations, de dialogue entre deux ou plusieurs systèmes culturels ; de l’autre, les émotions en tant que motif littéraire sont considérées comme un objet d’étude, ce qui, en raison de leur caractère anthropologique universel, permet d’examiner les textes littéraires dans une perspective glokale, c’est-à-dire une approche aussi attentive à la localisation du texte qu’à ses relations globales avec les autres textes d’autres cultures : “avec la disposition et la fonction de la colère, je choisis un axe qui touche de manière centrale aux intérêts actuels de la recherche transculturelle. Ainsi émergent, dans l’étude de cette émotion, la construction de soi et de l’étranger, des différenciations à l’intérieur, aux marges et contre l’extérieur, ainsi que la structuration de la communauté en général. En même temps, l’accent mis sur la colère, comme on le verra, permet une interprétation globale et locale – “glocale” –, qui se différencie avant tout sur le plan méthodologique”43.

L’article étudie en particulier l’épisode dans lequel le protagoniste Guillaume / Willehalm déchaîne et exprime sa colère devant la cour du roi de France. À travers la sémantique de la colère – définie comme une réaction à sa propre dépréciation par d’autres – et les signes avec lesquels elle est exprimée et incarnée dans le personnage, E. Freienhofer dégage la différence entre les textes français et allemand. Dans le premier cas, la colère est en effet exprimée en une série de gestes et de symptômes physiques ; dans le second cas, son expression physique est omise, parce que perçue par l’auteur comme une violation de l’étiquette de cour. Les deux textes répondent donc à deux contextes différents que l’auteur appelle emotional communities. Bien que cela ne soit pas expliqué dans cette étude – d’où le concept d’épopée semble absent –, nous pourrions conclure que l’accent mis sur les émotions, déterminées par le contexte socioculturel dans lequel la chanson est déclamée, permet d’observer d’un point de vue nouveau la pragmatique du texte épique, c’est-à-dire la façon dont il est transformé en réponse aux besoins des participants aux occasions “aurales” dans et pour lesquelles le texte épique est divulgué et conçu.

2. L’animal

Le concept philosophique et anthropologique de post-human offre une autre perspective aux travaux récents44. Il repense le concept d’humain et hybride la notion que l’on peut avoir de notre espèce par la comparaison avec les machines ou avec les animaux : en transférant cette lentille cognitive au champ littéraire, nous pouvons alors réfléchir sur les textes épiques médiévaux en reconstruisant le modèle héroïque qui les sous-tend afin d’en faire ressortir des aspects inhumains, non humains et animaux, comme le font par exemple les animal studies, des études fortement influencées par la philosophie post-humaine45. La définition théorique de ce que l’on entend par héros dans une variété de cultures ainsi que les nombreux modèles héroïques présents dans les différents genres narratifs constituent une voie par laquelle aborder par la tangente la définition de l’épopée, bien que l’épopée et le héros ne soient pas toujours superposables.

Les travaux d’Antonella Sciancalepore sont tout à fait représentatifs de cette ligne d’études. Son livre Il cavaliere e l’animale (2018)46 traite de l’hypothèse d’une persistance des aspects thériomorphes (c’est-à-dire, de forme animale) dans la caractérisation du chevalier dans la littérature d’oïl (chansons de geste et romans). Le thériomorphisme guerrier se produit à chaque endroit où le cavalier pénètre physiquement dans la morphologie animale, acquiert symboliquement une identité animale ou se caractérise par son interaction avec un animal. L’une de leurs constantes est que l’animal est utilisé par les textes pour décrire la qualité héroïque de leur caractère et que l’animalité (physique ou symbolique) est ce qui distingue le héros en tant qu’être surhumain.

Dans un article de 2014, plus spécifiquement consacré à l’épopée de la frontière, A. Sciancalepore47 élargissait cette perspective pour parler du statut liminaire du héros. Le rôle du guerrier en tant que défenseur de la communauté contre tout ce qu’il considère comme étranger à lui-même l’amène naturellement à incarner le concept de frontière. Cela est particulièrement vrai pour le Moyen Âge : en réalité et comme c’était le cas dans l’imaginaire médiéval, l’espace liminaire n’apparaît pas comme une frontière linéaire et univoque, mais plutôt comme une frontière bigarrée. Le héros médiéval agit dans ce contexte chronotopique : pour pouvoir jouer son rôle de protecteur de la communauté contre la menace extérieure, il se situe à la périphérie territoriale et culturelle – ainsi qu’anthropologique – de la communauté et assume face à l’ennemi une partie de ses caractéristiques physiques et comportementales. Cette ambivalence semble également découler de l’inévitable contamination du guerrier, incarnation de la frontière perméable de la communauté, par l’ennemi à combattre, ce qui le conduit à prendre en charge une partie de son altérité et à se situer en-dehors de la collectivité humaine

3. Le désir mimétique

Une autre voie de recherche à l’aide des outils anthropologiques est celle ouverte par les réflexions de R. Girard sur le désir mimétique et la violence, une voie suivie par Beate Langenbruch48 pour l’étude du Couronnement de Louis et des chansons de geste en général : “Si les thèses anthropologiques de René Girard ont déjà une cinquantaine d’années, c’est depuis peu seulement qu’on les applique à l’épique médiéval ; globalement les lectures anthropologiques de la chanson de geste sont encore assez peu diversifiées, couvrant surtout l’étude de la trifonctionnalité indo-européenne et celle du substrat folklorico-mythique”49. Les emprunts à la réflexion anthropologique sont, au contraire, “des instruments intéressants pour jeter de nouvelles lumières tant sur l’héroïsme épique que sur son lien avec les aspirations d’une société”. Pour pratiquer une anthropologie de l’épopée, il faut partir du principe que le héros de l’épopée n’est pas seulement un homme exceptionnel parmi les mortels : plus précisément dans le mécanisme du désir mimétique, “son rôle dans le triangle du désir est aussi crucial et explique comment les désirs des autres personnages se construisent par rapport à ce pôle central”50. Langenbruch remarque aussi que la théorie de Girard sur le désir mimétique a paradoxalement été beaucoup moins appliquée aux chansons de geste que la dynamique de la violence sociale, bien que le désir, selon la pensée girardienne, soit la condition du déclenchement de la violence51. Cependant, même s’il mobilise rarement des exemples tirés de la littérature médiévale pour ses discours, Girard utilise le dernier témoin de la littérature chevaleresque pour représenter le fonctionnement du mécanisme du désir mimétique : Don Quichotte, qui suit l’idéal chevaleresque non pas directement mais par la médiation du modèle du héros Amadis. Le désir mimétique implique que l’objet convoité par le sujet soit médiatisé par un troisième agent (d’où le triangle) qui indique l’objet et excite la volonté du sujet. Ce mécanisme est identifié par Langenbruch dans les différentes branches du Couronnement, dans lequel les médiateurs qui provoquent le désir des usurpateurs tentant de s’emparer de la couronne de France peuvent être Charlemagne ou Guillaume.

“Le héros se révèle ainsi un pôle essentiel dans le désir mimétique [...]. Puissant médiateur, le héros désigne les objets désirables à ses rivaux ; [...] il peut aussi être un modèle pour le lecteur-auditeur. Parfois on le surprend à devenir le sujet désirant, et à éprouver des désirs suscités par des tiers [...] Formulant ainsi [...] les ambitions de classes et de groupes sociaux, la chanson de geste est en même temps un réceptacle qui accueille et un tremplin qui fait rebondir puissamment les enjeux des désirs mimétiques collectifs”52.

Conclusion

Ces quelques travaux récents sur la relation entre épopée et textes héroïques médiévaux et l’utilisation des outils anthropologiques dans les études littéraires médiévales permettent de mettre en évidence le dialogue à distance entre les savants qui réfléchissent sur ces sujets : s’il n’y a peut-être pas de débat serré entre ces “ponctuations” théoriques occasionnelles, îles flottants sur la mer des études ecdotiques et spécialisées – et également parce qu’il s’agit d’études récentes qui ne se citent pas entre elles et pour lesquelles il n’est pas encore possible d’enregistrer un impact durable –, nous avons néanmoins essayé de mettre l’accent sur les affinités terminologiques, méthodologiques et conceptuelles, ainsi que sur le dialogue et le débat avec les études des années précédentes (comme ce fut le cas de Moran avec Poirion) et des travaux similaires menés dans d’autres disciplines (par exemple Langenbruch et Girard). Nous pouvons conclure en proposant quelques perspectives et enseignements qui peuvent être tirés de ces réflexions éparses.

Premièrement, un usage plus rigoureux du mot épopée est nécessaire par rapport aux textes médiévaux : Moran montre bien, par exemple, que l’utilisation de ce concept implique une approche anthropologique et comparative, très distincte d’une approche historique ou sémiologique.

Le genre des chansons de geste doit être évalué en termes diachroniques car ses “règles” changent avec le temps. Il ne doit donc pas être décrit sur la base d’un seul prototype, comme ce fut souvent le cas dans le passé avec le Roland : l’histoire et l’anthropologie peuvent peut-être se rencontrer pour tenter de définir les origines du genre, pour montrer comment un ensemble de textes fortement caractérisés culturellement peut être précédé par des “formes simples”53, des types universels, qui – avec une comparaison prudente – peuvent nous révéler les ancêtres directs des gestes – au moins sous une forme générique, puisque leur substance réelle est inaccessible.

En ce qui concerne la définition de l’épopée, il me semble qu’elle tend de plus en plus vers une conceptualisation dynamique, dans laquelle l’épopée n’est pas une substance figée et universelle, mais devient plutôt un contenant que chaque culture “épique” peut remplir avec un contenu spécifique et multiforme en renvoyant une image polyphonique de certains textes épiques ou des sociétés qui les composent ou, mieux encore, comme une “machine” remplissant des fonctions spécifiques et un “travail” au sein d’une culture.

Enfin, tout en reconnaissant l’importance et l’efficacité heuristique de concepts empruntés à l’anthropologie – émotions, animalité, désir mimétique, etc. –, il faut toutefois faire attention aux automatismes. Dans les textes médiévaux tout comme dans la littérature d’autres horizons culturels, les personnages ont certainement des caractéristiques humaines qui nous permettent de nous identifier à eux, car l’homme n’est pas capable d’imaginer un “agent” dépourvu de caractéristiques humaines ; et si parfois ils nous semblent in-humains, animaux, l’anthropologie actuelle nous enseigne que ces traits aussi sont en réalité inhérents à notre nature. Il reste cependant à démontrer que l’être humain peut être complètement superposable au héros, considéré non seulement comme un homme qui réalise des entreprises extraordinaires, mais aussi comme un individu d’une catégorie distincte, à mi-chemin entre l’humain et le divin, le monstrueux, l’animal, le saint54. Le héros présente des aspects humains qui peuvent sans aucun doute être interprétés de manière anthropologique, sans toutefois oublier que cette lecture est partielle et qu’il est une entité “construite” dans la globalité de la culture humaine, à travers des textes, des légendes, des représentations plastiques, des cultes religieux. Si nous devions indiquer un chemin possible que les études épiques peuvent entreprendre avec succès, ce serait certainement celui de l’étude du héros, non pas en termes humains ou comme document de notre identité psychique ou affective, mais en tant que concept culturologique, en tant que personnage dont l’étude est capable de réunir des disciplines des sciences humaines trop souvent séparées : la littérature, l’anthropologie, l’histoire des religions.


1 Poirion, Daniel, “Chanson de geste ou épopée ? Remarques sur la définition d’un genre”, Travaux de linguistique et de littérature, n. 10 (1972), p. 7-20.

2 Les conceptualisations étiques sont celles qu’un observateur externe applique à une culture différente de la sienne (par exemple, les classifications théoriques établies par l’anthropologue sur la population qu’il examine, les transférant depuis son bagage conceptuel), alors que sont émiques les étiquettes utilisées par les membres d’une culture pour décrire les phénomènes de leur propre culture.

3 L’utilisation des guillemets pour le mot littérature en ce qui concerne la culture médiévale (préférant le terme poétique) dérive, comme l’on sait, de Zumthor, Paul, Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 2000 [1972].

4 Essentiellement chansons de geste et cantares – et dans ces ensembles l’exercice théorique et comparatif se concentre presque toujours sur les deux prototypes, le Roland et le Cid.

5 Au cours de cet article, je me permettrai de faire référence à mon travail qui tourne presque entièrement autour de cette question de l’élaboration théorique de l’épopée en général et de la définition du genre des chansons de geste.

6 Moran, Patrick, “Genres médiévaux et genres médiévistes : l’exemple des termes chanson de geste et épopée”, Romania, vol. 136 (2018), p. 38-60.

7 Zumthor, Paul, Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 2000 [1972], p. 197.

8 Moran, Patrick, “Genres médiévaux et genres médiévistes”, op. cit., p. 40. Les études mentionnées par Moran sont : Fowler, Alastair, Kind of Literature. An Introduction to the Theory of Genres and Modes, Oxford, Oxford University Press, 1982 ; Schnur-Wellpott, Margrit, Aporien der Gattungstheorie aus semiotischer Sicht, Tübingen, Narr, 1983 ; Schaeffer, Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989.

9 Moran, Patrick, “Genres médiévaux et genres médiévistes”, op. cit., p. 44.

10 Schaeffer, Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989, p. 180-185.

11 Moran, Patrick, “Genres médiévaux et genres médiévistes”, op. cit., p. 50. Sur cette discussion, voir (entre autres) ici-même l’article de Vinclair, Pierre, “Le roman fait l’épopée”, Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2016 – Extension de la pensée épique.

12 Rosch, Eleanor, “Natural Categories”, Cognitive Psychology, n. 4 (1973), p. 328-350.

13 Moran, Patrick, “Genres médiévaux et genres médiévistes”, op. cit., p. 51-52.

14 Lakoff, George, Women, Fires and Dangerous Things: What Categories Reveal about the Mind, Chicago, University Press, 1987.

15 Needham, Rodney, “Polythetic Classification: Convergence and Consequences”, Man, n. 10 (1975), p. 349-369.

16 Moran, Patrick, “Genres médiévaux et genres médiévistes”, op. cit., p. 58.

17 Ghidoni, Andrea, Per una poetica storica delle chansons de geste. Elementi e modelli, Venezia, Edizioni Ca’ Foscari, 2015 (en ligne : http://edizionicafoscari.unive.it/it/edizioni/libri/978-88-97735-91-5/); “The Origins of the Narrative Structures in the Chansons de Geste”, Perspectives médiévales, n. 35 (2014), URL : http://peme.revues.org/4321; “Sviluppo diacronico e diatopico delle chansons de geste”, in Divizia, Paolo (éd.), Il viaggio del testo. Atti del Convegno internazionale di Filologia italiana e romanza (Brno, 19-21 giugno 2014), Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2017, p. 395- 406 ; “Modello ossidionale e modello agiografico : patterns a confronto nella preistoria delle chansons de geste”, in Careri, Maria (éd.), “Par deviers Rome m’en revenrai errant” XXe Congrès International de la Societé Rencesvals pour l’étude des épopées romanes, Roma, Viella, 2017, p. 515-525.

18 Voir Ghidoni, Andrea, Per una poetica storica delle chansons de geste, op. cit, p. 51-64. Le modèle a été élaboré à partir par exemple de Hoepffner, Ernest, ”Les rapports littéraires entre les premières chansons de geste”, Studi Medievali, n. 4 (1931), pp. 233-258 ; n. 6, p. 45-81 ; Avalle, d’Arco Silvio, Cultura e lingua francese delle origini nella Passion di Clermont-Ferrand, Milano-Napoli, Ricciardi, 1962 ; Wathelet-Willem, Jeanne (1964). “À propos de la technique formulaire dans les plus anciennes chansons de geste”, in Renson, Jean (éd.), Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévales offerts à M. Maurice Delbouille, Gembloux, Duculot, 1964, vol. II, p. 705-27.

19 Ghidoni, Andrea, Per una poetica storica delle chansons de geste, op. cit, p. 74.

20 À ce propos, voir Ghidoni, Andrea, “Modello ossidionale e modello agiografico”, op. cit.

21 Ghidoni, Andrea, Per una poetica storica delle chansons de geste, op. cit, p. 65-88. À propos de la fonction de l’épopée en tant que “dispositif culturel”, voir aussi Ghidoni, Andrea, “Narrazioni eroopoietiche mediolatine : “punteggiature” nell’evoluzione delle letterature profano-volgari”, Mittellateinisches Jahrbuch, vol. 53, n. 3 (2018), p. 399-422.

22 Küpper, Joachim, “Transzendenter Horizont und epische Wirkung. Zu Ilias, Odyssee, Aeneis, Chanson de Roland, El Cantar de mío Cid und Nibelungenlied “, Poetica, vol. 40 (2008), p. 211-267.

23 ibid., p. 215.

24 ibid., p. 215-216.

25 ibid.,Küpper, Joachim, “Transzendenter Horizont”, op. cit. p. 240-241: “Epen sind funktional Exhortationen zum Kampf. [...] Mehr als jedes andere Genre, das wir unter dem Rubrum “Literatur” führen, sind Epen ideologie-propagierende, ja vielleicht – produzierende Texte. Die, man kann sagen Militanz oder, man kann auch sagen Effektivität des christlichen Okzidents im Kampf mag auf technologischen Grundlagen berühren. Aber diese müssen erst geschaffen werden. So ist es nicht ausgeschlossen schlechthin, daß vieles, was uns von unseren antiken Wurzeln und auch von anderen, konkurrierenden unterscheidet, darin gründet, daß die monotheistische Welt eine ganz und gar sinn- und zukunftserfüllte ist”.

26 ibid., p. 246: “eine Geschichte in Rätseln gibt. Der Text präsentiert an erster Stelle kein Spiel von Mut und Ehre, er inszeniert keine Welt mit einem höheren Sinn, er ist ein einziges, narrativ entfaltetes Enigma”.

27 ibid., p. 248.

28 ibid., p. 267.

29 Goyet, Florence, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière. Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 7 : “l’épopée guerrière est une gigantesque machine à penser. La guerre qu’elle décrit est une métaphore, qui mime une crise contemporaine du public pour lui donner les moyens de l’appréhender intellectuellement. En l’absence des outils conceptuels [...] (historiques, juridiques, philosophiques), l’épopée permet une compréhension obscure mais profonde, efficace”.

30 ibid., p. 357.

31 ibid., p. 567.

32 Goyet, Florence, Florence Goyet, “L’épopée refondatrice : extension et déplacement du concept d’épopée”, in Le Recueil Ouvert [En ligne], volume 2016 – Extension de la pensée épique.

33 “Tous les textes estampillés “épopée” n’ont pas joué ce rôle refondateur, et plutôt que d’essayer de définir l’épopée en général et sub specie æternitatis, il peut être intéressant de définir ce sous-genre particulier qui permet d’inventer la nouveauté politique”.

34 Ghidoni, Andrea, “Cultura e poetica dei dittici epici medievali”, in Pioletti, Antonio - Rapisarda, Stefano (édd.), Forme letterarie del Medioevo romanzo : testo, interpretazione e storia XI Congresso Società Italiana di Filologia Romanza (Catania, 22-26 settembre 2015), Soveria Mannelli, Rubbattino, 2016, p. 237-253 ; “Forme epiche arturiane : polifonia medievale e preistoria del romanzo nel Culhwch ac Olwen”, in Barbieri, Alvaro - Gregori, Elisa (édd.), Commixtio. Forme e generi misti in letteratura. Atti del XLIV Convegno Interuniversitario di Bressanone, Bressanone/Brixen 8-10 luglio 2016, Padova, Esedra, 2017, p. 29-40.

35 Martin, Richard, “Epic as Genre”, in Foley, John (éd.), A Companion to Ancient Epic, Malden, Blackwell, 2005, p. 9-19.

36 Harris, Joseph, Beowulf in Literary History”, Pacific Coast Philology, vol. 17 (1982), p. 16-23.

37 Odorico, Paolo,La cultura della sillogé. 1) Il cosiddetto enciclopedismo bizantino. 2) Le tavole dei sapere di Giovanni Damasceno”, Byzantinische Zeitschrift, vol. 83 (1990), p. 1-23 ; Odorico, Paolo, “Cadre d’exposition / cadre de pensée – la culture du recueil”, Orientalia Lovaniensia Analecta, vol. 212 (2011), p. 89-107.

38 Ghidoni, Andrea, L’eroe imberbe. Le enfances nelle chansons de geste : poetica e semiologia di un genere epico medievale, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2018, p. 82.

39 Ce “mythe familial” archaïque ne doit pas être confondu avec celui identifié dans le mythe indo-européen par Joël Grisward (Archéologie de l’épopée médiévale, Paris, Payot, 1981). Le conte archaïque en question serait plutôt un récit héroïque pleinement inscrit dans les légendes des gestes carolingiennes, dans lequel on se parcourt l’origine de la famille narbonnaise, un intrigue identifiable par la comparaison des Narbonnais et des Enfances Guillaume. L’expression “mythe familial” dérive de Guidot, Bernard, Le mythe familial de Narbonne dans la Chanson des Aliscans : une insertion souriante”, Travaux de Littérature, vol. 1 (1994), p. 9-25.

40 Les deux variantes constituent le différentiel entre les Narbonnais et les Enfances Guillaume : dans le premier cas, l’expulsion des frères est causée par le père, qui envoie leurs enfants chercher fortune ailleurs ; dans le deuxième, c’est Charlemagne qui prend prétexte de la présentation à la cour des Aymerides, suivant les règles de la féodalité.

41 À ce propos, voir Althoff, Gerd, “Tränen und Freude: Was interessiert Mittelalter-Historiker an Emotionen?”, Frühmittelalterliche Studien, n. 40 (2006), p. 1-11.

42 Freienhofer, Evamaria, “Zorn als “glokales” Ereignis. Differenz und Zugehörigkeit in Willehalm und Aliscans”, Kasten, Ingrid - Auteri, Laura (édd.), Transkulturalität und Translation. Deutsche Literatur des Mittelalters im europäischen Kontext, Berlin, DeGruyter, 2017, p. 111-126.

43 Freienhofer, Evamaria, “Zorn als “glokales” Ereignis”, op. cit., p. 111-112.

44 Voir: Marchesini, Roberto, Post-human, Torino, Bollati Boringhieri, 2002; Wolfe, Cary, What is Posthumanism?, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010; Braidotti, Rosi, The Posthuman, Cambridge, Polity Press, 2013.

45 Voir pour exemple: Cohen, Esther, “Animals in Medieval Perception: The Image of the Ubiquitous Other”, in Manning, Aubrey - Serpell, James (édd.), Animals and Human Society: Changing Perspectives, New York, Routledge, 1994, p. 59-80; Crane, Susan, Animal Encounters: Contacts and Concepts in Medieval Britain, Philadelphia, University of Philadelphia Press, 2013; McCracken, Peggy, “Nursing Animals and Cross-Species Intimacy”, in Burns, Jane - Peggy McCracken, Peggy (éd.), From Beasts to Souls: Gender and Embodiment in Medieval Europe, Notre-Dame, University of Notre-Dame Press, 2013, p. 39-64.

46 Sciancalepore, Antonella, Il cavaliere e l’animale. Aspetti del teriomorfismo guerriero nella letteratura francese medievale (XII-XIII secolo), Macerata, Eum, 2018.

47 Sciancalepore, Antonella, “Il guerriero come confine : lineamenti antropologici del cavaliere belva”, L’immagine riflessa, vol. 23 (2014), p. 95-120.

48 Langenbruch, Beate, “Héros épiques, désirs mimétiques : une lecture anthropologique du Couronnement de Louis”, Heckmann, Hubert - Langenbruch, Beate - Lenoir, Nicolas, “Cel corn ad lunge aleine !”. Mélanges en l’honneur de Jean Maurice, Rouen, PURH, 2016, p. 65-84.

49 ibid., p. 67-68.

50 ibid., p. 68.

51 À ce propos, on peut mentionner la thèse Le chant de la violence collective : l’imaginaire persécuteur dans les versions françaises de la Chanson de Roland, soutenue par Mathieu Dijoux à Grenoble en 2015. Ce travail est remarquable pour l’approche anti-prototypique du Roland, la reprise de la comparaison mythologique dans la tradition dumézilienne et pour son inspiration girardienne : “La thèse se propose en effet d’étudier la Chanson de Roland à la lumière de l’hypothèse victimaire élaborée par René Girard, qui permet de penser sous un jour nouveau l’esthétique et l’idéologie de la chanson de geste. De fait, la poétique de la répétition et l’art de la symétrie sont justiciables de la théorie du désir mimétique, tout comme la crise épique entretient des analogies étroites avec le modèle de la crise sacrificielle. C’est autour de la question anthropologique de la violence et de l’ambiguïté de la figure du guerrier mythique que ce travail réconcilie deux méthodes réputées incompatibles et pourtant complémentaires dans l’analyse qu’elles proposent de l’ambivalence des héros épiques” (résumé ; voir http://www.theses.fr/2015GREAL012).

52 Langenbruch, Beate, “Héros épiques, désirs mimétiques”, op. cit., p. 84.

53 La référence est naturellement à Jolles, André, Einfache Formen, Halle, 1930

54 Pour avoir une idée de la construction du héros dans une culture, l’on peut lire Brelich, Angelo, Gli eroi greci. Un problema storico-religioso, Adelphi, Milano, 2010 [1e éd. Edizioni dell’Ateneo, Roma, 1958].

Pour citer ce document

Andrea Ghidoni, «Chansons de geste où épopée ? Tendances récentes et nouveaux développements “anthropo-littéraires” dans l’étude de l’épopée romane», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2019_article_335-chansons-de-geste-ou-epopee-tendances-recentes-et-nouveaux-developpements-anthropo-litteraires-dans-l-etude-de-l-epopee-romane.html

Quelques mots à propos de :  Andrea  Ghidoni

Università degli studi di MacerataAndrea Ghidoni (Codogno, Italie, 1985) est diplômé de l’Université de Pavie et a obtenu le titre académique de docteur à l’Université de Macerata, où il collabore avec la chaire de Philologie romane, après avoir effectué un post-doctorat à l’Université de Namur. Ses principales publications, qui concernant l’épopée romane, sont les suivantes : l’édition critique de la chanson de geste Gormont et Isembart (2013), Per una poetica delle chansons de geste. Elementi e modelli (2014), L’eroe imberbe. Le enfances nelle chansons de geste : poetica e semiologia di un genere epico medievale (2018).