Le Recueil ouvert

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Section 2. L'épopée, problèmes de définition I - Traits et caractéristiques

La ruse dans l’épique

François Suard

Résumé

Le héros épique ne se caractérise pas seulement par la force et le courage. Il fait aussi appel aux ressources de son intelligence, qui se concrétisent dans le recours à la ruse, lequel n’est pas l’apanage des traîtres. La présente contribution étudie le vocabulaire de la ruse, ses formes, qui peuvent être soit langagières soit pratiques, mais associent parfois les deux, et s’intéresse aux personnages qui utilisent cet autre moyen d’action. Caractéristique des figures féminines, pour lesquels l’usage de la force est quasiment exclu, la ruse apparaît pour les héros masculins comme une vertu seconde, sauf pour ceux qui, à la manière de Maugis dans Renaut de Montauban, sont à la fois d’excellents chevaliers et des maîtres trompeurs.

Abstract

Cunning in the Epic
The epic hero is not only characterized by strength and courage. He also calls upon the resources of his intelligence, particularly in the use of cunning, which is not the prerogative of traitors. The present contribution studies the vocabulary of cunning, its forms, which can be either linguistic or practical, and sometimes combine both, and focuses on the characters who use this other means of action. Characteristic of female figures, for whom the use of force is nearly excluded, cunning appears for male heroes as a second virtue, except for those who, like Maugis in Renaut de Montauban, are both excellent knights and master deceivers.

Texte intégral

Peut-on recourir à la ruse lorsqu’on est un guerrier épique ? Si l’on songe au Roland et à ses héros, il semble bien que la réponse soit négative, ou du moins qu’elle ne concerne que les traîtres à la mission chevaleresque, ou les adversaires que combattent les guerriers chrétiens : Blancandrin le musulman, conseiller de Marsile, persuadera les Français que son maître est prêt à se convertir, et Ganelon, confirmant ce mensonge, fait placer Roland à l’arrière garde pour l’éliminer. Mais d’autres épopées nous montrent les héros épiques eux-mêmes recourant à diverses formes de ruse, la plus célèbre étant peut-être la façon dont Guillaume s’introduit avec ses compagnons dans Nîmes1. Autre surprise, le terme ruse, au sens où nous l’entendons aujourd’hui (action de tromper, en parole ou en acte, en vue d’atteindre un objectif pour lequel tout autre procédé échouerait), est étranger au vocabulaire épique, même dans les cas que nous venons de signaler. Il nous faudra donc commencer par chercher dans le lexique épique les termes qui correspondent à celui qui fait défaut, puis analyser les formes sous lesquelles la ruse apparaît et quelle peut en être la limite.

I. Les termes et leur signification

Ruse, au sens moderne du terme, est donc absent. Déverbal de reüser (lat. recusare), le mot signifie action de repousser, ou d’être repoussé. Résister, donc, au sens actif, mais en prenant des moyens détournés pour ce faire. La première attestation semble se trouver dans la Vie de Saint Gilles, par Guillaume de Berneville (1180), qui décrit les détours que fait une biche alors qu’elle est poursuivie : “mainte reüsse fist le jor”2 (“elle fit ce jour-là maint détour”). On peut comprendre le passage au sens moderne du mot comme un recours au sens métaphorique : le détour est une feinte, une tromperie qui déroute l’adversaire comme le gibier poursuivi fait le chasseur et les chiens.

Mais quels mots trouve-t-on dans les chansons qui corresponde à la notion de ruse ? Ici encore, la Chanson de Roland3 peut nous servir de guide. La mission confiée à Blancandrin par Marsile, qui a perdu confiance dans le succès des armes (v. 18-19) fait appel à la subtilité de son conseiller, c’est-à-dire à sa maîtrise de la ruse (la fausse promesse de soumission et de conversion) pour obtenir de Charles la fin des combats. Or cette maîtrise, c’est le terme saveir (habileté, finesse4) qui l’exprime : “par vos saveirs se’m puez acorder“(v. 74, “si votre habileté permet la conclusion d’un accord avec lui”) : intelligence donc, mise au service de la tromperie. C’est le même terme qui est utilisé pour caractériser le dialogue qui s’instaure entre Ganelon et Blancandrin, lorsque les deux ambassadeurs se jaugent pour savoir ce qu’ils peuvent obtenir l’un de l’autre : “par grant saveir parolet li uns a l’altre” (v. 369, “ils s’entretiennent de manière très habile l’un avec l’autre”). Et c’est encore le conseil que Ganelon donnera à Charles lorsqu’il esquisse à son intention le plan de la trahison, mais dans sa bouche il s’agit de sagesse : “Lessez folie, tenez vos al saveir” (v. 569, “Renoncez à la folie, tenez-vous en à la sagesse”). Même signification pour l’adjectif saives, sage, mais aussi habile. Marsile a demandé conseil à ses “saïve hume” (v. 20, “ses sages conseillers”), et Blancandrin, dans ce domaine, est un maître : “Blancandrins fu des plus saives paiens” (v. 24, “Blancandrin était l’un des païens les plus habiles”). Cette maîtrise, lorsqu’elle concerne un Sarrasin, est tournée vers la tromperie ; mais elle peut aussi avoir valeur positive, comme lorsque Charlemagne dit à Naimes : “Vos estes saives hom” (v. 248) et désigne ainsi la valeur du conseiller : “Vous êtes un homme sage”. Saveir est donc un terme à valeur ambiguë, selon que la subtilité est utilisée par des figures positives ou négatives.

Sens, sené (“doué de sagesse”) sont également à situer du côté de l’intelligence qui permet de se tirer d’affaire au moyen d’une ruse. La façon dont Turpin gauchit dans la Chevalerie Ogier de Danemarche le sens de la promesse qu’il a faite à Charles à propos d’Ogier, son prisonnier, est pleine “de mult grand sens” (“de très grande habileté”)5. Il en va de même pour l’attitude d’Aimon lorsque ses fils, qu’il a “forsjurés” (“qu’il a juré ne les aider à aucun prix”), sont hébergés par son épouse en son palais de Dordonne : il sort de la ville pendant tout le temps que ses fils s’y trouvent, laissant à son épouse le soin de leur faire tout le bien possible, et le texte salue ce parti : “Mult fist Aymon li dux que preuz et que senez6 (“Le duc Aimon se comporta comme un preux et un sage”). On voit que valeur, vaillance (preuz) et intelligence ou subtilité (senez) peuvent s’allier dans le même personnage7. Il en ira de même pour Maugis, qualifié lui aussi de “preuz et senez8. La subtilité n’est donc d’aucun parti : tout dépend de qui l’emploie, et du but poursuivi.

D’autres termes associés à la ruse sont en revanche connotés de façon négative. Il en va ainsi de engignier, tromper, pour lequel on trouve de multiples références9, de boidie, félonie, tromperie (Aiol, v. 311 ; Girart de Vienne10, v. 21 ; Parise, v. 1252, avec le sens de tour, astuce ; Renaut de Montauban, v. 8337), boisier, tromper, trahir (Girart de Vienne, v. 53), boiseor, trompeur, traître (Girart de Vienne, v. 5623) ; mais aussi tricherie (Aye d’Avignon11, v. 610).

Mais il faut signaler que certains termes, comme engien, malgré sa parenté avec engignier, peuvent être dégagés d’une signification négative. Engien peut désigner une machine de guerre, un dispositif destiné à contourner ou à créer une difficulté (Fierabras, v. 3241 ; Anseÿs de Gascogne, v. 1562, v. 5648) qui n’est pas en lui-même connoté. Celui qui le construit ou l’utilise est en revanche qualifié de bon ou de mauvais selon qu’il seconde les héros ou s’oppose à eux. Dans Fierabras, “l’engineor (l’ingénieur) Mabon “(v. 3861) est un ennemi, alors que “les bons engigneors Nicolas et Joifroi “(Naissance du Chevalier au cygne, version Elioxe12, v. 875), qui secondent la lutte du roi Lotaire contre les Sarrasins, sont évidemment du bon côté. Le terme engien lui-même, lorsqu’il signifie ruse, n’est pas toujours dépréciatif : Richard, dans Fierabras, ne dédaigne pas ce moyen de franchir le pont de Mautrible, comme il le dit à ses compagnons : “force n’i a mestier, s’engiens ne nous aïe” (v. 4813a : “la force ne suffit pas, si la ruse ne l’accompagne”).

Il y a donc, au moins dans certains termes, éventuellement associés, au moins étymologiquement, à l’idée de tromperie, soit une absence de connotation morale, soit une ambiguïté. Nous verrons plus loin que cette ambiguïté constitue une limite pour l’emploi de la ruse par le héros épique

II. Formes prises par la ruse

La ruse est d’abord acte de langage, dans lequel se manifeste la sagacité, l’intelligence du locuteur, qui lui permet de retourner une situation difficile ou d’atteindre un objectif qui lui échapperait sans cela. Mieux vaut livrer des otages voués à la mort, dit Blancandrin, puisque la promesse faite à Charles ne sera pas tenue :

“Que nus perdum l’onor et la deintezNe nus seions conduiz a mendeier” (v. 45-46)
“que nous ne perdions honneurs et dignités, et ne soyons réduits à mendier”

La ruse peut aussi consister dans une parole qui peut être interprétée en des sens divers, à l’exception du sens obvie, ou dans une parole retenue ou prononcée lorsqu’elle est interdite. Dans la première catégorie entre la promesse faite à Charles par Turpin dans la Chevalerie Ogier de ne donner au héros, dont il a obtenu la garde dans sa prison, qu’une nourriture incapable de le conserver en vie, étant donné son appétit gigantesque :

Le jor n’avra de pain que un quartierEt plein henap entre eue et vin viés (v. 9469-70)
il n’aura de tout le jour qu’un quart de pain et un plein hanap de vieux vin mêlé d’eau

Mais il n’a pas été question de la taille du pain ou du hanap : Turpin, grâce à cette omission volontaire, va pouvoir “son sairement garder” (v. 9492). Lui qui “fu plains de mult grant sens” (v. 9502), fait donc forger un vase dans lequel on peut mettre un setier de vin (v. 9493-9495) et cuire un pain gigantesque dont un seul quartier serait trop abondant pour sept chevaliers (v. 9508). On rejoint ainsi la ruse d’Aimon qui a juré de ne pas accueillir ses fils chez lui, mais qui sort de son château – et n’est donc plus chez lui –, lorsqu’ils s’y trouvent13. On peut rapprocher ces ruses du serment réservé d’Iseut lorsque, pressée de se disculper de toute relation adultère avec Tristan, elle chevauche celui-ci, déguisé en lépreux, pour passer la boue du Gué du Mal Pas, et peut ensuite jurer 

“Qu’entre mes cuisses n’entra homeFors le ladre qui fist soi some
Qui me porta outre les guez
Et li rois Marc mes esposez.”14
“qu’aucun homme n’a pénétré entre mes cuisses, à l’exception du lépreux qui se fit bête de somme en me portant au-delà du gué et le roi Marc mon époux.”

La chanson de Gui de Bourgogne15 donne l’exemple d’une parole retenue. Gui, fils d’un pair de Charlemagne, est amené, parce que l’empereur se trouve depuis de nombreuses années en Espagne où il combat les Sarrasins, à être élu roi de France puis, à la tête d’une armée de jeunes, à partir lui-même en expédition dans ce pays et à s’emparer de la plupart des villes devant lesquelles Charlemagne a échoué. Or Gui et ses compagnons refusent de se faire reconnaître de leurs parents et de Charles avant de pouvoir remettre au souverain les cités conquises. Ce silence paradoxal vise à associer l’identité du héros à la gloire qu’il s’est attribuée par ses victoires : de même Guillaume, dans la Chanson de Guillaume ou dans Aliscans, ne peut se faire reconnaître de Guibourc que lorsqu’il combat avec courage, et non lorsqu’il fuit devant les Sarrasins.

La ruse enfin peut consister à prononcer une parole interdite, en trouvant le moyen de se protéger contre ses conséquences néfastes. Lorsque les forces chrétiennes demeurent impuissantes contre le Sarrasin Bréhier, le seul recours ne peut être qu’Ogier, emprisonné comme on l’a vu. Mais Charlemagne a interdit, sous peine de mort, que son nom ne soit prononcé devant lui. Un écuyer est chargé par ses pairs de prononcer le nom maudit. Il le fait, après avoir pris ses précautions : il est à cheval, revêtu de ses armes, et prend la fuite aussitôt après avoir présenté Ogier comme le seul recours. L’empereur le fait poursuivre, mais personne ne se soucie de l’atteindre. Comme Charlemagne reste inflexible, ce sont quatre cents écuyers de noble naissance qui envahissent la salle et crient “Ogier ! Ogier ! Ogier !” Ne pouvant faire périr tous ces gens, l’empereur va devoir faire appel au héros sauveur16

Avec cet exemple, on voit que la ruse langagière peut avoir un aspect comique. Cet aspect sera développé avec le personnage de Maugis, trompeur expert pour le bien dans Renaut de Montauban. On peut songer aux discours qu’il tient en arrivant à Paris lors de l’épisode de la course, accompagné de Renaud, qu’il a rendu méconnaissable. Il prétend avoir séjourné si longtemps en Grande Bretagne que son fils “Point ne set de franceis, trestot l’a oblié” (v. 5029, “il ne connaît pas le français, il l’a tout oublié”). De fait Renaud se met à parler, “mais ne dist pas franceis, ains a breton parlé” (v. 5036, “mais il ne dit en français, il a plutôt parlé breton”). En réalité, le pseudo-breton n’est que du mauvais français :

“Cheval Paris coron, Karles l’a comandé ;Britaine mon païs, la me voldrai porté” (v. 5037-38)
“Cheval Paris courons, Charles l’a commandé ; Bretagne mon pays, là voudrais aller”

Renart, en jongleur anglais, se tirait sans doute mieux de sa contrefaçon17, mais l’effet comique est tout de même atteint. C’est encore Maugis qui, déguisé en pèlerin, se plaint devant Charles des mauvais traitements que lui auraient infligé les quatre fils Aimon et tout particulièrement leur cousin Maugis (v. 8980-8994).

La ruse langagière sert à tromper, on l’a vu, et introduit une action qui, sans elle, n’aurait pu avoir lieu. L’un de ses résultats peut être de rendre ridicule celui qui en est victime. Non seulement Charlemagne croit Maugis en ce qui concerne ses prétendus malheurs, mais il accepte de s’agenouiller devant lui pour le faire manger, et Maugis de souligner à mi-voix l’humiliation de l’empereur :

“Mon ennemi mortel faz estre a genoillons,Celui qui plus me het que nule rien del mont” (v. 9073-74)

“je mets à genoux mon ennemi mortel, celui qui me hait plus que personne au monde”

Cette ruse est à mettre en rapport avec celle que relate Gormont et Isembart. Huon, messager de Louis, est allé trouver le roi païen, l’a servi à table “comme pulcele”, et a fait en sorte qu’il ne puisse manger du paon qui lui était présenté : “Onques n’en meüstes la maissele”, (éd. Bayot, v. 246, “vous n’avez pu jouer de la mâchoire”). Mais on ne sait comment Huon a réussi à convaincre le roi.

La ruse langagière s’accompagne souvent d’un déguisement : Maugis est spécialiste du fait, et c’est déguisé en pèlerin, on l’a vu, qu’il réussit à visiter Richard, captif de l’empereur. Mais les traîtres peuvent aussi avoir recours au déguisement : ainsi des brigands déguisés en moines qui veulent s’attaquer à Aiol18. Un cas particulier de ruse est le recours à la magie dont Maugis, ici encore, est l’exemple majeur, puisque, ayant été aux études à Tolède : “De l’art de Tolete sot il d’enchantement” (v. 543, “il est habile aux enchantements grâce aux arts de Tolède”), et que Roland peut dire de lui : “Trop set de faerie” (v. 10498, “il s’y connaît trop en magie”). Il sait dissimuler l’apparence de Renaud et de Bayard lors de la course à Paris, endort Charlemagne et ses compagnons alors qu’il est enchaîné et vole leurs épées, endort une autre fois l’armée entière (v. 10830) ainsi que Charlemagne, qu’il porte à Montauban, puis, dans les mêmes conditions, livre Charlot, le fils de l’empereur, à Renaud.

Qu’elle soit l’[Image non convertie] d’un héros ou celle d’un traître, la ruse langagière débouche sur une action. Lorsque Guibourc, dans la Chanson de Guillaume, ment sur le succès de la première expédition de l’Archamp, qui est en réalité une défaite (v. 1381-1397), elle permet à Guillaume de repartir avec une armée nouvelle. Quand, dans la même chanson, Girard fait croire à Tiébaut qu’il va lui révéler la place d’un trésor enfoui, c’est afin de pouvoir s’approcher de lui et de le dépouiller de ses armes (v. 355-371). Lorsqu’il s’agit d’une trahison, la parole mensongère est suivie de la mise en péril de celui qui l’a écoutée : ainsi de l’offre fallacieuse de Marsile, plus tard relayée par Ganelon, qui a pour but l’élimination de Roland et de l’arrière-garde et aboutit en effet à ce résultat. De même la fausse promesse d’une paix bientôt conclue entre Renaud et Charlemagne aboutit au guet-apens de Vaucouleurs dans Renaut de Montauban.

Mais la ruse peut se passer de discours et consiste alors seulement en un acte. Ainsi de la ruse d’Ogier à Castelfort, dont tous les défenseurs ont disparu : “Il se porpense que home fera de fust” (v. 8332, “il médite de faire des hommes de bois”). Avec les arbres de la citadelle, il taille des figures de guerriers, les adoube avec les armes dont il dispose et leur fait des moustaches avec les crins de la queue de Broiefort : cette ruse tiendra longtemps Charlemagne en échec.

Il y a donc, à côté de sa fonction pratique (dominer, vaincre un adversaire), un aspect ludique dans la ruse. Elle peut rendre ridicule celui qui en est la victime (Tiébaut désarçonné, Gormont ne pouvant manger le paon). Elle peut également donner lieu à péripéties. C’est le cas lorsqu’elle est découverte. Ainsi Charlemagne, dans Gui de Bourgogne, qui s’est déguisé en pèlerin pour s’introduire dans Luiserne et explorer les défenses de la ville, est-il reconnu et mis en péril (v. 1628-1796). Il en va de même pour Naimes, ambassadeur de Charles auprès d’Agoulant dans Aspremont19, et qui se fait passer pour un pauvre soudoier (mercenaire), mais est reconnu par Sorbrin. Et même de Guillaume qui a eu beau modifier la couleur de sa peau pour entrer dans Orange (v. 376-391) et n’en est pas moins reconnu (v. 746-779). La ruse devient ainsi un élément dramatique qui permet des rebondissements dans le récit. On le constate par exemple dans Aye d’Avignon, où se succèdent la ruse de Garnier, qui lui permet de reprendre son épouse à Ganor, et de Ganor, qui se fait passer pour un chrétien et enlève le petit Gui, fils de Garnier et d’Aye20.

III. Personnages pratiquant la ruse

Les femmes apparaissent presque au premier plan, et l’on peut considérer que cette pratique est à mettre en rapport avec leur impossibilité, sauf exception, de combattre. Il s’agit fréquemment de la défense de leur virginité ou de la fidélité à leur mari. Aceline, épouse d’Orson de Beauvais, use d’une herbe magique pour échapper à l’étreinte du traître Huon : sa chambrière l’a fait conjurer par art de nigromance21 (magie). C’est de la même manière que l’épouse de Bernier, dans Raoul de Cambrai, rend Herchambaut, qu’elle a dû épouser malgré elle, impuissant22. Pour débarrasser le vieillard de cet inconvénient, Bernier ne sera d’ailleurs pas en reste : il persuade Herchambaut de se baigner dans une fontaine aux vertus prétendument magiques et en profite pour emmener son épouse (v. 7346-7377). Ailleurs c’est un vœu qui sert à écarter l’importun : Esclarmonde, dans Huon de Bordeaux23, ne se donnera à Galaffre que dans deux ans, à la suite d’une promesse faite à Mahomet, ce qui laisse évidemment à Huon tout le temps nécessaire pour retrouver son amie (v. 8262-65).

Mais la ruse féminine peut être aussi trahison : c’est le cas lorsque la dame, éprise d’un chevalier qu’elle ne peut conquérir autrement, se glisse dans son lit incognito : Ami et Amile, Anseïs de Carthage connaissent un tel épisode qui a de graves conséquences pour le héros ainsi pris au piège du désir. On notera que la Karlamagnússaga24 gratifie la femme de Ganelon du même esprit d’entreprise auprès de Roland, ce qui expliquerait, selon ce texte, la rancœur de Ganelon et la trahison de Roncevaux. Dans Girart de Vienne, la duchesse de Bourgogne, devenue reine de France en épousant, contre son gré, Charlemagne, se venge, elle, de sa déception, en faisant baiser à Girard son pied, et non celui du souverain, au moment de la cérémonie d’hommage25. De manière plus grave encore, dans Anseÿs de Gascogne26, Ludie, sœur de Gerbert, le fait tuer par ses deux fils alors qu’il ne peut se défendre, pour venger la mort de son frère Fromondin.

Un autre topos de la ruse féminine est l’intervention d’une princesse sarrasine qui se fait confier la garde de captifs chrétiens parmi lesquels se trouve celui dont elle est tombée amoureuse : Fierabras, Huon de Bordeaux, la Prise d’Orange comportent cet épisode. Ailleurs, le ou les personnages féminins accompagnant leur père qui lutte contre les Chrétiens s’arrangent pour établir leur camp de manière à être une proie aussi facile que séduisante pour ces derniers27. La mise en œuvre de Garnier de Nanteuil28 renchérit sur la subtilité des dames, qui dansent devant leur tente pour séduire les chevaliers dont elles désirent la venue :

La karole commenchent, que les cors ont legiers ;Li amirans de Coine les ot mout volentiers. (v. 2334-2335)29
Elles commencent la danse, elles qui ont le corps gracieux ; l’émir d’Iconium les écoute avec plaisir.

Cependant, nous l’avons constaté, le héros épique recourt lui aussi à la ruse, et pas seulement lorsque la nécessité le lui impose ; la ruse est en effet associée à la stratégie, au combat collectif mais aussi individuel. Sans doute cette attitude est-elle couramment pratiquée par les traîtres qui, vaincus en duel judiciaire, font mine de se rendre, comme Amaury qui prétend rendre son épée à Huon et veut en réalité lui couper le bras30. Mais les héros recourent aussi à la ruse lorsqu’ils affrontent un adversaire : c’est Ogier qui, dûment averti par Bréhier qu’il ne pourra le tuer que s’il lui fait sauter la tête, n’a garde d’oublier cette information :

Grant cop li done en travers permi l’elme ;Les las en tranche et le coler deserre,
Une anstee en fist voler la teste. (v 11154-56)
Il lui porte sur le heaume un coup de côté, coupe les lacets, tranche le collier et fait voler la tête à la distance d’une lance.

C’est Huon qui profite du fait que son adversaire, le géant Orgueilleux, a le bras levé pour le frapper avec sa faux et lui tranche les deux bras “Que li .ii. poing sont en la faulz remeis” (v. 5293, “si bien que les deux poings sont restés attachés à la faux”).

Dans le duel, le héros épique associe donc puissance et sagesse. Naimes en donne un exemple très clair dans Aspremont lors de sa rencontre avec Gorhant, messager d’Agoulant. Supérieur à son adversaire et capable de le mettre hors de combat, il l’épargne pourtant, comprenant que la mort du Sarrasin compromettrait le succès de sa propre ambassade, et propose de poursuivre le duel après la rencontre avec Agoulant31 : le poète brosse ainsi le portrait d’un personnage équilibré, où la vaillance est parfaitement accordée à la sagesse.

Dans le combat collectif, la ruse, ruse de guerre, a évidemment sa place. Un stratagème classique consiste dans le cembel (combat piège), c’est-à-dire l’envoi d’un détachement qui vient caracoler devant les portes d’une ville ou d’une tour assiégée de manière à provoquer une sortie, après quoi le détachement prend la fuite et attire la troupe des assiégés dans un guet-apens. Ce type de stratagème est utilisé dans Aspremont par Girard de Fraite dans le combat en rase campagne ; il fait avancer ses hommes jusqu’à proximité immédiate de l’ennemi, qui se lance à leur poursuite et tombe alors sur le gros de la troupe (v. 2867-2900). Pendant qu’une lutte violente se déroule, Girard se glisse avec un détachement dans la forteresse qu’Aumont vient de quitter (v. 2915-2920). Mais des ruses de guerre plus élaborées peuvent être employées. Dans la Naissance du Chevalier au cygne par exemple, les Sarrasins assiégés par le roi Lotaire se refusant à faire une sortie, les ingénieurs chrétiens vont savamment utiliser les lieux en construisant un barrage qui permet de faire monter les eaux d’une rivière par-dessus les murailles de la ville, qui est inondée, et dans laquelle les assaillants pénètrent en bateau32.

IV. Richesses et limites de la ruse

Contrairement à ce qu’on pourrait croire en se limitant par exemple à la Chanson de Roland, la ruse n’est donc pas l’apanage des figures négatives. Certains héros y recourent et montrent ainsi qu’ils sont aussi vaillants qu’astucieux. Girart de Fraite, dans Aspremont, est un maître en la matière : “Plus sot de gile que nus hom mortaz “(v. 2916 : “il s’y connaissait en ruse mieux qu’aucun mortel”), et l’on peut s’étonner de voir le terme habituellement dépréciatif gile (tromperie, fraude) employé à son propos. Mais c’est aussi un combattant hors pair qui apportera une contribution essentielle à la victoire de Charlemagne sur Aumont puis sur Agolant.

La volonté de montrer en un personnage éminemment positif l’alliance de la valeur et de la ruse éclate avec le personnage de Maugis, qui est sans doute un maître larron – lui qui dérobe un trésor de Charlemagne, puis son épée ainsi que celle des pairs – et un enchanteur (il apporte Charles endormi à Montauban, puis Charlot à Tremoigne), mais, ainsi que le rappelle Philipe Verelst dans son étude de 198133 “Avant toute chose c’est un chevalier, au même titre que les Fils Aymon”. Nous avons vu plus haut qu’il est “preuz et senez” (v. 3887), et il témoigne de sa valeur chevaleresque à plusieurs reprises : il secourt vigoureusement ses cousins à Vaucouleurs, et la chanson déclare à cette occasion :

N’out meilleur chevalier jusqu’en Capharnaon,Ne n’out en nule terre nul si mestre larron,
Ainc n’enbla a vilain vaillant .i. esperon. (v. 7653-7655)
Il n’y eut pas de meilleur chevalier jusqu’à Capharnaum, ni en aucun pays un larron aussi expert : jamais il ne vola à un paysan la valeur d’un éperon.

Plus tard, il conseille une attaque devant Montbendel, affronte Charlemagne mais, séparé de ses compagnons, doit se rendre à Olivier ; enfin, à Jérusalem, il combat victorieusement les Sarrasins à côté de Renaud.

Pourtant il s’agit bien ici d’un personnage spécifique, et l’on peut dire la même chose, toutes proportions gardées, de Girard de Fraite, ce rebelle converti par sa femme à la croisade et qui jouera, tout au long de la guerre menée en Calabre contre les Sarrasins, une partie largement autonome, lui qui ne voudra jamais se considérer comme le vassal de Charlemagne. Les héros en formation, dans les récits d’enfances, semblent eux aussi plus libres à l’égard de la ruse : Roland et ses compagnons peuvent, sans avertissement, mettre à mal le portier qui refuse de leur ouvrir la porte de Laon ; le même Roland peut voler à Naimes son cheval Morel afin de mieux courir au secours de Charlemagne34. Une fois adoubé, le neveu de Charles combattra avec Durendal de manière classique. De sorte que la ruse, même si le héros épique peut la pratiquer, parce qu’elle est un aspect de sa valeur, reste d’un usage limité en ce qui le concerne : ses vertus premières restent le courage et la puissance guerrière, mises au service du seigneur et de la foi chrétienne.

D’où vient cette relative retenue ? Sans doute du mauvais usage de la ruse, celui qui se tourne vers la félonie et la trahison, et dont Ganelon donne très tôt un exemple destiné à être constamment imité par la suite. Se constitue autour de lui un lignage des traîtres qui irrigue par exemple le cycle de Nanteuil, mais qu’on retrouve aussi dans Renaut de Montauban. À partir de là, et compte tenu du poids de la Chanson de Roland dans toute la tradition épique, la ruse ne peut qu’avoir mauvaise presse et exiger des circonstances particulières pour être mise en œuvre.

D’autant que la ruse, au moins langagière, est associée au mensonge, devant lequel héros ou héroïnes épiques restent réticents. Lorsque Guibourc, accueillant son mari vaincu, veut donner aux guerriers qu’elle a rassemblés un communiqué de victoire fallacieux, elle en demande l’autorisation à Guillaume : “Ore me laissez mentir par vostre gré”35(“Permettez-moi de mentir avec votre accord”). Il s’agit d’une cause légitime : il ne faut pas désespérer les vassaux, mais les galvaniser en vue d’un nouveau combat, cependant il s’agit bien d’un mensonge. On retrouve peut-être ici le cas de figure traité par Ogrin lorsqu’il permet par un mensonge le retour des amants à la cour de Marc :

“Por honte oster et mal covrirDoit on un poi par bel mentir.”36
“Afin d’effacer la honte et d’enfouir le mal, on doit mentir un peu pour le bien.”

La distance prise à l’égard du mensonge est encore plus forte dans Huon de Bordeaux, puisque le nain Auberon a interdit au héros de mentir sous aucun prétexte, sous peine de perdre son amitié et son aide (v. 5505-5508). Or, en entrant à Babylone, Huon ment en se prétendant Sarrasin (v. 5552) : mensonge paradoxal, totalement inutile, puisqu’il porte au bras l’anneau de l’Orgueilleux qu’il vient de tuer, et qui lui sert de talisman ; il l’utilisera d’ailleurs pour franchir le dernier pont qui défend l’entrée de la ville, recourant ainsi à la ruse. Qu’est-ce à dire, sinon que l’inconséquence de Huon montre qu’il y a grand péril à mentir, et qu’il faut s’en défendre dans toute la mesure du possible.

Ainsi la ruse fait elle bien partie du bagage du héros épique, associant l’intelligence (le sens) à la vaillance. Le héros y recourt de temps à autre, notamment lorsqu’elle intervient dans le cadre d’un combat, individuel ou collectif, mais elle reste seconde par rapport au courage et à la vaillance. Certains personnages incarnent une égalité parfaite entre l’usage de ces deux aspects de la vertu épique, comme Girard de Fraite ou Maugis. Mais la ruse demeure en général une vertu seconde dans l’épique médiéval, sauf lorsqu’elle appartient à des personnages féminins, pour lesquels l’usage de la force est exclu. Elle constitue aussi un élément dramatique lorsque se développe dans la chanson de geste l’élément narratif au détriment de l’élément lyrique : la ruse favorise alors le développement de péripéties, qui nourrissent le récit.


1 Voir le Charroi de Nîmes, édition bilingue de Claude Lachet, Gallimard, Folio classique, 1999.

2 Édition Françoise Laurent, Champion Classiques, 2003, v. 1601.

3 Édition Cesare Segre, Droz, TLF, 2003.

4 C’est le terme utilisé par Jean Dufournet dans sa traduction du texte, La Chanson de Roland, Paris, Garnier-Flammarion, 1993)

5 Édition Mario Eusebi, Milano, 1963, v. 9502.

6 Renaut de Montauban, édition Jacques Thomas, Droz, TLF, 1989, v. 3786.

7 Le même Aimon, pour ravitailler ses fils accablés dans Montauban par la famine, leur enverra des jambons au lieu de pierres avec ses engins (éd. cit., 12024-12029).

8 Éd. cit., 3837.

9 Chanson de Guillaume, éd. Suard, 261 (enginné) ; Aiol, éd. Ardouin, CFMA 2016, engingié (6148, 6173, 6535, 6654, 6864) ; Parise la duchesse, éd. May Plouzeau, CUERMA, Aix-en-Provence, 1986, anginné (1614, 1635), enginiez (2862) ; Anseÿs de Gascogne, éd. Herbin, CFMA, 2018, engignier (21985, 23400) ; Fierabras, éd. Le Person, CFMA, 2003, engannés (2042).

10 Édition W. van Emden, SATF, 1977.

11 Édition S. J. Borg, Droz, TLF, 1967.

12 Édition Emanuel J. Mickel, The ¨Old French Crusade Cycle, vol. 1, The University of Alabama Press, 1977.

13 Renaut de Montauban, éd. cit., 3786-3790.

14 Béroul, Roman de Tristan, édition A. Ewert, Oxford, 1967, 4205-4208.

15 Édition Françoise E. Denis et William W. Kibler, CFMA, 2019.

16 Dans la version de la Geste francor di Venezia, édition A. Rosellini, Brescia, 1986, la version de l’incident est plus amusante encore. Charlemagne interdit de prononcer le nom d’Ogier ; Roland passe outre, et l’empereur demande qui a osé nommer Ogier ; tous alors de lui dire : “Vu si deso meser !” (“C’est vous qui l’avez dit, messire !”).

17 Voir la branche 1b, “Renart jongleur, Renart teinturier”, édition-traduction Jean Dufournet, Garnier-Flammarion, 1985, 1, v. 2350-2368.

18 Éd. cit., 6573 sqq.

19 Éd. Suard, Champion classiques, 2011, v. 1934-1942, v. 2066-2078.

20 v. 2235-2271, v. 2294-2508.

21 Voir l’édition de J.-P. Martin, CFMA, 2002, v. 579.

22 Voir l’édition-traduction de Sarah Kay et William W. Kibler, Livre de poche, coll. Lettres gothiques, 1996, v. 6666-6692.

23 Voir l’édition bilingue de William W. Kibler et François Suard, Champion Classiques, 2003.

24 Voir la traduction de Daniel W. Lacroix, La Saga de Charlemagne, La Pochothèque, 2000, Branche I, p. 135-136.

25 Éd. cit., 1465-1470.

26 Éd. cit., v. 555-585.

27 Voir par exemple le stratagème d’Almarinde dans le Siège de Barbastre, édition B. Guidot, CFMA, 2000, v. 6117-6168

28 Voir l’édition de James McCormack, Droz, TLF, 1970.

29 Voir aussi v. 2560-2562.

30 Huon de Bordeaux, éd. cit., v. 2147-2167.

31 Éd. cit., v. 1815-1882.

32 Éd. cit., v. 925-1031.

33 “Le personnage de Maugis dans Renaut de Montauban (versions rimées traditionnelles)”, Romanica Gandensia XVIII, p. 135.

34 Aspremont, éd. cit., v. 1150-1164, v. 2866-2900, v. 2915-2923, v. 5117-5124.

35 Chanson de Guillaume, éd. cit., v. 1352.

36 Béroul, Roman de Tristan, éd. cit., v. 2353-2354.

Pour citer ce document

François Suard, «La ruse dans l’épique», Le Recueil Ouvert [En ligne], mis à jour le : 29/10/2023, URL : http://epopee.elan-numerique.fr/volume_2021_article_387-la-ruse-dans-l-epique.html

Quelques mots à propos de :  François  Suard

Université Paris X NanterreFrançois Suard est professeur honoraire de Littérature médiévale. Auteur d’une étude sur le Roman en prose de Guillaume d’Orange (1979), il a édité et traduit la Chanson de Guillaume (1991) et la Chanson d’Aspremont (2008). Il a proposé, avec son Guide de la chanson de geste et de sa postérité littéraire (2011) une synthèse sur la production épique médiévale. Il a publié en 2021 un recueil d’articles intitulé Raconter, célébrer au Moyen Âge.