Os timbiras de Gonçalves Dias, poème resté inachevé, sera analysé ici sous l’angle de sa conception originale, de ses circonstances de publication et du stade d’élaboration où il se trouvait au moment de cette publication. Nous étudierons également sa réception ainsi que les motivations et les conséquences du choix par l’auteur de la forme épique.
“The Timbiras: A Project and its Mishaps”Os timbiras, by Gonçalves Dias, an unfinished poem, is analyzed as to its original conception, the circumstances of its publication, and its stage of development at the time of publication. Its reception and the motivations and consequences of the author’s option for the epic form are also studied.
Ce texte est la traduction d’un article de la Revista Épicas, revue du Centro Internacional e Multidisciplinar de Estudos Épicos (CIMEEP, Brésil), associé de longue date du Projet Épopée (voir ici-même les présentations par sa directrice, Christina Ramalho, dans Le Recueil ouvert [En ligne], volumes 2018 et 2019.Traduction du brésilien, finalisée et annotée à partir d’une base DeepL par Aude Plagnard, maîtresse de conférence à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et Camille Thermes, Université Grenoble Alpes, UMR 5316, Litt&Arts
L’étude critique et analytique de compositions littéraires incomplètes pose, pour des raisons évidentes, des problèmes préalables qui concernent leur conception initiale, leurs circonstances de publication et leur niveau d’achèvement. Dans le cas de Os timbiras2, il existe des sources d’information qui permettent de clarifier suffisamment ces questions.
Le poète a songé à écrire l’œuvre dès 1844, comme il le déclare dans une lettre à un ami :
Ando a estudar para compor um Poema – é por agora – a ‘minha obra’. Quero fazer uma cousa exclusivamente americana – exclusivamente nossa – eu o farei talvez – já que todo mundo hoje se mete a inovar – também eu pretendo inovar – inovarei – criarei alguma cousa que espero em Deus, os nossos não esquecerão. (APUD BANDEIRA, 1952, P. 81-82)3
Je travaille à un poème – c’est pour l’instant “mon travail”. Je veux faire quelque chose d’exclusivement américain – d’exclusivement nôtre – je le ferai peut-être – puisque tout le monde aujourd’hui innove – j’ai aussi l’intention d’innover – j’innoverai – je créerai quelque chose que, si Dieu le veut, notre peuple n’oubliera pas.
Trois ans plus tard, il avait déjà commencé à rédiger le texte, dont il exposa le plan dans une lettre à un autre ami, avec humour et auto-ironie :
Imaginei um poema... como nunca ouviste falar de outro : magotes de tigres, de quatis, de cascavéis ; imaginei mangueiras e jabuticabeiras copadas, jequitibás e ipês arrogantes, sapucaieiras e jambeiros, de palmeiras nem falemos ; guerreiros diabólicos, mulheres feiticeiras, sapos e jacarés sem conta : enfim, um gênese americano, uma Ilíada brasileira, uma criação recriada. Passa-se a ação no Maranhão e vai terminar no Amazonas com a dispersão dos timbiras ; guerras entre eles e depois com os portugueses. O primeiro canto já está pronto, o segundo começado (apud BANDEIRA, 1952, p. 81).
J’ai imaginé un poème comme vous n’en avez jamais entendu parler : des hordes de tigres, de coatis, de serpents à sonnette ; j’ai imaginé des manguiers et des jaboticaba, des jequitibás et des ipês arrogants, des sapucaieiras et des jambeiros, sans parler des palmiers ; des guerriers diaboliques, des femmes sorcières, d’innombrables grenouilles et alligators : en bref, une genèse américaine, une Iliade brésilienne, une création recréée. L’action se déroule au Maranhão et se termine en Amazonie avec la dispersion des Timbiras, les guerres entre eux puis avec les Portugais. Le premier chant est prêt, le deuxième commencé.
Il poursuivit le projet, probablement avec des intermittences ; en 1851, il profita d’un voyage d’études au Maranhão et en Amazonie pour rassembler du matériel afin de continuer la composition du poème, selon son ami et premier biographe, Antônio Henriques Leal. (Cf.1874, p. 282)4.
La publication, limitée aux quatre premiers chants, eut lieu en 1857 ; le fait que, selon le même Henriques Leal (ibid., p. 282), il persista dans la recherche d’informations pertinentes pour l’exécution de son plan pendant ses nouveaux voyages dans les “provinces du nord” de 1859 à 1861, est un signe clair que le poète avait l’intention de terminer le travail. Et ces efforts ne seront pas vains, car le biographe précise que, sur les seize chants prévus, il en“]vit] en 1853 douze, déjà recopiés au propre”, et que, en octobre 1857, le poète lui fit la lecture de six. Il ajoute :
[...] noutras ocasiões, principalmente quando esteve comigo no Maranhão em 1861, falou-me dele [do poema], como quem já o houvesse concluído, faltando-lhe apenas as modificações que pretendia fazer-lhe depois de sua visita às regiões amazônicas, onde os indígenas aproximavam-se de seu estado primitivo. (ibid., p. 282)
...] en d’autres occasions, notamment lorsqu’il était avec moi au Maranhão en 1861, il m’en parlait [du poème], comme s’il l’avait déjà terminé : ne manquaient que les modifications qu’il comptait y apporter après sa visite dans les régions amazoniennes, où les indigènes étaient proches de leur état primitif.
La raison pour laquelle l’auteur avait décidé de publier le poème avant son achèvement fut donnée dans le corps d’une lettre qu’il adressa à une personne de son entourage :
Se a coisa não tem de merecer aceitação, não vale a pena gastar a minha vida preocupado com essa ideia : assim, publico em folheto, para dar continuação depois. Se for aceito, cobrarei alma nova para a continuação ; se não, tomo naturalmente outro caminho. (APUD BANDEIRA, 1952, p. 137)
Si la chose ne doit pas mériter d’être acceptée, il ne vaut pas la peine de passer ma vie à me préoccuper de cette idée : ainsi, je la publie en brochure, pour la poursuivre plus tard. Si elle est acceptée, je recouvrerai une âme nouvelle ; sinon, je prendrai naturellement un autre chemin.
Antônio Henriques Leal (1874, p 282-283), cependant, en magnifiant quelque peu cette explication, voit dans la stratégie de publication fragmentaire du poème des raisons d’un ordre plus complexe. Il ne les démontre pas en s’appuyant sur des déclarations du poète lui-même, mais les propose comme une partie de sa réponse à la critique dévastatrice que Bernardo Guimarães avait faite de l’œuvre :
[...] não [...] pretend[ia] publicar [os cantos do poema] senão em fragmentos, como praticara lord Byron com o D. Juan, ou como Goethe, que consumiu vinte e quatro anos para concluir o Fausto. Foi levado de igual pensamento e para ouvir e aproveitar os conselhos e alvitres da crítica ilustrada e desapaixonada e conhecer a impressão que causaria no público [...] obra de tanto momento que deu à estampa os cantos que conhecemos. Só depois disto é que reuniria em volume o poema completo, retocado, limado e conforme ao que lhe apontassem de mais sensato e melhor.
Il ...] n’avait pas [...] l’intention [de] publier [les chants du poème], sinon par fragments, comme Lord Byron l’avait fait avec Don Juan, ou comme Goethe, qui mit vingt-quatre ans à achever le Faust. Il était poussé par la même pensée et pour écouter et profiter des avis et conseils des critiques éclairés et impartiaux et pour savoir l’impression que ferait sur le public [...] un travail de tant de temps qui a donné à l’impression les chants que nous connaissons. Ce n’est qu’après cela qu’il rassemblera en volume le poème complet, retouché, rogné et conforme à ce qu’ils ont indiqué être plus raisonnable et meilleur.
Le projet d’Os timbiras, cependant, n’atteindra pas sa pleine exécution. Comme nous ne disposons d’informations biographiques sur son évolution que jusqu’en 1861, il est possible de formuler, sur la base des données connues, deux hypothèses sur son état après 1862. Il est tout d’abord possible que, malgré le découragement face à la vie littéraire que le poète manifeste déjà en 1850, dans la lettre dédicatoire qui ouvre le volume de ses Últimos cantos, l’abandon du projet n’ait eu lieu qu’en 1862, puisque l’année précédente, comme nous l’avons vu, il avait confié à Henriques Leal sa détermination à terminer le poème. Depuis lors, il n’a plus connu la paix dans sa vie, à cause d’une santé sérieusement compromise, de l’issue d’une crise conjugale de longue durée et d’une certaine instabilité dans la dotation de commissions de recherche officielles que le gouvernement impérial avait l’habitude de lui confier – ce qui a fortement affaibli ses finances.
Il se peut toutefois qu’il ait persisté dans l’idée de publier le poème jusqu’à la fin de sa vie. Deux circonstances témoigneraient en faveur de cette seconde hypothèse : 1. dans la lettre-dédicace sus-mentionnée de 1850, bien qu’il déclare éteints “a fé e o entusiasmo [...] que alumia[vam] [suas] composições” “la foi et l’enthousiasme [...] qui éclairaient [ses] compositions”, il affirme également que “por mais algum tempo continuar[ia] [na luta], variando apenas o sentido dos [seus] cantos” “pendant quelque temps encore, il a continué [la lutte], en modifiant seulement le sens de [ses] chants ; 2. on dit que ses manuscrits – parmi lesquels il n’est pas invraisemblable que se soient trouvés les chants inédits d’Os timbiras – ont été perdus dans le naufrage qu’il a subi.
Ainsi, entre les premiers instants de la composition en 1844 et sa mort en 1864, ou, selon l’autre hypothèse suggérée, l’abandon définitif du projet vers 1862, le poète, s’il n’a pas “gast[ou] [...] a vida preocupado com essa ideia” “passé sa vie à s’inquiéter de cette idée”, y a consacré environ vingt ou dix-huit ans, ce qui n’est pas peu pour une existence de quarante et un ans. Ce que Henriques Leal affirme (1874, p. 281-282) sur la grande frustration que Gonçalves Dias a ressentie en laissant inachevée l’épopée qu’il avait conçue est donc plausible :
[...] uma vez completo e concluído esse poema épico, seria a joia mais valiosa de sua esplendente coroa, fechando, assim, como pretendia, o mirífico ciclo de suas composições poéticas com tão soberbo troféu. Era nela que librava suas mais alentadas esperanças, e tendo para si que seu poema firmaria ainda mais sua reputação, [...] tencionava dar-lhe todo o desenvolvimento possível no que respeitava ao caráter, usos, costumes, superstições e lendas dos nossos indígenas, descrevendo ao mesmo tempo quanto há de maravilhoso e magnificente na natureza brasileira – nos seus rios, nos seus lagos, nas suas montanhas, na sua flora e na sua fauna [...].
[...] une fois ce poème épique achevé et conclu, il serait le joyau le plus précieux de sa splendide couronne, clôturant ainsi, comme il l’entendait, le cycle des myriades de ses compositions poétiques par un si superbe trophée. Il en espérait beaucoup, et considérant que son poème renforcerait encore sa réputation, [...] entendait lui donner tout le développement possible concernant le caractère, les usages, les coutumes, les superstitions et les légendes de nos indigènes, décrivant en même temps ce qu’il y a de merveilleux et de magnifique dans la nature brésilienne – dans ses rivières, ses lacs, ses montagnes, sa flore et sa faune [...].
Au vu de cet ensemble de suppositions et d’indications, nous sommes enclins à accorder du crédit au témoignage d’Antônio Henriques Leal, biographe respecté pour la rigueur de la recherche documentaire qui soutient ses écrits. Ainsi, nous pensons que Gonçalves Dias a effectivement écrit au moins les douze chants du poème que Henriques Leal déclare avoir vu en possession du poète en 1853. Quant aux quatre derniers nécessaires pour compléter le texte, il est tout à fait raisonnable de supposer qu’il les a composés pendant les onze années qui lui restait à vivre. Ce n’est donc pas faire preuve d’un excès d’imagination que de croire que le poète a emporté d’Europe, en 1864, lors de son voyage de retour dans sa patrie, le manuscrit complet d’Os timbiras prêt à être publié, qui aurait soit disparu dans le naufrage, soit été perdu plus tard, avec la disparition de la valise dans laquelle il était probablement conservé.
Quoi qu’il en soit, le fait que le poème soit resté inachevé a engendré, comme l’on peut s’y attendre, une réception critique inhabituelle. Nous allons parcourir cette dernière en nous concentrant sur les quelques sources qui ont traité plus spécifiquement du texte.
Les deux premières évaluations, peu de temps après la publication de 1857, sont élogieuses sans restriction. Selon les critères du jugement critique appliqués aux parutions littéraires typiques de l’époque – engagement nationaliste et fidélité à la couleur locale –, Joaquim Manuel de Macedo et Francisco Otaviano, dans des chroniques plus informatives qu’analytiques, vantent les qualités de l’auteur et du poème. Deux ans plus tard, cependant, Bernardo Guimarães entreprend, selon les mêmes critères, des commentaires proprement analytiques, dans une série de quatre chroniques. Son jugement est en total contraste avec les impressions de Macedo et Otaviano, puisque, pour l’auteur de Minas Gerais, l’œuvre constitue un échec absolu, en raison des nombreux défauts de langue et de métrique qu’elle présenterait.
À l’époque romantique, outre ces considérations journalistiques, faites, comme le dit Bernardo Guimarães (1859b, p. 2)5 , “ao correr da pena” “au fil de la plume”, suivent, dans le milieu propice aux études plus méditées que constituent les traités d’histoire de la littérature, les pages consacrées à Gonçalves Dias dans O Brasil literário de Ferdinand Wolf. Quant à Os timbiras, l’historien autrichien reconnaît “[o] talento do poeta [...] na beleza dos versos e na dicção como em numerosos detalhes” (195 [1863], p. 267)6 – “[l]e talent du poète [...] dans la beauté des vers et de la diction comme dans de nombreux détails” mais, pour des raisons évidemment déterminées par ses relations d’amitié notoires avec Gonçalves de Magalhães et D. Pedro II, il considère le poème inférieur à la Confederação dos Tamoios, pour ne pas avoir pris, contrairement à ce qu’aurait fait Magalhães, “um acontecimento histórico de grande alcance, [que permitisse] ressaltar o contraste da vida e dos costumes índios com as qualidades e os defeitos da civilização dos brancos […]” (ibid p267) “un événement historique de grande envergure, [qui permettait] de mettre en évidence le contraste de la vie et des coutumes indiennes avec les qualités et les défauts de la civilisation blanche […]”. De plus, le point de vue de Wolf sur le poème est, comme on le dirait aujourd’hui, extrêmement euro-centré, au point qu’il trouve étrange et réprouve l’ “américanisme” radical de Gonçalves Dias :
Esta predileção por tudo o que é indígena de tal modo tocou o poeta que ele queixa-se de a América ter entrado em comunicação com a Europa, e não vê mais que os maus lados da civilização que vem deste continente (ibid., p. 267).
Cette prédilection pour tout ce qui est indigène a tellement touché le poète qu’il se plaint que l’Amérique soit entrée en communication avec l’Europe, et ne voit que les mauvais côtés de la civilisation qui vient de ce continent.
Il s’agit, bien qu’avec un net parti pris de désapprobation, de la première reconnaissance du caractère critique qui marque l’indianisme de Gonçalves, bien différent de l’orientation adoptée par José de Alencar dans ses créations indianistes qui présentent les relations entre les “races” indigènes et européennes non pas comme un choc de civilisations, mais comme une sorte de rencontre providentielle.
Un deuxième temps de la réception critique de Gonçalves Dias commence avec Sílvio Romero. C’est avec ce dernier que, selon le “critério etnográfico” “critère ethnographique” (dont Romero s’attribue l’introduction dans les études de littérature nationale – cf. Romero, 1953 [1888], p. 1002)7, Dias est considéré comme :
um dos mais nítidos exemplares do povo, do genuíno povo brasileiro [...], o tipo do mestiço físico e moral, [pois] era filho de português e mameluca, [...], descendia das três raças que constituíram a população nacional e representava-lhes as principais tendências (ibid., p. 1000).
l’un des exemples les plus clairs du peuple, du peuple brésilien authentique [...], du type de métis physique et moral, [car] il était fils de Portugais et de mamelouke, [...], descendant des trois races qui constituaient la population nationale et représentaient leurs principales tendances.
En tant que tel – garantit le critique –, il serait pleinement et naturellement qualifié pour réaliser les idéaux du nationalisme littéraire.
A nacionalidade da literatura brasileira só pode ter uma solução : – acostar-se ao gênio, ao verdadeiro espírito popular, como ele sai do complexo de nossas origens étnicas (ibid., p. 1006).
La littérature brésilienne nationale ne peut avoir qu’une solution : accéder au génie, au véritable esprit populaire, tel qu’il sort du complexe de nos origines ethniques.
José Veríssimo (1969, [1916], p. 163)8, à son tour, bien que présentant un point de vue prudent, approuve l’idée :
Gonçalves Dias é nas nossas letras um dos raros exemplos comprobatórios da falaz teoria da raça. Parece que nele se reuniam as três de que se formou o nosso povo.
Gonçalves Dias est dans notre littérature un des rares exemples de preuve de la théorie fallacieuse de la race. Il semble qu’en lui se soient réunis les trois qui ont formé notre peuple.
Ronald de Carvalho (1968 [1919], p. 220)9 attribue le talent du poète pour chanter l’Indien et la nature du Brésil au :
sangue que lhe corria nas veias, e onde se cruzavam as tendências das três raças produtoras do mestiço brasileiro [...].
sang qui coulait dans ses veines, et où se croisaient les tendances des trois races qui ont produit le métis brésilien [...].
Comme nous pouvons le constater, dans les discours critiques analysés précédemment (jusqu’aux années 1860), les origines du poète ne sont pas mentionnées. On peut y voir la nécessité de préserver le décorum alors en vigueur : il serait embarrassant, pour la société de l’époque, d’admettre qu’un individu reconnu par l’élite blanche comme un grand écrivain était métis. Les critiques post-romantiques et naturalistes, cependant, persévérant dans l’application des principes de la période romantique – le nationalisme et la couleur locale comme critères de valeur –, ont commencé à accorder une importance particulière à ce que nous appellerions aujourd’hui un lieu de parole ; ainsi, la condition de métis – et métis des trois races –, loin d’être un stigmate, est devenue une créance qui aurait conféré à Gonçalves Dias une pleine légitimité pour “pintar [...] animados quadros da terra americana” (Romero, 1953 [1888], p. 1017) “peindre [...] des images vivantes de la terre américaine”, étant donné la “formação biológica do [seu] talento” “formation biologique de [son] talent” (ibid, p. 1027), ou son “brasileirismo [contido] na massa do sangue” (Veríssimo, 1969 [1919], p. 169) “brésilianisme [contenu] dans la masse de son sang”.
En ce qui concerne plus particulièrement Os timbiras, les deux critiques formulent des jugements élogieux, même s’ils sont rapides. Romero (1953 [1888], p. 1010) s’abstient d’analyser le poème, revendiquant son caractère de fragment, mais valorise surtout ses “pedaços líricos” (ibid., p. 1010) “morceaux lyriques”et sa force descriptive, transcrivant un long passage dont il dit : “É sóbrio ; mas é belo ; a simplicidade aqui não é filha da pobreza, mas sim da doce placidez do espírito” (ibid., p. 1019) “C’est sobre ; mais c’est beau ; la simplicité ici n’est pas fille de la pauvreté, mais de la douce sérénité de l’esprit” (ibid. p. 101710). Veríssimo (1969 [1916], p. 166), à son tour, admettant que l’œuvre “cedia[...] ao preconceito do poema épico da tradição portuguesa” “cède au préjugé du poème épique de la tradition portugaise”, juge cependant qu’elle le fait “avec une supériorité manifeste” car elle présenterait “une inspiration [...] plus sincère [...], peut-être poussée par un sentiment profond de son âme de Caboclo, animé par la nostalgie du ‘fils de la forêt’”. Et il conclut : “Aucun poète brésilien, en prose ou en vers, n’a eu à un degré égal à Gonçalves Dias l’intuition de ce qu’est notre Indien et de ce qui le constitue en propre” (ibid., p. 167).
Au XXe siècle, jusqu’au milieu des années 1950, on trouve encore des jugements qui s’appuient sur le “critère ethnographique” romerien, et voit dans la poésie de Gonçalves Dias une authenticité que seule sa condition de métis pourrait expliquer. C’est ce que nous lisons chez Haroldo Paranhos (1937) et Cassiano Ricardo (1969 [1956]). Cependant, nous croyons trouver en Lúcia Miguel-Pereira un tournant dans la fortune critique du poète, avec sa thèse selon laquelle l’authenticité de l’Indien Gonçalves est plutôt esthétique et littéraire qu’historique et anthropologique :
Que importa para a poesia, para a emoção despertada, que “I-Juca-Pirama” tenha ou não morrido de acordo com o rito dos selvagens ? Que a marabá fosse ou não realmente desprezada pelos índios puros ? Que as lutas dos timbiras com os gamelas sejam ou não históricas ?O fim da poesia não é a verdade formal – e sim a essencial – e Gonçalves Dias seria bem pobre poeta se os seus índios fossem meras ilustrações de teses etnográficas.
Mas, ao contrário, se nunca tivessem existido selvagens no Brasil, “I-Juca-Pirama”, “Marabá” e Os timbiras e todas as Americanas conservariam inteiramente o seu valor poético, transmitiriam o mesmo entusiasmo, a mesma emoção.
Qu’importe pour la poésie, pour l’émotion suscitée, que “I-Juca-Pirama” soit mort ou non selon le rite des sauvages ? Que le marabá ait ou n’ait pas été réellement méprisé par les Indiens purs ? Que les luttes des Timbiras avec les Gamelas aient ou n’aient pas été historiques ? La fin de la poésie n’est pas la vérité formelle – mais bien la vérité essentielle ; et Gonçalves Dias serait un piètre poète si ses Indiens n’étaient que des illustrations de thèses ethnographiques.
Mais, au contraire, s’il n’y avait jamais eu de sauvages au Brésil, “I-Juca-Pirama”, “Marabá” et Os timbiras et toutes les Americanas conserveraient entièrement leur valeur poétique, elles transmettraient le même enthousiasme, la même émotion.
Le point de vue d’Antônio Cândido ne diffère pas de celui de Lúcia Miguel-Pereira ; c’est lui qui établit une fois pour toutes le tournant de la réception critique de Gonçalves Dias pour la troisième fois. Ainsi, bien que le professeur Cândido, comme il est notoire, reste identifié à la perspective nationaliste du romantisme avec sa thèse sur la littérature brésilienne en tant que système, il rejette le “critério etnográfico”, le “critère ethnographique”, prenant la production littéraire non pas comme un enregistrement vériste ou une manifestation émotionnellement authentique, mais comme une création fictionnelle à orientation esthétique. Pour lui, donc :
[o] índio de Gonçalves Dias não é mais autêntico do que o de Magalhães ou o de Norberto pela circunstância de ser mais índio, mas por ser mais poético (Cândido, 1971 [1959], v. 2, p. 85).
l’Indien de Gonçalves Dias n’est pas plus authentique que celui de Magalhães ou de Norberto par le fait qu’il est plus indien, mais parce qu’il est plus poétique.
En ce qui concerne spécifiquement Os timbiras, les études analytiques faites au vingtième siècle sont aussi rares qu’au siècle précédent. Outre les références brèves et favorables – Paranhos (1937), Bandeira (1952) et Moisés (1985) – ou mitigées (Bosi, 1970 ; Merquior, 1977 ; Castello, 1999), on ne trouve des considérations plus développées que chez Ackerman (1964 [1938]), Lúcia Miguel-Pereira (1943), Cassiano Ricardo (1969 [1956]) et Antônio Cândido (1971 [1959]). Ackerman propose une paraphrase méticuleuse du texte, décrivant les actions chant par chant. Cependant, il fait également des observations critiques pertinentes, en se concentrant sur les intentions de l’auteur et sur les procédés narratifs, dramatiques et descriptifs qu’il utilise. En outre, il met en évidence la dissidence de Gonçalves Dias par rapport au récit conciliant de l’indianisme (qui, à l’époque, devenait déjà hégémonique), tel que le pratiquent des auteurs comme Joaquim Norberto et José de Alencar. Sur cette question, le professeur allemand se prononce de la manière suivante :
Até certo ponto, essa obra [Os timbiras] pode também ser interpretada como protesto da natureza e de seus íncolas contra o conquistador, que, depois de roubar a terra ao vencido, escravizou o primitivo habitante. Às vezes os versos do poema soam como suspiros de saudade de tempos que se passaram, de lugares queridos que nunca se hão de rever, de florestas desaparecidas e de uma vida que se extinguiu. Talvez se possa chamar de pessimismo cultural a este sentimento que inspira ao poeta esse protesto. (ACKERMAN, 1964 [1938], p. 114)
Dans une certaine mesure, cette œuvre [Os timbiras] peut également être interprétée comme une protestation de la nature et de ses habitants contre le conquérant qui, après avoir volé la terre aux vaincus, a asservi l’habitant primitif. Parfois, les vers du poème ressemblent à des soupirs de nostalgie pour des temps révolus, pour des lieux aimés que l’on ne verra plus jamais, pour des forêts disparues et pour une vie qui s’est éteinte. Peut-être pouvons-nous appeler pessimisme culturel ce sentiment qui inspire au poète cette protestation.
Le commentaire de Lúcia Miguel-Pereira est beaucoup moins étendu ; elle se limite à des observations sur les attentes de Gonçalves Dias concernant le poème, fournit les données historiques sur lesquelles l’intrigue est fondée et spécule sur les raisons pour lesquelles le poète ne l’a pas terminé. Pour le reste, elle formule un jugement de valeur, ne reconnaissant à la composition qu’un mérite relatif :
Há [...] majestade e sopro épico no tom geral, porém não aquela grandeza que empolga e subjuga – a marca da epopeia. Mas é inegável que, se está longe de ser uma Ilíada, encerra trechos realmente inspirados sobre a natureza, sobre a vida e os costumes primitivos. (Miguel-Pereira, 1943, p. 129)
Il y a [...] de la majesté et du souffle épique dans le ton général, mais pas cette grandeur qui excite et subjugue – la marque de l’épopée. Mais il est indéniable que, si elle est loin d’être une Iliade, elle contient des passages réellement inspirés sur la nature, sur la vie et les coutumes primitives.
Cassiano Ricardo, à son tour, donne un résumé de l’intrigue, suivi d’une analyse essentiellement stylistique du texte, non sans beaucoup de concessions à l’impressionnisme, ce qui est évident, par exemple, dans son évaluation critique de la composition :
O poema [...] se desenrola vigoroso, salpicado de trechos líricos admiráveis. A narrativa é cheia de cor e movimento, não obstante o verso medido, o verso branco. (Ricardo, 1969 [1956], p. 87)
Le poème [...] se déroule vigoureusement, parsemé d’admirables passages lyriques. Le récit est plein de couleurs et de mouvement, malgré le vers métrique, le vers blanc.
Enfin, Antônio Cândido, dans son analyse, évalue très négativement le poème, affirmant que la publication des quatre chants “est anti-poétique”11. Ainsi, il considère Os timbiras comme de la “poésie dure, peu inspirée” et, “pour la structure : confuse, prolixe, inférieure au Caramuru et à l’Uraguai”, car “les vers ne sont pas rarement disharmonieux et prosaïques” (ibid. p. 93). Il adoucit cependant sub fine ses réticences sévères à l’égard du poème, jugeant “qu’il s’agit plutôt d’un échec épique, au sens strict, que poétique [...], car les parties lyriques, en marge du récit, sont souvent admirables, comptant pour certaines parmi les meilleures” (ibid., p. 94).
Au-delà de cette troisième période de l’histoire de la réception, il est possible d’entrevoir l’émergence d’un nouveau moment dans des contributions plus récentes : Gentis guerreiros : o indianismo de Gonçalves Dias (1988) de Cláudia Neiva de Matos, et Gonçalves Dias : o poeta na contramão - literatura e escravidão no romantismo brasileiro (2010) de Wilton José Marques.
La première, Gentis guerreiros est consacrée à l’analyse, pour reprendre les termes de l’auteur lui-même, des “poèmes américains”, c’est-à-dire du sous-ensemble de l’œuvre constitué de compositions indiennes. La deuxième, Gonçalves Dias : o poeta na contramão, nous semble un jalon important d’un nouveau moment d’interprétation de l’écrivain du Maranhão, bien qu’elle prenne pour objet non pas Os timbiras mais le fragment de poème en prose Meditação (1846), consacré à la mise en scène des tensions ethniques entre Noirs et Blancs dans le Brésil esclavagiste.
Gentis guerreiros se propose d’étudier les relations entre idéologie et esthétique dans l’œuvre du poète, en rejetant ce que l’auteur appelle les “visions totalisantes”. Avec cet objectif, par le vocabulaire très technique qu’il mobilise (où des termes comme “ethnocentrisme”, “construction culturelle”, “Différence”, “Similitude”, “Même” occupent une place de choix), l’essai s’aligne sur les Cultural Studies, préfigurant une tendance qui ne fera que se renforcer dans l’université brésilienne au cours des trois dernières décennies. L’étude conclut qu’il y avait un projet social et politique conservateur sous-jacent à l’œuvre poétique et historico-ethnographique de Gonçalves Dias : en substance, à travers les dissimulations esthétisantes d’une “idéologie aristocratique, féodale, élitiste, [...], mécontente du ‘désordre politique’ de son époque” (Matos, 1988, p. 82)12, tant la poésie que les études scientifiques de l’auteur indiqueraient l’urgence de “restabelecer a Moral e a Ordem do passado na modernidade burguesa decaída” “rétablir la morale et l’ordre du passé dans la modernité bourgeoise décadente” (ibid, p. 81), par l’exemple de la société indigène, idéalisée avec l’assimilation du “mítica do cavaleiro feudal à do bom selvagem” (ibid., p. 28) “chevalier féodal mythique au bon sauvage”. Une brève analyse de Os timbiras est menée avec cette clé de lecture, et le poème est considéré comme “não [...] dos maiores êxitos do indianismo gonçalvino”(ibid., p. 31) “ne faisant pas [...] partie des plus grandes réussites de l’indianisme de Gonçalves”, à la différence d’autres compositions similaires de l’auteur, évaluées comme “beaux poèmes” (ibid., p. 83), même si, dans celles-ci, “a identidade do Outro desaparece, absorvida pela imagem projetada do Mesmo [...]” “l’identité de l’Autre disparaît, absorbée par l’image projetée du Même […]” (ibid., p. 183).
Gonçalves Dias : o poeta na contramão, à son tour, s’inscrit également dans le cadre des Cultural Studies, avec le projet, comme l’indique le deuxième segment du sous-titre de l’ouvrage, d’analyser la relation entre “la littérature et l’esclavage dans le romantisme brésilien”. Cependant, la position de l’auteur, en ce qui concerne la signification politique de l’œuvre de Gonçalves Dias, diverge complètement de ce que nous lisons dans Gentis guerreiros. Ainsi, au lieu d’une pensée conservatrice, Gonçalves Dias aurait au contraire produit :
uma obra literária que se caracteriza não apenas por ser avessa às expectativas românticas oficiais, mas, sobretudo, por trazer em si todos os elementos necessários à explicitação das várias mazelas sociais do Brasil oitocentista, o que, por tabela, traduz-se num gesto inconteste de denúncia. (Marques, 2010, p. 267)
une œuvre littéraire qui se caractérise non seulement par son aversion pour les attentes romantiques officielles, mais surtout par le fait qu’elle réunit en elle tous les éléments nécessaires à l’explicitation des différents maux sociaux du Brésil du XIXe siècle, ce qui se traduit d’ailleurs par un geste de dénonciation indéniable.
Notre but n’est pas d’entamer ici le débat suggéré par ces lectures qui, bien qu’elles aient en commun d’examiner les aspects idéologiques en jeu dans la partie de l’œuvre de Gonçalves Dias consacrée aux Amérindiens et aux Africains, aboutissent à des résultats divergents. Cependant, cette controverse constitue un point de départ incontournable pour l’analyse d’une quatrième période dans l’histoire de la réception critique de Gonçalves Dias – que, à notre avis, ces deux études inaugurent. Pour notre part, pour ne pas dévier de notre objectif, disons seulement que, comme il ne semble pas possible que le poète ait été réactionnaire par rapport à la question de l’Indien et progressiste par rapport au Noir, il nous semble que le simple fait de s’être consacré à ces deux groupes ethniques dans ses œuvres, à une époque où la société brésilienne était si hostile à l’une et à l’autre (certainement plus encore au Noir), indique déjà sa position avancée en matière de pensée sociale. Par ailleurs, tout en reconnaissant que ce problème doit être mieux étudié, il nous semble que la thèse du poeta na contramão (le “poète à contrecourant”) est plus cohérente que celle de Gentis guerreiros.
Pour finir, on se concentrera sur les motivations et les conséquences du choix de la forme épique. Nous avons vu que le poète a conçu le projet de l’œuvre aux alentours de 1844. À cette époque, le prestige de la poésie épique était encore élevé au Brésil, où il le restera plus ou moins jusqu’au début des années 1870. En témoigne l’éloge du genre dans les manuels de poétique en usage à l’époque, qui se montraient alors assez réticents à l’égard au roman – le genre narratif montant de l’époque. L’étudiant Gonçalves Dias a certainement été un lecteur assidu de ces sources d’information (comme des générations d’étudiants brésiliens avant lui au XVIIIe siècle), dont l’autorité a dû grandement contribuer à la définition de ses préférences littéraires.
Si cela est parfaitement compréhensible, il est étonnant, en revanche, que le poète ne se soit pas laissé ébranler dans son estime pour l’épopée par l’usure croissante de ce genre de poésie, corrélative et proportionnelle à la montée du goût pour le roman. Comme nous le savons, une étape importante de ce processus eut lieu en 1856, avec la publication de A confederação dos tamoios, de Gonçalves de Magalhães, cible de la célèbre démolition critique de José de Alencar publiée la même année, avec pour argument l’idée que le roman, et non l’épopée, constituait par excellence la forme adéquate pour la littérature brésilienne naissante. À l’occasion de la bruyante polémique soulevée par les Lettres d’Alencar13, Gonçalves Dias écrit de Lisbonne à Dom Pedro II, remerciant le monarque de lui avoir envoyé un exemplaire du livre de Magalhães. Dans la lettre, il avoue ne pas avoir aimé le poème, mais fait référence à un épisode dans lequel il éprouva de la compassion pour l’auteur :
Estávamos uma meia dúzia em casa do Sr. [Alexandre] Herculano, e eu tratava de defender o nosso poeta, que estava ali sendo vítima de exageradas censuras : exageradas, digo, quando se aprecia o seu merecimento em geral. [...] O Sr. Herculano, que não entrara na discussão, abriu o volume, leu duas coisas, e achando alguma que lhe não agradava, voltou-se para mim com alguma vivacidade, mandando que matasse ao meu colega.
Disse-me ele : ‘Mate-me esse homem. Mate-mo.’
Nous étions une demi-douzaine dans la maison de M. [Alexandre] Herculano, et j’essayais de défendre notre poète, qui était là victime de reproches exagérés : exagérés, dis-je, quand on apprécie son mérite en général. [...] M. Herculano, qui n’était pas entré dans la discussion, ouvrit le volume, lut deux choses, et en trouvant une qui ne lui plaisait pas, se tourna vers moi avec quelque vivacité, en m’ordonnant de tuer mon collègue.
Il m’a dit : “Tuez cet homme. Tuez-le.”
Il conclut :
Era a mesma voz que eu tinha ouvido no começo da minha carreira, e como da primeira vez, rompendo espontânea da abundância do coração. Vim para casa ler os borrões do meu poema. Estou com mais medo, mas também com mais vontade de o acabar. (Dias, 2007 [1856], p. cxlii-cxliii)
C’était la même voix que j’avais entendue au début de ma carrière, et comme pour la première fois, faisant irruption hors d’un cœur abondant. Je suis rentré à la maison pour lire les commentaires de mon poème. Je suis plus effrayé, mais aussi plus désireux de le terminer.
Ainsi, son jugement négatif sur le poème de Magalhães n’a rien à voir avec le fait que ce soit une épopée, mais se trouve plutôt motivé, comme il le dit dans la même lettre, par la
versificação frouxa, [...] imagens pouco felizes, [...] linguagem por vezes menos grave, menos própria de tal gênero de composições. (ibid., p. cxl).
versification lâche, [...] des images malheureuses, [...] un langage parfois moins sérieux, moins propre à ce genre de compositions.
Par conséquent, son appréciation de l’épopée persiste de manière inébranlable, ce qui explique la reprise des “borrões do [seu] poema” – Os timbiras, seguramente – e a “vontade de o acabar” “ébauches de [son] poème” [Os timbiras, sûrement] et la “volonté de le terminer”, craignant le jugement d’Herculano, mais en même temps stimulé par la possibilité de mériter à nouveau les applaudissements de l’écrivain portugais, comme cela s’était produit dix ans auparavant lorsqu’il avait publié ses Primeiros cantos. Le poète donnera au public l’année suivante, en 1857, les quatre chants initiaux déjà composés ; mais cette fois, probablement pour sa plus grande déception, Herculano ne s’exprimera pas à leur sujet.
Cependant, il semble clair que l’une des raisons pour lesquelles les jugements critiques sur le poème ont été bien en deçà des attentes de l’auteur – outre, bien sûr, le fait que l’œuvre est restée incomplète – est précisément l’anachronisme de son genre. José Veríssimo (1969 [1916], p. 166), lui reproche que la composition ait “cedi[do] ao preconceito do poema épico da tradição portuguesa” “cédé au préjugé du poème épique de la tradition portugaise”, et Haroldo Paranhos (1937, p. 98)14 un choix de l’épique “em desacordo com o momento em que foi produzid[a]” “en désaccord avec le moment où il a été produit”. D’autre part, plusieurs analystes soulignent une certaine inadéquation entre le talent du poète et la forme épique, à tel point qu’Os timbiras se distinguerait précisément par ses passages lyriques, voire ne serait sauvé que par eux. Cette opinion est partagée par Sílvio Romero (1953 [1888], p. 1010), Manuel Bandeira (1952, p. 225) et Cassiano Ricardo (1969 [1956], p. 87 et 90). Antônio Cândido (1971 [1959], v. 2, p. 94), dans le passage que nous avons déjà cité, affirme que :
tratar-se mais de um malogro épico, no sentido estrito, de que um malogro poético, [...] pois as partes líricas, marginais à narrativa, são frequentemente admiráveis, contando-se algumas entre o que de melhor escreveu.
C’est plus un échec épique, au sens strict, qu’un échec poétique, [...] car les parties lyriques, marginales par rapport au récit, sont souvent admirables, comptant pour certaines parmi les meilleures.
En effet, le critique a raison lorsqu’il souligne que “le poème, en tant que structure, [est] confus, prolixe”, présentant des “interludes [...] délimités sans grande clarté”, ainsi que des “scènes [...] longues et redondantes” (ibid., p. 94). Les moments lyriques, eux, sont de fait, comme le dit Cândido, “admirables”, comme on le voit, par exemple, dans les ouvertures des deuxième et troisième chants, respectivement des descriptions du crépuscule et de l’aube, exécutées à la perfection, selon les normes du romantisme. Nous proposerons à la lecture les extraits suivants :
Desdobra-se da noite o manto escuro :Leve brisa subtil pela floresta
Enreda-se murmura, – amplo silêncio
Reina por fim. Nem saberás tu como
Essa imagem da morte é triste e torva,
Se nunca, a sós contigo, nunca a pressentiste.
Longe deste zunir da turba inquieta.
No ermo, sim; procura o ermo e as selvas... Escuta o som final, o extremo alento,
Que exala em fins do dia a natureza!
O pensamento, que incessante voa,
Vai do som à mudez, da luz às sombras
E da terra sem flor, ao céu sem astro.
Similha a fraca luz, qu’inda vacila
Quando, em ledo sarau, o extremo acorde
No deserto salão geme, e se apaga ! (Dias, 1959 [1857], p. 486)
Le manteau sombre de la nuit se déploie : une brise légère et subtile à travers la forêt
murmure lentement, – un ample silence
règne enfin. De la mort, tu ne connais rien d’autre
qu’une image triste et terrible, si, seul avec toi-même, jamais tu ne l’as ressentie
loin du bourdonnement de la foule agitée.
Dans le désert, oui ! cherche le désert et les jungles...
Écoute de la nature le son ultime, le souffle
qu’elle exhale à la fin de la journée !
La pensée, qui vole sans cesse,
passe du son au silence, de la lumière aux ombres
et, de la terre sans fleurs au ciel sans astres ;
semblable à la faible lumière qui vacille encore,
quand, par une tiède soirée, l’accord ultime
dans la pièce déserte gémit et s’efface.
Era a hora gentil, filha de amores,Era o nascer do sol, libando as meigas,
Risonhas faces da luzente aurora !
Era o canto e o perfume, a luz e a vida,
Uma só coisa e muitas, – melhor face
Da sempre vária e bela natureza :
Um quadro antigo, que já vimos todos,
Que todos com prazer vemos de novo. (ibid., p 497) C’était l’heure douce, enfant des amours, C’était le lever du soleil, libérant les visages
Riants et doux de l’aube lumineuse !
C’était le chant et le parfum, la lumière et la vie,
Une chose et plusieurs – le meilleur visage
De la nature toujours variée et belle :
Un tableau ancien, que tous nous avons vu,
Que tous avec plaisir de nouveau nous voyons.
Finalement, comme le temps le montrera, Os timbiras, même s’il avait été publié dans son intégralité, aurait été destiné à être oublié, comme d’autres épopées brésiliennes du XIXe siècle, que personne n’a lues depuis longtemps et qui reposent sur les étagères comme des lettres mortes, en grande partie à cause de leur inadaptation aux circonstances de la modernité littéraire. C’est le cas non seulement de A confederação dos tamoios (1856), mais aussi de Os filhos de Tupã (1863), de José de Alencar, de Colombo (1866), de Manuel de Araújo Porto Alegre, et de O Guesa, de Joaquim de Sousândrade.
Quant à Gonçalves Dias, il reste dans les mémoires, lu et estimé par les siens ; mais ce n’est pas le cas du poème sur lequel il a travaillé avec tant d’acharnement et de persévérance pendant des années, nourrissant son désir de gloire littéraire, et à propos duquel, plein d’espoir, il déclarait : “Je vais créer quelque chose que, si Dieu le veut, notre peuple n’oubliera pas”.
1 [N.d.É. Article paru sous le titre “Os timbiras : um projeto e seus percalços” in : Revista Épicas. Ano 4, N. 7, Jun 2020, p. 1-14. ISSN 2527-080-X. Ce texte est une version abrégée de la communication présentée dans la section “Récit épique et modernité” du 13e congrès allemands des lusitanistes (Université d’Augsbourg, 2019).]
2 [N.d.É. Les Timbiras sont un groupe de peuples autochtones du Brésil, locuteurs de la langue timbira. Leurs terres sont conquises par les Européens en majeure partie durant le premier quart du XIXe siècle. L’histoire de ces peuples, constituée de massacres, d’expulsions territoriales et d’épidémies, est décrite comme un “continuel étiolement qui s’étend jusqu’au milieu du siècle suivant (“um contínuo definhar que dura até meados do século seguinte”, selon la formule de l’anthropologue Julio Cezar Melatti). Voir Julio Cezar Melatti, https://pib.socioambiental.org/pt/Povo :Timbira]
3 BANDEIRA, Manuel. Gonçalves Dias : esboço biográfico. Rio de Janeiro : Pongetti, 1952, p. 81-82
4 LEAL, Antônio Henriques. XVI : Antônio Gonçalves Dias. In : Panteon maranhense : ensaios biográficos dos maranhenses ilustres já falecidos. Lisboa : Impren.sa Nacional, 1874. V. 3 1874, p. 282
5 GUIMARÃES, Bernardo. Os timbiras, poema do Sr. A.G. Dias. In : A Atualidade : Jornal Político, literário e noticioso, 1859, Rio de Janeiro, ano I, n. 55, p. 2
6 WOLF, Ferdinand. O Brasil literário : história da literatura brasileira. Tradução, prefácio e notas de Jamil Almansur Haddad. São Paulo : Companhia Ed. Nacional, 1955 [1863], p. 267)
7 Romero, Sílvio. História da literatura brasileira. 5. ed. Organizada e prefaciada por Nélson Romero. Rio de Janeiro : José Olympio, 1953 [1888]. V. 3, p. 1002
8 Veríssimo, José, Gonçalves Dias, História da literatura brasileira : de Bento Teixeira (1601) a Machado de Assis (1908). 5. ed. Prefácio de Alceu de Amoroso Lima. Rio de Janeiro : José Olympio, 1969 [1916], p163
9 Carvalho, Ronald de, Pequena história da literatura brasileira. 13. ed. Prefácio de Medeiros e Albuquerque. Rio de Janeiro : F. Briguiet, 1968 [1919], p. 220
10 ROMERO, Sílvio. História da literatura brasileira. 5. ed. Organizada e prefaciada por Nélson Romero. Rio de Janeiro : José Olympio, 1953 [1888]. V. 3, p. 1017
11 CÂNDIDO, Antônio. Formação da literatura brasileira : momentos decisivos. 4. ed. São Paulo : Martins, 1971 [1959]. 2 v, p. 93)
12 MATTOS, Cláudia Neiva de. Gentis guerreiros : o indianismo de Gonçalves Dias. São Paulo : Atual, 1988, p. 82
13 [N.d.É. En 1856, la publication du poème épique Confederação dos Tamoios de Gonçalves de Magalhães est un événement marquant de l’histoire littéraire brésilienne pour la polémique soulevée par la critique incisive qu’en fait José de Alencar dans ses Lettres. Il y dénonce notamment la faiblesse de sa musicalité et de son unité narrative, ainsi que le choix de la forme épique : “la forme sous laquelle Homère chante les Grecs ne sert pas à chanter les Indiens” (Lettre 2).]
14 PARANHOS, Haroldo. História do romantismo no Brasil : 1830-1850. São Paulo : Ed. Cultura Brasileira, 1937, p. 98)
Roberto Acízelo, «Os timbiras : un projet à contretemps», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 09/11/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2020_article_357-os-timbiras-un-projet-a-contretemps.html