Le Recueil ouvert

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Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques

Inquiétante intelligence : quelques mal famés de la chanson de geste (XIIe-XIIIe siècles)

Philippe Haugeard

Résumé

Cette contribution, à partir des personnages de Ganelon dans la Chanson de Roland, de Bernard de Naisil dans Garin le Lorrain et de Girard de Fraite dans Aspremont, s’emploie à étudier l’articulation entre l’intelligence rusée qui les caractérise et leur négativité dans les textes qui les mettent en scène. Ces personnages illustrent une réversibilité dans la perception de l’intelligence rusée qui est indépendante de tout jugement moral mais qui relève plutôt d’une construction idéologique.

Abstract

Disturbing intelligence: about some ill-famed characters of the chanson de geste (12th and 13th centuries)
This paper, drawing from the characters of Ganelon in the
Chanson de Roland, Bernard de Naisil in Garin le Lorrain and Girard de Fraite in Aspremont, aims to study how the cunning intelligence that characterises them is articulated with their negativity in the texts that feature them. These characters illustrate a reversibility in the perception of cunning intelligence that is independent of any moral judgement, but rather an ideological construction.

Texte intégral

La tradition épique médiévale française a ses héros, dont elle entretient elle-même la renommée et la légende, une légende qu’elle enrichit parfois d’exploits nouveaux par rapport aux récits fondateurs de leur gloire : Guillaume et Roland font partie de ceux-là, en premières places. Elle a aussi, à l’inverse, ses figures négatives, coupables d’une faute irrémissible et/ou responsables de grands malheurs ou de grands désordres. Ces personnages peuvent être de triste mémoire, ou plus simplement souffrir d’une réputation douteuse ou fluctuante, le plus illustre de ces mal famés étant bien évidemment Ganelon, qui entre dans l’histoire à la suite de la trahison que l’on sait. Il se trouve que la félonie de Ganelon dans la Chanson de Roland n’est pas dissociable de son intelligence, ce que la critique, qui s’est pourtant beaucoup intéressée à ce personnage, n’a guère mis en évidence. Le phénomène mérite donc qu’on s’y arrête. La trahison de Ganelon illustre en effet une ambiguïté inhérente à l’intelligence comme faculté de concevoir, à savoir qu’elle a partie liée avec la ruse et que la ruse emprunte volontiers des voies détournées et trompeuses, ce que Détienne et Vernant signale dans le premier chapitre de leur ouvrage sur la mètis des Grecs – chapitre dans lequel ils proposent un essai de caractérisation de cette notion à partir d’un épisode du chant 23 de l’Iliade, celui où l’on voit le jeune Antiloque remporter, grâce à une astuce contestable, une course de chevaux en principe perdue d’avance pour lui en raison de la faiblesse de son attelage :

Par certains aspects, la mètis s’oriente du côté de la ruse déloyale, du mensonge perfide, de la traîtrise, armes méprisées des femmes et des lâches. Mais par d’autres elle apparaît plus précieuse que la force ; elle est en quelque sorte l’arme absolue, la seule qui ait pouvoir d’assurer en toute circonstance, et quelles que soient les conditions de la lutte, la victoire et la domination sur autrui.1

Louable sans doute quand la cause est juste, et admirable quand elle permet un retournement de situation en faveur du plus faible, la ruse, qui est une forme accomplie de la mètis, peut entrer en contradiction avec le système de valeurs héroïque et guerrier de l’épopée, mais aussi, et plus largement, avec toute forme d’éthique fondée sur la vérité, la loyauté et l’honneur.

Si, comme faculté de l’esprit, l’intelligence pratique est identique à elle-même dans ses différentes manifestations, du coup de maître du fin stratège au mauvais tour du perfide trompeur, elle est aussi l’objet d’une perception contradictoire : il y a une réversibilité toujours possible du jugement sur une aptitude intellectuelle qui distingue en bien, mais aussi en mal, selon les circonstances et selon les finalités de son exercice.

La représentation de Ganelon dans la Chanson de Roland illustre à merveille – on le verra – cette dualité, et il apparaît que cette association entre intelligence rusée et négativité n’est pas un phénomène limité au plus fameux des traîtres de la tradition épique médiévale. Cette association n’est certes pas systématique ou obligatoire2, mais elle est suffisamment récurrente pour suggérer que l’intelligence rusée constitue dans le système de valeurs de la chanson de geste une qualité ambiguë, une qualité qui n’est jamais présentée comme négative en soi, mais qui peut être symptomatique ou révélatrice d’une négativité dont la nature est en réalité moins morale que relative à l’idéologie portée par le texte épique. Elle caractérise par exemple Bernard de Naisil dans Garin le Loherenc, dont le caractère belliqueux fait bon ménage avec une perfidie parfaitement assumée quand il s’agit de nuire au héros ou de ménager ses intérêts ou ceux de son lignage ; elle caractérise aussi, dans Aspremont, le personnage de Girart de Fraite, dont la négativité, pour être temporaire, suspendue le temps de son alliance avec Charlemagne dans une lutte solidaire de la chrétienté contre l’envahisseur sarrasin, n’en est pas moins réelle, en tout cas par rapport au discours de la royauté que propage la chanson de geste en général.

 

Dans Garin le Loherenc, le ressort de l’action est un conflit de lignages ; le texte est de parti pris pour les Lorrains contre les Bordelais, camp d’où proviennent toutes les manigances douteuses et tous les coups fourrés qu’évoque de loin en loin le récit. Le phénomène est en soi un signe de la malignité d’un lignage au sein duquel Fromont, qui en devient le chef après la mort de son père, apparaît finalement comme un personnage nuancé. Ces manigances et ces coups fourrés supposent nécessairement de la ruse ou de l’habileté intellectuelle de la part de leurs auteurs. Si, dans ce domaine, Hardré, le père de Fromont, qui se sert de sa fonction de gouverneur du jeune roi pour manipuler ce dernier, ou encore Droon d’Amiens, qui parvient à arranger à ce même Fromont, son cousin, un mariage inespéré alors que celui-ci a perdu tous ses biens, se montrent particulièrement doués, ils sont largement surclassés par Bernard de Naisil, frère d’Hardré et oncle de Fromont, chez qui l’intelligence tactique et l’habileté langagière sont d’autant plus efficaces que le personnage ne se soucie ni de la morale ni de la vérité.

Nous ne prendrons qu’un exemple. Fait et retenu prisonnier par Bègue de Belin (le frère de Garin le Lorrain), Bernard de Naisil invite soudain le roi Pépin à trouver un arrangement avec Fromont, assiégé à Saint-Quentin et qui se trouve en très mauvaise posture, c’est-à-dire sans nourriture et sans les forces armées suffisantes pour tenter de nouvelles sorties. Le personnage s’exprime dans un long discours3, dont l’intention négative est immédiatement signalée par l’emploi du terme de traître pour qualifier (ou disqualifier) celui qui parle (v. 5146) : Or entendez del traïtor qu’il dist : “ Droiz empereres, etc. ” [Écoutez donc ce que dit le traître : “ Juste empereur, etc. ”], ce qui constitue une mise en garde de l’auditoire, invité en effet à ne pas prendre pour argent comptant les propos à venir. Le procédé informe l’auditoire d’une duplicité que le destinataire du discours peut de son côté ne pas déceler, et ce d’autant plus facilement que le discours en question possède toutes les apparences de la raison. Bernard commence par rappeler à Pépin quelle difficulté son père Charles Martel avait eu jadis à défendre le royaume face à une invasion des Vandales : la cause en était un affaiblissement général de la noblesse consécutif à la longue guerre intérieure entre ce même Charles Martel et Girard de Roussillon. Il s’agit là d’une sorte d’exemplum historique qu’il s’agit de ne pas reproduire par une guerre qui, même si elle s’achevait par une victoire sur Fromont, ne saurait être profitable : “ si tu expulses de ton royaume, dit en substance Bernard de Naisil, ceux qui doivent te servir, tu verras ta couronne affaiblie et les Sarrasins viendront alors t’attaquer ; et les Lorrains, à eux seuls, ne pourront pas empêcher l’invasion. Il vaut mieux donc parler (c’est le verbe utilisé, v. 5181) à Fromont et à ses alliés, lesquels reconnaitront et répareront leurs torts, s’ils en ont commis. ” L’argument entre en résonance avec un discours récurrent dans la chanson de geste en général, à savoir que la puissance du souverain est tributaire du nombre et du service de ses vassaux, dans le cadre d’une reconnaissance réciproque des droits et devoirs de chacun. On a affaire objectivement à un bon conseil de gouvernement, le conflit passé entre Charles Martel et Girard de Roussillon servant de repoussoir, ou de contre-modèle. Bref, rien ne justifie dans ce discours prêté à Bernard de Naisil le qualificatif de “ traître ” qui est attribué au personnage. Ce conseil sera d’ailleurs suivi par Pépin qui, en croyant faire preuve de sagesse politique, fait en réalité la démonstration de sa naïveté (partagée d’ailleurs par les Lorrains).

L’emploi du mot “ traître ” signale une duplicité que le texte ne révèle ou n’établit qu’après le discours proféré : en effet, sitôt Pépin parti, Bernard de Naisil fait appeler un scribe à qui il dicte une lettre destinée à Fromont dont le contenu ne sera dévoilé qu’au moment où son destinataire en apprend le contenu par son chapelain :

“ Bernarz vos mande, li sires de Nesil,come musarz vos estes çaiens mis !
Qui bien guerroie, il nel fet mie issi.Alez au roi, si li criez merci,
que il vos doingne un jor et .i. respit
de fere droit ou de droit recoillir :
que s’estiez de cest chastel partiz,
et en vos marches et retornez et mis,
le suen dongier priserïez petit,
puis porrïez guerroier a estrif.
S’einsi nel fetes, nos somes tuit traï ! ”
Ce dit Fromonz : “ Jel vos avoie dit,
molt est mes oncles toz jorz de sen garniz ! ”
“ Mal dahé ait, dit Ysoré li gris,
par mi le col, qui le fera ainsi,
tant come j’aie palefroi ne roncin,
ne que de .x. en soient li .iii. vif ! ”
“ Si ferons, niés, ou nos somes tuit pris ! ” (v. 5207-5224)4
“ Bernard, le seigneur de Naisil, vous reproche de vous être replié ici comme un benêt. Celui qui fait la guerre comme il faut, il n’agit pas ainsi. Allez devant le roi, implorez sa grâce, demandez-lui de vous accorder un délai et de vous fixer un jour pour vous justifier selon le droit. Parce que, si vous partiez de ce château et retourniez dans vos marches, vous ne craindriez pas son pouvoir, et vous pourriez lui lancer de nombreuses attaques. Si vous ne le faites pas ainsi, nous sommes tous en très fâcheuse posture ! ” Fromont dit alors : “ Je vous l’avais bien dit, mon oncle est toujours plein d’intelligence. – Gare à celui, reprit Isoré le Gris, qui le fera ainsi, tant que j’aurais palefroi et roncin, même s’il n’en reste que trois vivants sur dix. – Nous le ferons, mon neveu, ou nous serons tous faits prisonniers. ”

Le mot sen (ou sens) du vers 5219 renvoie exactement à la mètis des Grecs, à cette aptitude à trouver une solution adaptée à la situation – une solution rusée, trompeuse, entièrement conçue dans l’intérêt du lignage des Bordelais, une solution qui garantit leur survie, qui protège leurs biens et leurs possessions et qui aussi ménage leur état d’esprit vis-à-vis de Pépin et du pouvoir royal, un état d’esprit qui est d’insoumission et d’hostilité belliqueuse.

Le jugement de Bernard de Naisil sur la situation dans laquelle s’est mis Fromont en se retranchant à Saint-Quentin – c’est à ses yeux une pure idiotie (v. 5208) – renseigne a contrario sur un état d’esprit qui mesure l’intelligence des choix et des comportements en fonction de leur seule efficience, ce qui vaut aussi pour l’art de la guerre, ou ce que le personnage estime être l’art de la guerre (v. 5209), lequel – on le voit – intègre ouvertement le mensonge, la dissimulation, le faux semblant et la duplicité. La réaction indignée prêtée à Isoré le Gris, qui incarne momentanément l’idéal guerrier communément porté par la chanson de geste, est fonctionnelle : elle fait apparaître la stratégie proposée par Bernard de Naisil comme un scandale. Mais c’est pourtant bien cette option que va prendre Fromont, au nom de la nécessité, et avec raison, puisqu’il sera écouté du roi Pépin et obtiendra la trêve recherchée, dont il ne profitera toutefois pas pour mener contre ce dernier les expéditions guerrières que son oncle lui conseillait d’entreprendre.

La négativité morale de Bernard de Naisil, eu égard à l’éthique affichée de la chanson de geste, est relative à une négativité d’une autre nature, politique et sociale : l’oncle de Fromont incarne un type de personnage, et c’est ce type que le texte condamne, lui prêtant du même coup, ou par voie de conséquence, une duplicité contraire à un idéal guerrier qui exclurait la tromperie et la dissimulation – ou la ruse perfide, en un mot. Bernard de Naisil représente ces hommes pour qui l’honneur et la grandeur du lignage l’emportent sur la paix intérieure du royaume, ces hommes belliqueux et glorieux, prêts à en découdre avec ceux qui leur font de l’ombre ou qu’ils sentent comme des rivaux, et qui, emportés dans la logique de la vendetta, ne sont pas disposés à sortir des conflits meurtriers qui les opposent aux lignages concurrents. Les hommes de ce type sont nombreux dans la chanson de geste des XIIe et XIIIe siècles : ils sont facteurs de désordre, et il leur arrive souvent de finir mal, même s’ils ne sont pas sans grandeur.

 

Ganelon appartient à cette catégorie de personnages. On a beaucoup écrit sur le traître de la Chanson de Roland, des choses contradictoires au demeurant. Il faut dire que le texte – en l’état où il nous est parvenu5 – n’aide pas toujours à y voir clair à son sujet. L’exemple le plus significatif est sans doute le moment où Ganelon s’explique sur ses motivations pour récuser l’accusation portée contre lui par Charlemagne d’avoir trahi les douze pairs pour de l’argent (Laisses 273) :

“ Seignors barons, dist Carlemagnes li reis,De Guenelun car me jugez le dreit !
Il fut en l’ost tresque en Espaigne od mei,
Si me tolit .XX. milie de mes Franceis
E mun nevold, que ja mais ne verreiz,
E Oliver, li proz e li curteis ;
Les .XII. pers ad traït por aveir. ”
Dist Guenelon : “ Fel seie se jol ceil !
Rollant me forfist en or e en aveir,
Pur que jo quis sa mort e sun destreit ;
Mais traïsun nule n’en i otrei. ”
Respundent Franc : “ Ore en tendrum conseill. ” (v. 3750-3761)6
“ Seigneurs barons, dit le roi Charlemagne, jugez-donc Ganelon selon le droit ! Il fut dans l’armée avec moi jusqu’en Espagne, et il me ravit vingt mille de mes Français, et mon neveu que vous ne verrez plus jamais, et Olivier, le vaillant et le courtois. Il a trahi les douze pairs pour de l’argent. ” Ganelon dit : “ Que je sois traître si je me tais. Roland m’a fait du tort dans mon or et mes biens : c’est pourquoi j’ai cherché sa mort et sa détresse, mais de trahison, je n’en reconnais aucune. ” Les Francs répondent : “ Nous allons en délibérer. ”

Par comble de malchance en effet le vers dans lequel le personnage est censé expliquer son geste (v. 3758) est non seulement hyper-métrique – ce qui est un signe de corruption – mais il est aussi et surtout obscur, son obscurité ayant été à l’origine d’interprétations ou d’hypothèses divergentes sur son référent possible7.

Nous reviendrons plus tard sur le jugement de Ganelon, parce que le sujet de cet article l’exige ; disons pour l’instant que nous ne prétendons pas apporter du nouveau sur la trahison de ce personnage, et encore moins résoudre certaines difficultés philologiques du texte, mais simplement attirer l’attention sur le fait que Ganelon est une figure de l’intelligence, et que cette intelligence est une intelligence rusée, au sens de la mètis des Grecs.

On se souvient tous que c’est Roland qui propose d’envoyer Ganelon comme messager auprès de Marsile, Charlemagne ayant refusé que ce soit Naimes, ou Turpin, Roland, Olivier ou l’un des douze pairs qui se chargent de cette dangereuse mission ; on se souvient aussi que cette proposition est immédiatement acceptée par les Francs en vertu de la “ sagesse ” du personnage, reconnue par tous :

“ Francs chevalers, dist li emperere Carles,Car m’eslisez un barun de ma marche
Qui a Marsile me portast mun message. ”
Co dist Rollant : “ Co ert Guenes, mis parastre. ”
Dïent Franceis : “ Car il le poet ben faire !
Se lui lessez, n’i trametrez plus saive. ” (v. 274-279)
“ Nobles chevaliers, dit l’empereur Charles, choisissez-moi un baron de ma terre qui pour moi porte à Marsile mon message. ” Et Roland dit : “ Ce sera Ganelon, mon parâtre. ” Les Français disent : “ Certes, il peut bien le faire. Lui récusé, vous n’en enverrez pas de plus sage. ”

On connaît la réaction de colère de Ganelon qui menace aussitôt Roland de représailles, ce dernier lui répondant avec fermeté, mais non sans esprit de conciliation :

“ Se Deus ço dunet que jo de la repaire,Ja t’en muvrai une si grant contraire
Ki durerat a trestut tun edage. ”
Respunt Rollant : “ Orgoill oi e folage ;
Co set hom ben, n’ai cure de manace.
Mais saives hom, il deit faire message :
Si li reis voelt, prez sui por vus le face. ” (v. 289-295)
“ Si Dieu m’accorde que je revienne de là-bas, je te causerai un si grand dommage qu’il durera pendant toute ta vie. ” Roland répond : “ Quel orgueil insensé ! On le sait bien, je me moque des menaces, mais c’est au sage de porter le message. Si le roi le veut, je suis prêt à prendre votre place. ”

Dans sa lettre comme dans sa composition, le texte ne semble pas prêter à Roland d’autre raison dans sa désignation de Ganelon que celle que le personnage reconnaît explicitement : c’est parce que Ganelon lui apparaît comme l’homme de la situation qu’il l’a désigné, purement et simplement, et cet avis est absolument partagé par la collectivité. Il n’y a donc pas lieu d’avancer – comme on l’a parfois fait – des causes antérieures, et complètement extérieures à la situation, pour expliquer ce qui se passe entre les deux personnages à ce moment du récit.

Jean Dufournet traduit les deux occurrences de saives par “ sage ”, mais il aurait pu tout aussi bien traduire par “ avisé ” ou “ sensé ” comme d’autres l’ont fait (Gérard Moignet ou Ian Short par exemple). La traduction oblige à faire des choix dans la polysémie d’un adjectif qui peut dire beaucoup de choses en ancien français : la connaissance, l’expérience, l’habileté, l’intelligence, la perspicacité, la prudence, la justesse, etc.

S’il est difficile de définir en quoi consiste exactement la “ sagesse ” du messager, le texte définit au moins ce qui lui est contraire, de façon indirecte, quand Olivier prend sur lui de récuser Roland, un des premiers à se porter volontaire pour assurer cette mission :

“ Nu ferez certes, dist li quens Oliver,Vostre curages est mult pesmes e fiers ;
Jo me crendreie que vos vos meslisez.
Se li reis voelt, jo i puis aler ben. ” (v. 255-258)
“ – Sûrement pas, fit le comte Olivier ; votre cœur est violent et farouche : j’aurais grand peur que vous n’en veniez aux mains. Si le roi le veut, je puis bien y aller. ”

Ce n’est pas un manque d’intelligence qui disqualifie Roland dans le propos d’Olivier, mais un trait de caractère : l’emportement, l’impétuosité, le fait d’être trop entier... C’est dans ce contre-point que la “ sagesse ” nécessaire au messager rejoint la mètis des Grecs, laquelle vise à l’efficacité et au succès : c’est une aptitude de l’esprit dont l’exercice suppose la maîtrise de soi, de ses passions et de ses émotions ; elle suppose, pour le dire simplement, calme, mesure et sang-froid ; on peut avoir de la mètis, et la perdre momentanément, sous l’effet d’une passion ou d’une émotion qui la paralyse ou l’annihile. La colère, l’orgueil, l’honneur, l’appétit de gloire peuvent obscurcir l’esprit, empêcher la mètis d’être opératoire, comme le rappelle Dètienne et Vernant :

Tout à sa colère, Agamemnon “ n’est pas capable de voir, en rapprochant l’avenir du passé, comment les Achéens pourront, près de leurs nefs, combattre sans dommage ”. Les Troyens ne sont guère mieux partagés. À l’assemblée, Polydamas peut bien, en sa prudence, leur prodiguer de sages conseils, les implorer d’examiner les choses sous tous les aspects, prévoir même devant eux “ ce qui va se passer ”. On ne l’écoute pas ; il reste seul capable “ de voir ensemble le passé et l’avenir ”. Tous les Troyens se rangent à l’avis d’Hector les appelant à livrer bataille hors les murs. Avis fatal ; oublieux du passé, aveugle à l’avenir, le grand Hector, tout à la haine et au combat, n’est plus qu’une tête légère, entièrement livrée aux vicissitudes de l’événement. Égarés par leur passion, leur champ de vision rétréci, les deux rois, dans l’un et l’autre camp, se conduisent en jouvenceaux irréfléchis. ” (op. cit., p. 24)

Si Ganelon est propre à remplir une mission d’ambassade auprès de l’ennemi, c’est que sa “ sagesse ” s’accompagne d’une maîtrise de soi qui lui permettra de donner à cette dernière sa pleine efficacité, tout en la préservant de ce qui peut lui nuire : les faits vont confirmer que Ganelon possédait bien les qualités qu’on lui a prêtées, mais ces qualités, il va les utiliser dans son propre intérêt, et donc les retourner contre Roland et plus largement contre son souverain, ce qui fait effectivement de lui un traître.

L’intelligence tactique et pratique que les autres lui reconnaissent, le personnage la revendique lui-même à l’occasion de son procès justement, dans le discours de réfutation qu’il tient suite à l’accusation portée contre lui par Charlemagne :

Devant le rei la s’estut Guenelun.Cors ad gaillard, el vis gente color :
S’il fust leials, ben resemblast barun.
Veit cels de France e tuz les jugeürs,
De ses parenz .XXX. ki od lui sunt.
Puis s’escriat haltement, a grant voiz :
“ Pur amor Deu, car m’entendez, seignors !
Jo fui en l’ost avoec l’empereür,
Serveie le par feid e par amur.
Rollant sis niés me coillit en haür,
Si me jugat a mor e a dulur :
Message fui al rei Marsiliun ;
Par mun saveir vinc jo a guarisun.
Je desfiai Rollant le poigneor
E Oliver e tuiz lur cumpaignun ;
Carles l’oïd e si noble baron.
Vengét m’en sui, mais n’i ad traïsun. ”
Respundent Francs : “ A conseill en irums. ” (v. 3762-3779)
Devant le roi Ganelon se tenait debout, le corps vigoureux et le teint coloré : loyal, il aurait eu tout d’un baron. Il voit ceux de France et tous ses juges et trente de ses parents qui sont avec lui ; puis il s’écrie très haut, d’une voix forte : “ Pour l’amour de Dieu, écoutez-moi, barons ! Seigneurs, j’étais dans l’armée avec l’empereur, je le servais avec fidélité et amour. Roland son neveu me prit en haine, il me condamna à la mort et à la douleur. Je fus messager auprès du roi Marsile ; par mon adresse je réussis à me sauver. Je défiai Roland le guerrier et Olivier et tous leurs compagnons : Charles l’entendit, ainsi que ses nobles barons. Je m’en suis vengé, sans qu’il y ait trahison. ” Les Francs répondent : “ Nous en délibérerons. ”

Nous savons que ces vers ont été abondamment cités et commentés, mais il nous semble que l’on ne s’est guère arrêté sur le vers 3774 : Par mon saveir vinc jo a guarisun. Ganelon fait de lui-même le portrait d’un homme habile, dotée d’un “ savoir ”, pour reprendre le terme du texte, qui lui a permis de revenir vivant d’une mission qui le condamnait à mort. D’un point de vue narratif, le vers renvoie à la stratégie qu’il a adoptée à l’occasion de son ambassade, d’une ambassade dont il s’acquitte d’une façon spectaculaire et même exemplaire8, mais après avoir passé un accord avec Blancandrin, son alter ego en habileté tactique dans le camp sarrasin, ce qui le met à l’abri des conséquences normalement funestes de son attitude et de sa mission ; le mot “ savoir ” renvoie à une intelligence rusée qui lui a permis de retourner en sa faveur le cours des choses – c’est un des pouvoirs de la mètis ; et l’action par laquelle s’est exercée cette intelligence rusée, c’est évidemment la trahison de Roland, moyen par lequel le personnage sauve sa peau, pour parler vulgairement. Ganelon a fait coup double, il s’est vengé de Roland et se tire lui-même d’affaire. Le texte construit le portrait d’un homme droit dans ses convictions et dans ses certitudes, et fier de l’exercice brillant qu’il a fait de son intelligence pratique ou de son habileté tactique à l’occasion d’une ambassade dangereuse pour laquelle il a été désigné justement en raison de son habileté intellectuelle et de sa maîtrise de soi.

On aurait donc tort de réduire Ganelon à une pure négativité : on a affaire à un esprit supérieur, à la supériorité d’ailleurs reconnue de tous, mais à un traître aussi, dont la trahison, violemment réprouvée, est aussi cruellement châtiée. C’est que la bonne raison alléguée par lui – vengeance à l’endroit de Roland, et non pas trahison – ne vaut plus : si elle pouvait valoir dans le cadre faidal des relations entre personnes et/ou entre lignages, cadre qui autorise à faire couler le sang de celui qui porte atteinte à l’honneur ou qui attente à la vie, elle n’est plus recevable dans un cadre où prime la grandeur du souverain et l’intérêt de l’empire, comme il est affirmé in fine, dans le jugement du traître. Comme Bernard de Naisil dans Garin le Loherenc, Ganelon incarne un système de valeurs qui apparaît contraire à l’ordre dont le texte préconise l’instauration9, et cet ordre, dans la Chanson de Roland, est éminemment et strictement royal : la trahison de Ganelon est moins une faute éthique qu’un scandale politique. Il y a de la grandeur dans ce personnage, et il fallait qu’il y en eût, sans quoi la démonstration eût été insuffisante ; cette grandeur s’accompagne d’une intelligence particulière et affirmée, réversible dans ses effets et dans sa perception, qui distingue le personnage au sein du personnel épique de la chanson, mais cette intelligence, comme la grandeur à laquelle elle est associée, souffre de l’ombre portée sur elle par la trahison et l’infamie.

 

Girard de Fraite est un autre personnage glorieux (trop épris et trop sûr de sa gloire, au sens classique du mot) de l’épopée médiévale française : nous parlerons ici du personnage tel qu’il apparaît dans Aspremont10, dont il est un des protagonistes principaux, son rôle dans la lutte contre les Sarrasins étant en effet absolument primordial, au point que l’on peut estimer que Charlemagne lui doit en grande partie sa victoire. Girard de Fraite est un seigneur puissant, et respecté pour cela même, mais qui souffre d’une bien mauvaise réputation, liée à son caractère emporté et violent, comme le rappelle l’archevêque Turpin, à qui Charlemagne a confié la mission de convaincre ce dernier de lui apporter son aide militaire dans la guerre qu’il doit désormais mener contre l’envahisseur étranger :

“ Girarz est fiers et fels et orgueillous ;En tot cest siecle ne sai si felon rous. ” (v. 935-936)
“ Girard est féroce, cruel et orgueilleux ; en ce monde je ne connais pas de roux aussi terrible. ”

Farouche et belliqueux, colérique et démesuré, impétueux et impulsif, c’est bien ainsi que le personnage apparaît à diverses reprises dans le récit, mais Girard de Fraite n’est pas sans qualités pour autant : guerrier valeureux (malgré son âge) et chef qui sait galvaniser ses hommes dans le combat, c’est aussi un fin stratège, qui prend les bonnes initiatives et qui prodigue de bons conseils tactiques, au point de devenir indispensable à Charlemagne dans la conduite des opérations. Son audace est soutenue par une intelligence rusée qui lui donne un avantage décisif contre l’ennemi, comme l’atteste le stratagème qui lui permet de s’emparer avec facilité de la tour que le vaillant Eaumont, à la tête de la première armée d’invasion sarrasine, avait fait construire pour assurer ses positions – coup de maître que l’auteur commente de la façon suivante, en simplement deux vers :

En Gerart ot molt nob(i)le vasal,Plus sot de gile que nus hons mortaz. (v. 2915-2916)
En Girard il y a un très valeureux guerrier : il s’y connaît en ruse plus que personne.

Le mot gile, ou guile, au sens général de « ruse », réfère en contexte à une habilité tactique et guerrière ; c’est le stratège qui est mis en valeur, comme le montre encore la variante de ces vers dans le manuscrit choisi par Louis Brandin pour son édition :

Girars d’Eufrate fu nobile vasal ;Plus sot de guere que nul home carnal. (v. 3594-3595)11
Girard de Fraite était un valeureux guerrier, il en savait sur la guerre plus personne. 

La ruse fait donc partie de l’art de la guerre, même dans l’espace héroïque de la chanson de geste. Il se trouve qu’Aspremont s’emploie à prêter au seul Girard de Fraite une habileté tactique particulière, ce qui le distingue du même coup à l’intérieur du camp chrétien, où les guerriers de valeur ne manquent pourtant pas. La chanson lui réserve d’ailleurs l’emploi de l’adjectif engignos pour le qualifier, au sein d’un vers formulaire que l’on ne trouve que pour lui :

Girarz chevauche, qui fu molt angignos. (v. 9675)12
Girard chevauche, lui qui est plein de ruse.

Dérivé du substantif engin, qui réfère d’abord à la capacité de concevoir, de juger et de comprendre, l’adjectif est ici utilisé en bonne part, d’une façon qui veut valoriser l’intelligence guerrière du personnage, mais comme le substantif dont il provient, il peut référer à la ruse trompeuse, et être alors connoté très négativement.

On l’a dit, le personnage, à maintes reprises, prodigue ses conseils à Charlemagne qui les accepte volontiers. Certains de ces conseils ne sont pas strictement tactiques mais sont en rapport avec la conduite la guerre. Devant la perspective d’une nouvelle bataille dans laquelle les Sarrasins apparaissent en surnombre, Girard de Fraite invite par exemple Charlemagne à appeler au combat tous les hommes en état de le faire, indépendamment de leur condition sociale, comme le montre clairement l’ordre que le souverain fait ensuite crier dans le camp chrétien :

Quatre banier le vont par l’ost huchier :“ Viegnent avant li bacheler legier,
Cil jugleor, chanberlainc et huissier
Et damoisel, seneschal, bouteillier
Et tuit icil q’armes puissent baillier,
Haubers vestir et hiames lacier.
S’an cest besoing nos volent bien aidier
Et Dex an France doinst lou roi repairier,
Il lor fera si fier loier baillier
Que lor linages i avra recovrier. ” (v. 6814-6823)
Quatre crieurs vont clamer le message à travers l’armée : “ Que s’avancent tous les jeunes hommes gaillards : jongleurs, chambellans, portiers, aides de camp, intendants, échansons, tous ceux qui peuvent porter les armes, endosser un haubert et lacer un heaume. S’ils veulent nous aider dans ce moment critique et que Dieu donne au roi la possibilité de revenir en France, il leur donnera en retour une si belle récompense que leur lignage en tirera un grand profit. ”

Nécessité fait loi et l’on voit un grand seigneur fier de sa propre noblesse proposer d’ouvrir la condition de guerrier, et de chevalier, à des gens qui n’ont pas vocation à porter les armes, d’une façon qui transcende les différents états de la société médiévale : si le phénomène n’est pas propre à Aspremont, il connaît des développements inhabituels dans cette œuvre où, comme l’a montré Dominique Boutet, l’unité du camp chrétien, pour la plus grande gloire de Dieu, l’emporte sur les divisions sociales de l’ordre féodal13. La recommandation vient d’un homme qui se prévaut d’être de bon conseil et qui s’autorise à parler pour cette raison, à juste titre (v. 6793-6811).

Peu après la défaite de l’avant-garde sarrasine commandée par Eaumont, qui est lui-même tué par le tout jeune Roland, le texte prête à Girard de Fraite un conseil plein de cruauté et d’efficacité, et bien conforme en cela au caractère farouche et sauvage du personnage : à Charlemagne qui interroge ses barons sur l’extravagant tribut qu’exige de lui l’émir Agoulant qui, en dépit de la déroute de son avant-garde et de son fils, reste ferme dans sa conviction du succès à venir de son projet d’invasion (il demande qu’on lui restitue les statues de ses dieux prises dans la bataille, qu’on lui envoie mille deux cents chevaux chargés d’or et d’argent, qu’on lui livre autant de jeunes filles encore vierges et de noble naissance et que Charlemagne se rende à lui, nus pieds et en chemise grossière, pour lui donner sa couronne), le seigneur de Vienne répond en premier, et dans les termes suivants :

“ Barons, dist il, ne vos doit anuier,.iiii.xx. anz a passé des fevrier
Que par besoing m’estut hiame lacier ;
Or me laissiez parler trestot premier,
Car se je sai, je vos doi conseillier.
Envoiez or laval soz l’olivier
Ou vos feïstes Yaumont son fil laissier ;
Le braz li faites et la teste trenchier,
Ne faites mie le heaume deslacier
Ne l’anel d’or fors de son doi sachier :
Le suen escu faites apparoillier,
Le braz i faites et la teste couchier.
Qui cel present li porroit anvoier,
N’a soz ciel home qui tant se cuit proisier,
Ne s’en deüst durement corocier ;
Uns sages hons s’an devroit esmaier,
Il antendront a lor duel manïer.
Chascuns de vos antende a lui vengier,
Se cent des vos lor ocist .i.m. ” (v. 7523-7540)
“ Barons, dit-il, ne le prenez pas mal, mais cela fait quatre-vingts ans passés depuis février qu’il me faut par nécessité lacer le heaume : laissez-moi donc parler en premier, car je dois vous donner conseil si j’en connais un. Envoyez des hommes là-bas sous l’olivier où vous avez laissé son fils Eaumont ; faites-lui couper le bras et la tête, mais ne faites pas délacer son heaume ni retirer l’anneau d’or qu’il porte au doigt. Faites prendre son bouclier, et mettre dessus son bras et sa tête. Si on peut envoyer le tout en présent à Agoulant, il n’y a pas d’homme sous le ciel qui ne s’en désespèrerait, aussi sûr de lui soit-il ; tout homme sage en serait complètement accablé et les Sarrasins ne penseront qu’à leur chagrin. Que chacun de vous songe à se battre et que cent des vôtres en tuent mille des leurs. ”

La proposition suscite immédiatement l’assentiment général et sera rigoureusement mise en œuvre, avec les effets escomptés par Girard de Fraite : les membres mutilés d’Eaumont, réduits à des trophées qu’on exhibe parés d’attributs (le heaume guerrier, l’anneau royal) qui apparaissent dérisoires par rapport à une puissance militaire et politique – celle de Charlemagne – qui ne recule devant rien et qui promet l’anéantissement à ses ennemis, provoquent stupeur et terreur chez les Sarrasins ; la nouvelle du sort fait à Eaumont, ainsi que celui, non moins ignominieux, fait à leur dieux (ils ont été livrés aux putains, mis en pièces et jetés aux ordures) se propage dans le camp sarrasin comme une contagion, et aboutit à un doute généralisé sur la possibilité de la victoire14. Girard de Fraite apparaît ainsi comme une sorte de maître dans une forme d’action que des esprits modernes qualifieraient volontiers de “guerre psychologique” ; on voit mal à quel autre personnage que le fier et felon seigneur de Vienne le texte aurait pu prêter une telle inventivité dans l’art d’affaiblir ses ennemis – une inventivité cruelle, haineuse et cynique, mais justifiée par son efficacité, et la nature (supposément) maléfique des Sarrasins ; une inventivité qui fait indubitablement partie de son intelligence tactique.

 

La plupart des contributions de ce volume montrent que l’intelligence rusée, comme faculté de l’esprit nécessaire à la compréhension des choses et à l’efficience de l’action sur les choses, constitue ou peut constituer une caractéristique du personnage, et même du héros épique – qu’elle les qualifie ainsi positivement, au même titre que d’autres qualités éminentes, guerrières, sociales ou politiques, qui les distinguent ou qui participent à leur valeur ou à leur excellence. Le détour que nous venons de faire au sujet de quelques figures, sinon complètement négatives, du moins de mauvaise renommée dans la chanson de geste, ne peut donc en aucun cas avoir une portée générale, ce qui ne veut pas dire que l’association entre négativité et intelligence rusée serait un phénomène marginal et négligeable, bien au contraire. Ce phénomène d’association se rencontre pour des personnages trop emblématiques de l’épopée française médiévale pour ne pas être signifiant, c’est-à-dire révélateur d’un point de vue sur une intelligence rusée dont on constate le dangereux pouvoir de réversibilité, un pouvoir de réversibilité qui est d’ailleurs en œuvre dans les emplois du vocabulaire de l’intelligence en ancien français : les mots engin ou voisdie par exemple réfèrent à une faculté intellectuelle de perception, de compréhension et de conception qui trouve dans le mauvais coup, la tromperie et la traîtrise des champs d’application particulièrement propices à son exercice. Il n’est dès lors pas anodin que cette part potentiellement mauvaise de l’intelligence soit associée, pour les caractériser, en bien ou en mal, selon les circonstances ou les contextes, à des personnages dont la négativité est une donnée du texte épique lui-même ou de la tradition épique à laquelle leur nom est rattaché. Mais si l’intelligence peut être inquiétante dans le pouvoir qu’elle confère à certains esprits particulièrement retors, comme ceux de Ganelon, Bernard de Naisil ou Girard de Fraite, elle n’est jamais pour autant l’objet d’une condamnation d’ordre éthique, tout simplement parce que le texte épique se situe résolument au-delà de la morale ; les trois personnages cités ici sont condamnables moins par leur action que par ce qu’ils représentent au sein du dispositif idéologique construit par le texte épique ou véhiculé par la tradition épique. La première idée qui vient à l’esprit de Girard de Fraide quand il apprend de la bouche de l’archevêque Turpin que Charlemagne doit se rendre en Italie pour y arrêter l’invasion sarrasine, c’est de profiter de son absence forcée pour s’emparer facilement de son empire : c’est une idée lumineuse, scandaleuse peut-être eu égard à l’idéologie royale du texte, mais tout à fait conforme à ce que représente Girard de Fraite – un grand seigneur rebelle à l’autorité d’un souverain dont il ne reconnaît pas la légitimité, et qui réagit conformément à ce qu’il est, avec intelligence.


1 Dètienne, Marcel, Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 20.

2 Prenons par exemple la chanson Ami et Amile. La malignité de celui qui y incarne la figure du traître est grande : elle le conduit à renier Dieu à l’occasion d’un duel judiciaire dans lequel il croit fermement, mais à tort, défendre la vérité – une vérité en réalité trompeuse, manipulée par un stratagème des deux héros, l’un se faisant en effet passer pour l’autre grâce à leur étonnante ressemblance. Jamais cependant le texte ne fait entrer la moindre intelligence rusée dans la négativité de ce personnage, contrairement à ce qu’il fait au sujet d’Ami qui a l’idée de la substitution, initiative dont la formulation est en effet accompagnée du commentaire auctorial suivant, v. 1027-1028 (éd. Peter F. Dembowsky, Paris, Honoré Champion, 1987) : Li cuens Amis fu chevaliers seürs/ Et prouz et saiges, onques mieudres ne fu [Le comte Ami était un chevalier maître de lui, valeureux et avisé, il n’en fut jamais de meilleur] ; l’adjectif saige définit ici spécifiquement la qualité intellectuelle nécessaire à l’invention du stratagème et attire dans son orbite sémantique les très vagues et polysémiques seür et prou : c’est bien l’intelligence tactique du personnage qui est soulignée.

3 Voir Garin le Loherenc, édition A. Iker-Gittleman, Paris, Champion, 1996, t. 1, v. 5147-5183 (c’est notre édition de référence).

4 Les italiques sont de notre fait, comme la traduction qui suit.

5 Nous étudions ici la version du manuscrit d’Oxford et notre édition de référence est celle de Jean Dufournet, La chanson de Roland, Paris, GF Flammarion, 1993 (édition accompagnée d’une traduction, c’est elle que nous citons.)

6 Les italiques sont de notre fait, ainsi que dans les citations qui suivront.

7 Jean Dufournet en rappelle quelques-unes dans la longue note qui accompagne ce vers dans son édition, qu’il juge toutes peu convaincantes (voir, ibid., p. 426-427). Sa traduction du vers en question traduit un embarras que l’on retrouve chez d’autres traducteurs.

8 Vallecalle, Jean-Claude, Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, Paris, Honoré Champion, 2006.

9 Goyet, Florence, “ Le procès de Ganelon dans la Chanson de Roland, homologue de la démarche épique ”, dans Droit et violence dans la littérature du Moyen Âge, études réunies par Philippe Haugeard et Muriel Ott, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 21-38.

10 Majoritairement appelé Girard de Fraite dans cette chanson, le personnage y est parfois donné comme de Vienne, qui est son lieu de résidence habituel ; ce personnage épique est aussi le héros de Girard de Vienne de Bertrand de Bar-sur-Aube et de Girard de Roussillon, les trois textes ne donnant pas toujours des informations identiques le concernant (voir René Louis, Girart, comte de Vienne dans les chansons de geste, Auxerre, 2 vol., 1947) : le point commun à ces trois avatars du même personnage est qu’ils sont rebelles à l’autorité du souverain en place, Charles le Chauve ou Charlemagne. Dans Aspremont, le « vieux » Girard, connu pour son caractère inflexible, accepte cependant, le temps de repousser l’envahisseur hors d’Italie, de reconnaître en Charlemagne le chef de la chrétienté – temporairement donc : la chanson s’achève sur une annonce d’une guerre à venir entre les deux hommes. Notre édition de référence est celle de François Suard, d’après le manuscrit 25529 de la BNF, Aspremont. Chanson de geste du XIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2008. Nous proposons ici notre propre traduction, volontairement très littérale.

11 La chanson d’Aspremont, texte du manuscrit de Wollaton Hall, éd. L. Brandin, Paris, Honoré Champion, 1919-1922, 2 vol.

12 Le vers se trouve aussi dans l’édition Brandin, il s’agit du v. 9889.

13 Boutet, Dominique, « Guerre et société au miroir de la Chanson d’Aspremont », dans Guerre et société au Moyen Âge. Byzance-Occident (VIIIe-XIIIe siècle), dir. D. Barthélemy et J.-Cl. Cheynet, Paris, Monographies 31, 2010, p. 173-183.

14 Voir la séquence qui va de la laisse 390 à la laisse 398. Le heaume et l’anneau laissés sur les membre dépecés sont explicitement présentés comme des signes permettant de reconnaître les restes d’Eaumont – ce qui suppose un corps méconnaissable – mais il est difficile de ne pas y voir des objets symboliques, ici défaillants, de la force guerrière et du pouvoir royal.

Pour citer ce document

Philippe Haugeard, «Inquiétante intelligence : quelques mal famés de la chanson de geste (XIIe-XIIIe siècles)», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 29/10/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2021_article_374-inquietante-intelligence-quelques-mal-fames-de-la-chanson-de-geste-xiie-xiiie-siecles.html

Quelques mots à propos de :  Philippe  Haugeard

Université d’Orléans, Laboratoire POLEN EA 4710Philippe Haugeard est professeur à l’Université d’Orléans où il enseigne la langue et la littérature française du Moyen Âge. Ses travaux de recherche portent sur la littérature narrative des XIIe et XIIIe siècle, et plus particulièrement la chanson de geste, qu’il étudie à travers une approche sociohistorique et anthropologique. Il est l’auteur de Du Roman de Thèbes à Renaut de Montauban. Une genèse sociale des représentations familiales, Paris, PUF, 2002, et de Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, 2013.